Les pathologies mentales au travail n’ont cessé de s’accroître au cours des 25 dernières années. L’expérience du travail peut générer le meilleur, mais aussi de la dépression, des pathologies post-traumatiques en rapport avec les violences dont les salariés sont victimes en provenance des clients, des pathologies de harcèlement provenant cette fois, non des clients, mais de l’intérieur de l’entreprise. Et enfin, des tentatives de suicide et des suicides.
Si la santé des corps dépend des conditions du travail, la santé mentale est principalement en rapport avec l’organisation du travail. Quatre méthodes introduites dans les années 1990 sont principalement en cause : l’évaluation individuelle des performances, la qualité totale et les critères de certification comme les normes Iso, la flexibilisation (travail intérimaire, CDD, travail à temps partiel en vacations imposées, statut de petit entrepreneur, travail au noir, travail clandestin, sous-traitance) et la standardisation des tâches.
Pour les chercheurs et les cliniciens, il n’y a donc plus aucun mystère dans l’aggravation de la pathologie mentale au travail, comme je l’ai expliqué en ouverture de la journée Santé mentale et travail, qui s’est tenue le 16 mars à Paris à l’initiative de MGEN. J’y ai décrit des voies que l’on peut tracer pour mettre un terme à cette évolution désastreuse, et que je reprends ici.
Une réalité, pas une fatalité
La brutalité du processus est telle, non seulement en France mais dans le monde entier, qu’on en vient à croire que cette évolution est incoercible, irrémédiable, que c’est une fatalité. Il s’agit d’une erreur.
En effet nombre de cadres supérieurs et de dirigeants d’entreprise sont aujourd’hui assaillis par le doute sur la rationalité de ces orientations gestionnaires qui forment ce qu’après le juriste Alain Supiot, professeur au Collège de France, on désigne sous le nom de « gouvernance par les nombres ».
Ces dirigeants qui doutent sont généralement à la tête de PME. Ce ne sont jamais des dirigeants d’entreprises du CAC 40. Certains ont pris le risque de rompre avec les méthodes gestionnaires et il a été possible, depuis une dizaine d’années, de procéder à des expérimentations qui démontrent qu’on peut organiser le travail autrement et rétablir des rapports de qualité entre les salariés et l’organisation du travail, avec des améliorations spectaculaires en matière de santé mentale.
L’intelligence au pluriel, condition à la qualité du travail
Le principe de cette transformation repose sur la connaissance de certaines dimensions du travail. À savoir que le travail n’est pas seulement un rapport entre l’individu et la tâche à accomplir. La qualité et la productivité du travail dépendent de la mobilisation de ressources personnelles qui relèvent de son intelligence à lui, mais pas seulement. Elles dépendent aussi de l’intelligence au pluriel, c’est-à-dire de la formation de collectifs ou d’équipes de travail qui conjuguent les trouvailles des intelligences individuelles pour forger ce qu’on désigne sous le nom de coopération.
En effet, si chacun se met à être intelligent de son côté, sans tenir compte de la façon dont procèdent les collègues, c’est alors comme dans un orchestre, on aboutit à la cacophonie.
La coopération ne tombe pas du ciel, elle se construit grâce à la mobilisation d’une autre forme d’intelligence, qui est une intelligence délibérative (désignée par le mot de grec ancien phronesis). C’est par la discussion collective sur les différents modes opératoires possibles à l’intérieur d’une équipe que l’on parvient à des accords entre collègues sur les manières de faire. Et c’est sur la base de ces accords issus de la délibération collective que peuvent se construire des règles de travail.
A chaque collectif, ses règles
Chaque collectif construit ainsi ses propres règles. Une équipe infirmière, dans tel service, adopte des règles qui ne sont pas les mêmes que dans le service d’à côté. Et c’est une très bonne chose. Dans deux collèges, voire dans deux classes du même établissement, on n’adopte pas les mêmes règles de travail, non seulement parce que les élèves sont différentes, mais parce que les enseignants ne sont pas les mêmes.
Or on peut montrer que toute règle de travail élaborée par délibération collective a toujours deux dimensions. La première, une dimension relative à l’efficacité ; tous les travailleurs et toutes les équipes souhaitent que leur travail soit efficace. La seconde, une dimension éthique, qui vise à permettre que chacun puisse apporter une contribution personnelle à l’œuvre commune ; on peut montrer que toute règle de travail est en même temps une règle de vivre ensemble.
Lorsque la coopération existe, la solitude est conjurée, et l’on bénéficie de l’entraide, de la prévenance, du savoir-vivre et de la solidarité des autres. L’élément décisif en matière de prévention des pathologies mentales au travail, c’est la coopération.
La santé mentale au travail dépend de la solidarité
Ma santé mentale au travail ne dépend pas que de moi-même, de mes talents et de mes faiblesses personnelles. Elle dépend fondamentalement aussi des autres, de la confiance, de la loyauté et de la solidarité mises au service de l’œuvre commune.
Dans les entreprises qui ont pris le risque de s’écarter de la « gouvernance par les nombres », la prise en considération de la coopération fondée sur la délibération collective, sa mise en avant comme objectif prioritaire de la réorganisation, se sont montré efficaces pour prévenir la souffrance au travail. Le rôle des espaces de convivialité formels, comme les réunions d’équipe, et informels, par exemple devant la machine à café ou dans la kitchenette, est essentiel.
Il devient souhaitable de transformer en profondeur les méthodes de management ou de gouvernement de l’entreprise. Il est question, alors, d’apprendre de nouveaux savoir-faire qui permettent aux managers de concentrer leurs efforts en vue d’aider, d’entretenir et de développer les formes de la coopération au sein des équipes dont ils ont la responsabilité. Il s’agit plus ou moins d’un nouveau métier qui repose sur l’effort du manager pour connaître, pour comprendre le « travail vivant » des salariés qu’il dirige, c’est-à-dire le travail intérieur relevant de leur intelligence.
Une amélioration conjointe de la productivité et de la santé mentale
Cette méthode permet peu à peu non seulement de connaître la coopération mais, en la connaissant mieux, de la protéger et de la développer, ce qui aboutit à l’accroissement des compétences collectives de l’entreprise, laquelle a des effets spectaculaires à la fois en accroissement de la productivité et sur l’amélioration de la santé mentale au travail. Les expériences réalisées ces dernières années montrent que c’est possible.
Cependant, ces expériences restent ponctuelles et rares. Elles ne pourront se développer que si elles sont soutenues par des politiques publiques qui les feront connaître et aideront à les transmettre, non seulement dans les entreprises, mais dans l’enseignement et la formation au sein des écoles de cadres et autres grandes écoles.
Mais pour parvenir à une telle conjoncture favorable, il faudrait d’abord que tous ceux qui souhaitent réenchanter le travail s’emparent de ces connaissances. Il faudrait surtout qu’ils soient capables de hisser la question de l’organisation du travail dans l’espace public, de façon à la faire reconnaître comme un problème politique à part entière, irréductible à toute autre question politique, qui devrait figurer dans les priorités de tout programme de gouvernement.
Avec weforum