Galeristes, curateurs, grands collectionneurs ou amateurs… Tous se croisent à Abidjan, devenue l’une des plus dynamiques places du marché de l’art contemporain en Afrique francophone.
Place boursière majeure en Afrique de l’Ouest, métropole cosmopolite, foisonnante et créative, Abidjan est aussi, depuis les années 1980, l’un des phares de la scène artistique de la sous-région. Elle devient l’un des principaux marchés d’art contemporain en Afrique francophone. Depuis 2011, avec le retour de la croissance, des golden boys et des expatriés, ce marché explose, se diversifie et n’est plus réservé à un petit cercle de mécènes ou aux membres des puissantes familles liées aux grandes monocultures locales.
Parmi les amateurs, Janine Diagou, directrice générale du pôle banque du groupe NSIA, fait figure de précurseur. Elle possède la plus importante collection privée de peintures et de sculptures signées par les principaux maîtres ivoiriens, de Michel Kodjo à Ouattara Watts. « Plus qu’un placement, c’est une passion, confie-t-elle. Toute ma famille est ainsi. Et puis il y a toujours eu à Abidjan un goût pour l’art, c’est une tradition. »
Abidjan s’est imposée comme la capitale de l’art plastique ouest-africain dans l’espace francophone, car il y a du pouvoir d’achat, affirme Thierry Dia Brou.
Cette femme d’affaires est une habituée de la galerie Houkami Guyzagn, qui, depuis sa création, en 2001, tient le haut du pavé dans le petit milieu de l’art contemporain abidjanais. Pendant longtemps, crise politico-militaire oblige, le maître des lieux, l’affable Thierry Dia Brou, a d’abord soutenu les artistes locaux, sur un marché tout aussi local. Il a notamment contribué à révéler des peintres comme Aboudia ou Pascal Konan, désormais mondialement connus.
Mais avec le retour de la paix, la galerie a pris une tout autre dimension. « Abidjan s’est imposée comme la capitale de l’art plastique ouest-africain dans l’espace francophone, car il y a du pouvoir d’achat, soutient Thierry Dia Brou. Nous voyons désormais passer beaucoup de collectionneurs à la recherche de perles rares. Ils n’hésitent pas à payer dans les 300 euros pour un jeune artiste et jusqu’à 2 000 ou 3 000 euros pour d’autres plus reconnus. »
Conscient de la demande croissante et de la place prépondérante qu’occupe la capitale économique ivoirienne dans la sous-région, le galeriste a lancé le concours national des arts plastiques Houkami Guyzagn, qui expose et récompense chaque année les meilleurs artistes ouest-africains et dont la sixième édition s’est tenue du 7 au 29 janvier.
Les galeries d’art au cœur d’un business épanouissant
Après avoir déménagé à Riviera-Bonoumin, la plus ancienne galerie abidjanaise accueille des artistes en résidence, venus des quatre coins du continent. « Autrefois, ce que je ne trouvais pas à Abidjan, je l’achetais durant mes voyages, raconte Nahim Suti, financier, collectionneur et ami de Thierry Dia. Aujourd’hui, l’offre est considérable à Abidjan, et j’y ai déjà acquis des œuvres d’une cinquantaine d’artistes reconnus, comme le Ghanéen Ablade Glover et l’Ivoirien Monne Bou. Ce sont des valeurs montantes, et j’envisage de me concentrer sur une collection ouest-africaine. »
Avec une Côte d’Ivoire de plus en plus tournée vers l’extérieur, les galeries d’art rivalisent d’originalité pour attirer les collectionneurs et les artistes étrangers à Abidjan. Inaugurée en septembre 2012, la galerie Cécile Fakhoury s’est imposée sur un segment élitiste. À raison d’une seule grande exposition tous les deux mois, la maison ouvre ses portes à des artistes locaux, ouest-africains, mais aussi européens ou américains, pour la plupart de renom.
Et la galerie affiche des prix assez proches de ceux de Londres ou de Paris, avec une fourchette moyenne allant de 2 000 à 70 000 euros pour les pièces les plus exceptionnelles. « J’expose des œuvres qui ne sont pas forcément décoratives, j’ai fait le choix de prendre des risques, reconnaît Cécile Fakhoury. Je ne suis pas un dépôt-vente. Les collectionneurs viennent, achètent, mais ils ne repartent pas tout de suite avec l’œuvre. »
Le célèbre sculpteur ivoirien Jems Robert Koko Bi comme le plasticien sénégalais Cheikh Ndiaye y ont exposé. Et cela a été un tremplin pour eux. « Mon marché est à 70 % tourné vers l’étranger, avec principalement des collectionneurs ouest-africains, précise Cécile Fakhoury. Cependant, de plus en plus de grands galeristes américains, français et anglais s’intéressent à nos artistes. »
Abidjan est une véritable fenêtre sur le monde ! affirme Sadikou Oukpedjo
En quête d’émulation, de reconnaissance, de sécurité ou de liberté d’expression, beaucoup d’artistes ouest-africains se sont installés à Abidjan. C’est le cas de Sadikou Oukpedjo, qui vit dans un modeste atelier de Riviera 2. Ce plasticien togolais au look rasta expose depuis la mi-avril et jusqu’au 11 juin à la galerie Cécile Fakhoury. Il a quitté son Lomé natal il y a six ans pour se faire connaître à l’étranger.
« Chez moi, c’était très dur d’exister. Le pays était tellement refermé sur lui-même que personne ne venait jamais voir ce qui s’y passait, se souvient-il. Je ne cherche pas à vendre à tout prix, mais à montrer ce que je fais. Et Abidjan est une véritable fenêtre sur le monde ! »
Dans cette logique, à défaut de disposer d’un musée d’art contemporain, la ville accueille l’une des plus importantes fondations d’Afrique de l’Ouest. C’est en revenant de la biennale de Dakar de 2007 qu’Illa Donwahi, économiste et productrice de caoutchouc, a eu l’idée de créer un grand espace d’art contemporain. L’année suivante naissait la Fondation Donwahi, dans la grande maison familiale des Deux Plateaux, dans le centre d’Abidjan.
Entrée libre à la Fondation Donwali car l’objectif est d’attirer le public
Après deux années de fermeture liée à la crise postélectorale, la fondation a rouvert en 2013 et joue désormais un véritable rôle de ruche artistique, grâce aux conseils avisés du célèbre commissaire d’expositions Simon Njami. Le photographe camerounais Samuel Fosso y a présenté une partie de son travail fin 2014, lors de l’exposition, très remarquée, « African Spirits ».
Avec ses salles d’exposition, un bar-lounge, un cybercafé, une bibliothèque, une salle de projection et, bien sûr, une boutique d’art, la villa contemporaine (construite dans les années 1970) de 1 500 m2 et son vaste jardin voient se croiser artistes, producteurs de télévision, écrivains, éditeurs et simples visiteurs. « L’entrée est libre car notre objectif est d’attirer le public. Dans notre espace, on peut travailler et discuter en découvrant des œuvres, explique Illa Donwahi. »
Le marché de l’art se professionnalise, il se démocratise aussi, comme on peut le voir en déambulant dans les nouvelles petites galeries qui pullulent dans de nombreux quartiers de la capitale économique (lire portrait ci-contre). La plupart des acteurs du secteur espèrent que l’État soutiendra cette dynamique et participera au marché, notamment à travers la création d’un fonds d’acquisition d’œuvres.
CÉLESTIN KOFFI YAO, GALERISTE LOW COST
Il fait les cent pas dans le jardin de la deuxième galerie qu’il compte ouvrir à Cocody (à la Riviera-Allabra). « Nous pourrions y organiser des débats et des expositions en plein air », murmure Célestin Koffi Yao dans un grand sourire. Auteur de plusieurs essais sur l’art contemporain et d’un pamphlet contre la politique migratoire de la France (Le bateau est plein, je débarque, L’Harmattan, 2013), ce grand gaillard à la poignée de main chaleureuse est devenu une sorte de mécène low cost.
Dans les 10 m2 de la galerie qu’il a ouverte en 2013 près de l’université Félix-Houphouët-Boigny (UFHB), à la Riviera 2, il expose des artistes locaux et ouest-africains prometteurs comme Camara Demba, Désiré N’Guessan et Sadikou Oukpedjo, devenus depuis ses amis. « C’est presque du bénévolat, fait-il remarquer. Les œuvres sont volontairement à des prix accessibles, à partir de 300 ou 500 euros. Et je ne prends qu’une marge de 20 %, ce qui ne me fait pas vivre. Mais, heureusement, j’ai mon salaire d’enseignant-chercheur [en art] à l’UFHB. »
À 45 ans, Célestin Koffi Yao n’est décidément pas un galeriste comme les autres. Il est d’abord un artiste. Diplômé des Beaux-Arts de Paris en 2000, il a vécu longtemps en Europe, de son art, avant de revenir au pays pour promouvoir celui des autres. « En France, il y a des barbelés partout, râle-t-il. On ne peut rien faire. Trop de règles tuent la créativité.
Ce que j’aime à Abidjan, c’est que la liberté y est totale. » Pas étonnant que ce quadra, ouvert et sans frontières, mélange tous les genres pour réaliser ce qu’il appelle des « œuvres aux techniques mixtes ».
Avec Jeune Afrique.