Hausse des tarifs de l’énergie, réforme du permis de conduire… Face à la grogne qui s’est exprimée, le gouvernement ivoirien est revenu sur ces mesures impopulaires. Une aubaine pour l’opposition. Analyse.
Confronté à ce qu’il a lui-même qualifié de « front social qui tend à se crisper », Alassane Dramane Ouattara a choisi de jouer la carte de l’apaisement. En s’adressant directement aux Ivoiriens le 1er mai, jour de la fête du Travail, il a tiré un trait sur plusieurs mesures très impopulaires. L’augmentation du tarif de l’électricité de 5 %, applicable depuis le 1er janvier ? Annulée.
La réforme du permis de conduire, qui devait mener au renouvellement de ce document avant le 1er juillet ? Suspendue. Et qu’importe si ces deux mesures avaient été adoptées par le gouvernement ; pour le président, elles n’ont tout bonnement pas été appliquées comme il le fallait. « Certains abonnés ont connu une hausse [de leur facture d’électricité] plus élevée que celle initialement prévue [16 % sur trois ans], allant jusqu’à 30 % ou 40 % pour certains », a déploré le chef de l’État.
La Compagnie Ivoirienne d’électricité dans le viseur
Première visée – et frontalement -, la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE, filiale du groupe Eranove), sommée par le président de « réparer cette injustice » en corrigeant ses factures et en remboursant les abonnés. Si l’on est resté assez silencieux du côté de l’entreprise – dont Ouattara a par ailleurs souhaité la fin du monopole, pour faire baisser les prix -, en coulisses, la pilule est difficile à avaler : « Les tarifs de l’électricité ne sont pas fixés par la CIE mais par le gouvernement. Si ce dernier décide de les augmenter pour rééquilibrer les comptes du secteur, déficitaires depuis des années, et de baisser le niveau des subventions de l’État dans ce domaine, cela ne relève pas de la CIE », nous explique-t-on.
D’après la compagnie, les ministres ne se sont pas suffisamment penchés sur les modalités pratiques de cette hausse des tarifs et n’ont pas anticipé l’effet démultiplicateur de certains paramètres tels que la période de sécheresse qui touche actuellement le pays ou la modification des plages horaires de facturation (heures de pointe, heures creuses), entrée en vigueur elle aussi en janvier.
Cafouillages, manque d’anticipation, problèmes de communication entre le distributeur et l’État… Dans tous les cas, pour les Ivoiriens – qui ont reçu leur facture il y a quelques semaines -, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Un ras-le-bol général
Le contexte social était déjà tendu depuis le premier trimestre, avec plusieurs grèves déclenchées par des syndicats d’enseignants du primaire, du secondaire et du supérieur, ainsi que par la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci),le célèbre et sulfureux syndicat étudiant. Avant cela, d’autres secteurs, comme celui la justice, et certaines entreprises publiques, notamment la Société nationale d’opérations pétrolières de Côte d’Ivoire (Petroci), avaient aussi été touchés par des grèves.
« C’est dans l’ensemble de la société qu’il y a un ras-le-bol. Les salaires n’augmentent pas alors que les dépenses courantes montent en flèche », explique Daouda Coulibaly, journaliste et blogueur indépendant très actif dans la grogne qui s’est exprimée sur internet.
« Comme personne n’ose vraiment organiser des marches, lesquelles sont vite assimilées à de l’insurrection, chacun a utilisé l’écran de son ordinateur ou de son téléphone pour dire ce qu’il avait sur le cœur, spontanément. Et lorsque le ministre et porte-parole du gouvernement, Bruno Koné [lire son interview ci-contre], a réduit cette grogne à 200 mécontents qui font du bruit sur les réseaux sociaux, nous avons décidé d’en faire un hashtag, les #200, qui a très bien fonctionné ! L’objectif était de prouver que « les 200 », ce n’est pas nous, les internautes, mais tous les Ivoiriens mécontents, tous ceux qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts. »
« NOUS N’ALLONS PLUS ACCEPTER TOUT ET N’IMPORTE QUOI SOUS PRÉTEXTE D’UN CONTEXTE D’APRÈS-CRISE POST-ÉLECTORALE », MARIUS COMOÉ
S’il avoue être « légèrement satisfait » après le discours du président Ouattara,Daouda Coulibaly, qui ne se dit ni militant ni activiste mais « simple citoyen », attend de voir « à quoi ces décisions vont aboutir concrètement et quel impact elles auront sur la vie des Ivoiriens ». Même son de cloche du côté de Marius Comoé, président de la Fédération des associations de consommateurs actifs de Côte d’Ivoire (Facaci) :
« Wait and see ! préconise-t-il. Ces dernières années, nous ne nous sommes pas beaucoup exprimés, mais cela va changer. Nous n’allons plus accepter tout et n’importe quoi sous prétexte d’un contexte d’après-crise postélectorale, et encore moins de la part de certains hommes politiques qui usent et abusent de leurs prérogatives pour se faire une place au soleil. Désormais, toutes les mesures que le gouvernement adoptera feront l’objet d’une enquête approfondie au sein de notre fédération, afin d’apprécier leur opportunité et leur intérêt pour le consommateur. »
Des réformes vivement critiquées
Une allusion à peine voilée à l’autre réforme qui a défrayé la chronique : le renouvellement obligatoire des permis de conduire, pour 10 000 F CFA (15 euros). Au centre des critiques, le ministre des Transports, Gaoussou Touré, accusé d’avoir imposé une réforme à tous les automobilistes sans distinction (y compris aux détenteurs de documents récents) qui, selon certains, a bénéficié à Quipux Afrique.
Filiale du groupe colombien éponyme, cette entreprise spécialisée dans la fabrication de permis de conduire à puce magnétique est dirigée par Ibrahima Koné, que l’on dit proche du ministre. Contacté à plusieurs reprises par Jeune Afrique, le cabinet de Gaoussou Touré n’a pas souhaité répondre, puisque « le président a déjà parlé ».
Du côté de Quipux Afrique, le démenti est en revanche catégorique. Ibrahima Koné affirme qu’il n’est « pas proche du ministre » et que, en 2013, l’entreprise a remporté à la loyale « un appel d’offres transparent et international, organisé non par le ministère des Transports mais par celui de l’Économie ». Et d’ajouter que l’opération de renouvellement a d’ailleurs commencé en 2014.
« Tout se passait bien jusqu’à présent, 200 000 personnes avaient déjà effectué leurs démarches de renouvellement, poursuit le directeur général. Le problème s’est posé à partir du moment où nous avons indiqué qu’il y avait une date butoir : le 1er juillet 2016. En outre, tous les automobilistes n’étaient pas concernés, mais seulement ceux qui avaient les permis les plus anciens, en version papier ou carte de crédit… Il y a eu beaucoup de raccourcis et de problèmes de communication dans cette affaire. Et le contexte social tendu n’a pas incité à la compréhension. »
Une aubaine pour l’opposition
Pour l’opposition, cette poussée de fièvre sociale est l’occasion idéale de critiquer la politique du gouvernement. Konaté Navigué, le secrétaire national de la Jeunesse du Front populaire ivoirien (FPI), dénonce « des mesurettes qui déplacent le problème au lieu de le résoudre » et des ministres qui « vivent dans des bulles ». Mais, dans le camp présidentiel, certains sont sidérés.
« Comment a-t-on pu en arriver là ? À une telle image au sein de l’opinion, alors que la présidence de Ouattara est tournée depuis le début vers les questions sociales ? s’interroge un baron du Rassemblement des républicains (RDR, au pouvoir). De grandes décisions ont été prises dans le domaine de l’éducation et de la santé, des infrastructures ont été réalisées, et cela a beaucoup amélioré les conditions de vie des Ivoiriens. Ce n’est pas assez, certes, mais le progrès prend du temps. En tout cas, ce que nous a appris cette grogne, c’est que les populations seront de moins en moins patientes et de plus en plus exigeantes au fil du second mandat. Et c’est bien normal. »
Jeune Afrique