Est-on sûr d’avoir bien compris la scène qui s’est jouée à la frontière intercoréenne le 27 avril dernier ? Kim Jong-un a littéralement enjambé le 38ème parallèle en serrant la main de Moon Jae-in. Débonnaire, il a posé le pied en Corée du Sud. Ce que même son père Kim Jong-il n’avait pas fait en 2000 et en 2007, lorsqu’il avait reçu à Pyongyang les présidents sud-coréens Kim Dae-jung et Roh Moo-hyun. Il y a plus d’une semaine, les deux leaders d’une péninsule divisée depuis 1953 ont promis dans un concerto sans fausse note la paix et la dénucléarisation. Qui est à créditer pour ce jour historique ? Certains louent l’intelligence stratégique de Kim Jong-un, qui après avoir acquis la bombe atomique et testé avec succès des missiles intercontinentaux, cherche désormais le développement économique et donc la levée des sanctions. D’autres admirent Moon Jae-in pour avoir opportunément relancé le rapprochement intercoréen lors des JO d’hiver de Pyeongchang en février. D’autres encore créditent la « pression maximale » et la « twitto-diplomatie » belliqueuse de Donald Trump, qui auraient obligé le jeune dictateur de Pyongyang à cesser ses provocations.
C’est à peine si, lors du semestre écoulé, l’opinion publique, la communauté internationale et même les experts du (très) retors dossier nucléaire nord-coréen parviennent encore à s’y retrouver. Pris de vitesse à la fois par la spectaculaire volte-face de Pyongyang, la non moins inédite offensive de charme de son « dirigeant suprême » et le flux quasi-tendu d’initiatives – essentiellement positives et « pacifiques » – émanant depuis le 1er janvier dernier de la capitale la plus isolée et défiante du concert des nations.
Et pourtant. En ce premier jour de mai, nous évoquons bien le même interlocuteur : l’énigmatique et surprenant trentenaire Kim Jong-un, trônant depuis un septennat dans la recluse Pyongyang où était orchestrée hier encore une inflation d’essais balistiques (1) et nucléaires (voire thermonucléaire en septembre dernier), rapprochant un peu plus à chaque nouvelle manœuvre la péninsule coréenne d’un dangereux précipice nucléaire.
La semaine passée, pour la toute première fois, un chef de l’État nord-coréen tout de noir vêtu foulait le sol du voisin du Sud, à l’occasion d’un sommet intercoréen (2) organisé dans le village de Panmunjom (en zone démilitarisée), dans la très appropriée « Maison de la Paix » à quelques pas à peine de la frontière, à cheval sur le 38ème parallèle de sinistre mémoire. En ce 27 avril historique, Kim Jong-un et son allègre homologue du Sud Moon Jae-in, tous deux tout sourire dehors, généreux dans les poignées de mains et les accolades, gratifiaient à grands renforts de déclarations encourageantes et de gestes symboliques (arbre de la paix planté) leurs 80 millions de concitoyens d’une nouvelle salve…d’actions communes pacifiques, dans la foulée de leur récente aventure olympique commune et aboutie aux Jeux d’hiver de Pyeongchang. De quoi consolider les acquis engrangés depuis le 1er janvier et le discours à la nation de Kim Jong-un, porter plus loin la flamme et les espoirs de ce « printemps coréen » inédit, et laisser entrevoir les premières esquisses d’un avenir plus apaisé dans la péninsule. Des perspectives impensables six mois plus tôt lorsque le missile intercontinental (ICBM) Hwasong-15, à l’occasion d’un nouvel essai réussi le 28 novembre 2017, démontrait définitivement que les capacités balistiques du Nord plaçaient a priori désormais tout ou partie du territoire américain à portée de menaces de Pyongyang et de ses desseins inquiétants. À Washington, le tempétueux locataire de la Maison Blanche lassait libre cours à sa colère – le « feu et la fureur », un renversement militaire ou non du régime de Pyongyang, sans oublier de gratifier son dictateur de qualificatifs indignes d’un président des États-Unis.
Aujourd’hui, ces mêmes acteurs préparent activement l’autre grande rencontre historique de ce printemps 2018 en Asie. Le président américain suggérait ce 30 avril de privilégier le site désormais très couru de Panmunjom comme théâtre de son sommet à venir avec Kim Jong-un, lequel aurait donc troqué entre-temps ses atours de « little fat rocker man » pour les habits plus respectables de chef d’État. Ce 4 mai, Donald Trump affirmait que « la date et le lieu » de la rencontre étaient désormais « décidés », sans donner plus de précisions. Le créneau envisagé pour ces échanges inhabituels à maints égards demeure quant à lui inchangé pour fin mai ou début juin.
Dans ce maelström insolite de rencontres – n’oublions pas le déplacement fin mars de Kim Jong-un à Pékin (3) -, de sommets et autres réunions au plus haut niveau, il est amusant de relever combien la pourtant très isolée Corée du nord semble soudainement à son affaire pour planifier ces très complexes rendez-vous, les mettre en musique et profiter de leur large exposition extérieure pour en recueillir habilement la lumière. De Pyongyang (visite d’émissaires sud-coréens début mars) à Séoul et Pyeongchang (olympiades d’hiver), de Panmunjom – « Je suis venu ici pour mettre fin à une histoire de confrontation », déclarait Kim Jong-un le 27 avril – à Pékin, les rares porte-drapeaux (4) de la RPDC ont jusqu’alors remarquablement capitalisé sur ces diverses opportunités. Au point de parvenir – habilement, à peu de frais et sans risque – à présenter à la face du monde une image bien plus flatteuse et enjouée, presque joviale, de l’austère régime nord-coréen. A chacune de ces étapes furent distillés des messages politiques et des initiatives diplomatiques autrement plus glamour, inspirés et apaisants que le lot habituel des tirs de missiles, des menaces belliqueuses contre Séoul et Washington, des essais atomiques jalonnant jusqu’alors, dans la tension et l’appréhension du lendemain, le règne de Kim Jong-un(5).
Est-ce à dire que tout le monde est convaincu ? Séoul (« Je peux à présent dormir en paix », rassurait Moon Jae-in le 27 avril), Washington, Pékin, Tokyo et la communauté internationale dans sa diversité et son scepticisme de bon aloi ? Tous convaincus d’une mue politique, philosophique ou morale sincère soudainement opérée, un beau matin de janvier 2018, dans l’inconscient du Commandant Suprême de l’armée populaire de Corée ? Cette maturation de la militarisation, prolifération, provocation à outrance aurait donc débouché au printemps 2018 sur une volonté authentique de négociation, de coopération, de « dénucléarisation » (6), de renonciation (à l’arme nucléaire (7)) et de pacification (8) de la péninsule ? Dans la déclaration conjointe synthétisant leur sommet du 27 avril, Kim Jong-un et Moon Jae-in n’ont-ils pas évoqué comme ‘dessein commun’ une « péninsule coréenne sans arme nucléaire, totalement dénucléarisée » ? « Je suis résolu à ne pas répéter l’histoire douloureuse de la guerre de Corée », déclara le dirigeant nord-coréen, ajoutant peu après : « Comme une seule et même nation vivant sur le même territoire, nous ne devrions jamais plus verser le sang. »
C’est peu dire de cette nouvelle posture de Pyongyang, radicalement distincte de la précédente, qu’elle soulève autant l’enthousiasme du côté de la Maison Bleue (9) que le scepticisme à Tokyo, à la Maison Blanche ou encore dans l’opinion publique à Séoul. Tous ces observateurs échaudés ont à l’esprit un long historique de promesses nord-coréennes effectuées lors du quart de siècle écoulé, de déclarations enjouées peu ou prou similaires ayant accouché de plus de déceptions que de réalisations. Le 21 avril, une semaine avant sa rencontre avec le chef de l’État sud-coréen à Panmunjom, le « Jeune Maréchal » Kim annonça à sa population et au reste du monde que le temps était venu pour la RPDC d’adopter une « nouvelle ligne stratégique », laquelle consacrerait désormais prioritairement les ressources de la nation au profit de la reconstruction de l’économie, l’objectif de disposer d’un arsenal nucléaire et d’une panoplie crédible de vecteurs (missiles à la portée variable) étant désormais atteint.
Soixante-dix ans après que son grand-père Kim Il-sung eut fondé la République Populaire Démocratique de Corée, l’héritier de la dynastie Kim coucha le 27 avril sur le livre d’or de Panmunjom, dans la bien-nommée Maison de la paix les quelques mots suivants : « Une nouvelle histoire commence aujourd’hui ; une période de paix. » On aimerait s’en convaincre.
Mais comment ne pas considérer trois facteurs-clés à l’origine du tournant stratégique de Pyongyang ? Les dernières strates de sanctions (10) réprimant les récentes errances balistiques et atomiques nord-coréennes – les plus sévères adoptées à ce jour – ont eu un impact manifeste sur la fragile économie de la RPDC. Depuis début 2017, la Maison Blanche et son atypique locataire ont distillé un discours d’une sévérité et d’une brutalité inouïes. Sans oublier l’irritation et la frustration croissantes de Pékin à l’endroit de Kim Jong-un – une situation de fait dangereuse, lestant plus encore le déjà très esseulé et stigmatisé régime du Nord.
Difficile d’imaginer que ces trois tendances n’ont pu convaincre Pyongyang d’un double virage sous peine d’un péril imminent : remiser son attitude va-t’en-guerre afin de réduire les possibilités d’intervention militaire américaines (frappe de missiles sur ses installations balistiques ou nucléaires) ; jouer l’apaisement et la carte intercoréenne pour créer de la distance entre la Séoul éprise de paix du président Moon Jae-in et la Washington moins romantique et républicaine d’un irascible magnat de l’immobilier.
De cette façon, est-il permis de penser, Kim Jong-un s’est assuré à la fois la pérennité immédiate de son régime, la conservation de son arsenal atomique et un statut (de facto certes) d’État nucléaire. Ce qui lui permet aussi de jouer la montre (à son profit) dans un long et complexe processus de négociation. Personne n’en attend autrement qu’à moyen ou long terme – dans la plus audacieuse des hypothèses – qu’il accouche d’une solution viable, équitable et garantie pour l’ensemble des parties.
Saluons naturellement l’évolution majeure et bienvenue observée depuis le début de l’année à Pyongyang, d’applaudir des deux mains les initiatives de rapprochement associant Pyongyang, Séoul, Washington et Pékin, et d’encourager leur poursuite. Mais il paraît encore un peu hardi, en l’absence de certitudes et de faits – autres que les « simples » déclarations d’intention –, de prendre la très élaborée offensive de charme déployée par Kim Jong-un et son entourage pour argent comptant. A l’instar de ses nombreux confrères dubitatifs de Séoul, Washington, Paris ou Pékin, l’auteur de cette modeste tribune ne demande naturellement qu’à être démenti par les actes.
Olivier Guillard
1. Intercontinentaux notamment, en juillet et novembre 2017.
2. Le 3ème du genre seulement depuis la guerre de Corée (1950-53).
3. Son tout premier déplacement officiel à l’étranger depuis son arrivée au pouvoir sept ans plus tôt.
4. Essentiellement Kim Jong-un et sa sœur cadette Kim Yo-jong.
5. Entamé en décembre 2011 au lendemain de la mort de son père Kim Jong-il, au pouvoir depuis 1994 et le décès de son grand-père Kim Il-sung, fondateur en 1948 de la République Populaire Démocratique de Corée (RPDC).
6. Un concept alambiqué s’appréciant différemment à Pyongyang et Washington, cette dernière évoquant notamment un processus (étiré sur un laps de temps inférieur ou égale à deux ans) « total, vérifiable et irréversible » ; une version que ne partage probablement pas Pyongyang, au sujet de la durée comme du format.
7. Si dans le même temps les États-Unis signent un traité de paix avec la Corée du Nord, mais également avec la Chine et la Corée du Sud et renoncent à tout « projet » d’invasion militaire de la RPDC.
8. En encourageant les diverses parties concernées (les deux Corées, les Etats-Unis et la Chine) à négocier et signer un traité de paix en bonne et due forme…65 ans après les fins des hostilités et la signature d’un ‘simple’ armistice.
9. Le siège de la présidence sud-coréenne.
10. Onusiennes (Résolutions 2375 et 2397 des 11 septembre et 22 décembre 2017) ou unilatérales (américaines, sud-coréennes et japonaises notamment).
Spécialiste de l’Asie, chercheur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) à Paris, le Dr Olivier Guillard est l’auteur du livre De l’impasse afghane aux errances nord-coréennes : chroniques géopolitiques 2012-2015, NUVIS, Paris, 2016. Il a publié divers ouvrages sur la volatile scène politique et stratégique du sous-continent indien et, entre autres régions d’Asie, abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis 24, un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.
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