Comme presque partout ailleurs en Afrique, l’expression « classe moyenne » permet de créer des représentations de la réalité sociale qui ne sont que partiellement vraies.
Certains auteurs estiment que 80 % des membres de la classe moyenne mondiale vivront en dehors des pays riches en 2030. Or on attend beaucoup de cette classe moyenne pour le développement des pays émergents, notamment parce qu’elle est censée doper la consommation, donc favoriser la croissance, et contribuer à une stabilisation politique sans laquelle l’émergence économique n’est guère possible.
Pour le continent africain, l’engouement autour des classes moyennes est plus récent que pour les autres régions en développement. En 2011, la Banque africaine de développement (BAD) a estimé que près d’un tiers de la population du continent africain appartenait à la classe moyenne. Les magazines économiques et les cabinets internationaux de marketing lui ont emboîté le pas.
Mesurer un essor présupposé
La Côte d’Ivoire n’a pas échappé à ce phénomène. Si la notion de classe moyenne est quasi absente des documents officiels, elle est en revanche très présente dans la presse économique et généraliste. En témoignent les deux récentes études de marché sur la classe moyenne abidjanaise conduite par Ipsos en 2015 et en 2017 pour le compte du groupe d’importation CFAO et du géant Unilever. Les ouvertures récentes de grands centres commerciaux à Abidjan illustrent cet engouement du secteur privé autour de l’essor présupposé des classes moyennes.
C’est sur la base de ces hypothèses que l’Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique) a commandé une étude sur les classes moyennes dans quatre pays considérés comme émergents et choisis dans des aires géographiques différentes : le Brésil, le Vietnam, la Turquie et la Côte d’Ivoire. Cette étude a été pilotée par une équipe de chercheurs en économie et sciences politiques du Gretha (Université de Bordeaux) et du LAM (Sciences Po Bordeaux).
Pour la Côte d’Ivoire, à partir des données de l’Enquête niveau de vie (ENV) des ménages ivoiriens, menée en 2015 par l’Institut national de la statistique (INS) et portant sur un échantillon représentatif d’environ 13 000 ménages, l’équipe de chercheurs a tenté d’identifier et de caractériser les classes moyennes ivoiriennes et de mesurer les conséquences de leur éventuel réveil sur les politiques publiques.
Après le « miracle », le long déclin
Evoquer le réveil des classes moyennes prend un sens particulier en Côte d’Ivoire. Chacun a en effet en mémoire les « vingt glorieuses » des années 1960-1980, cette période du « modèle » ou du « miracle » ivoirien qui avait permis à Félix Houphouët-Boigny de narguer son voisin ghanéen Kwamé N’Krumah en lui démontrant qu’il avait eu tort de choisir le modèle communiste.
A cette époque, grâce à la fameuse Caisse de stabilisation, des dizaines de milliers de planteurs, de la filière cacao notamment, appartenaient à la classe moyenne, ainsi que bon nombre de fonctionnaires bien calés derrière des rémunérations avantageuses, et de salariés d’un secteur privé florissant, en particulier à Abidjan.
Et puis la machine s’est enrayée au début des années 1980. D’abord sous l’effet des premiers programmes d’ajustement structurel (PAS) qui eurent pour conséquence principale un sérieux tour de vis sur les salaires de la fonction publique, malgré le combat d’arrière-garde du président Houphouët-Boigny pour « décrocher » les enseignants, les magistrats et les militaires de la grille salariale imposée par les institutions de Bretton Woods.
Puis le « père de l’indépendance », ancien fondateur du puissant syndicat des planteurs, perdit la « guerre du cacao » avec à la clé une réduction par deux du prix garanti aux producteurs. Enfin, la dévaluation du franc CFA décidée en janvier 1994 – juste après sa mort en décembre 1993 car il s’y était toujours opposé – et la période qui suivit acheva de « déclasser » ceux qui avaient commencé à goûter à l’aisance et contribua à une « séparation irréversible » entre l’élite dominante et le reste de la population.
Instabilité politique et esquisse de redressement
Comme souvent, l’instabilité politique accompagna cette évolution. Celle-ci commença avec la succession d’Houphouët, disputée entre Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara, rapidement envenimée par des tensions ethniques autour de l’« ivoirité ». La Côte d’Ivoire connut alors son premier coup d’Etat militaire fin 1999 et fut aspirée dans une spirale de turbulences que le régime de Laurent Gbagbo (2000-2011) ne parvint pas à juguler.
Parallèlement, et même si les fondamentaux de l’économie ivoirienne ne s’effondrèrent pas, les taux de croissance jusque-là prometteurs finirent par passer dans le rouge. Autant dire que la classe moyenne n’existait pratiquement plus à la sortie de la crise post-électorale (avril 2011).
Depuis, le pays s’est redressé et a retrouvé un rythme moyen de croissance du PIB autour de 8 % à 9 % par an, grâce à des investissements ambitieux, à un soutien sans faille de la communauté internationale et au retour des gros opérateurs étrangers. Cette croissance a contribué à booster le pouvoir d’achat et la consommation des ménages, ce qui pourrait laisser penser que la classe moyenne est en cours de reconstitution.
Il était donc intéressant d’entreprendre des investigations approfondies dans ce domaine, et les chercheurs bordelais, avec l’appui d’une équipe ivoirienne rattachée à l’Ecole nationale supérieure des statistiques et des études économiques (ENSEA), s’y sont lancés en adoptant une méthodologie originale qui combine des méthodes quantitatives et qualitatives.
« Gens du milieu »
Le calibrage de la catégorie « gens du milieu » a été effectué sur des critères de revenus. On a estimé que la classe moyenne en Côte d’Ivoire se situait entre une borne inférieure fixée à 4 dollars par jour et par tête en parité de pouvoir d’achat (soit un niveau deux fois supérieur au seuil de pauvreté de 2 dollars) et une borne supérieure qui exclut les 5 % les plus riches.
La taille moyenne des ménages de cette classe étant de trois personnes et le chef de famille contribuant pour 90 % aux revenus du ménage, on obtient un revenu mensuel moyen par ménage approximativement compris entre 95 500 francs CFA (145 euros) et 455 000 francs CFA (693 euros). Cela concerne donc une large gamme de revenus, mais cette fourchette ne représente qu’une proportion relativement limitée de la population ivoirienne : 26,4 %.
Cette classe moyenne ivoirienne présente quelques caractéristiques globales intéressantes. D’abord, les chefs de ménage de cette catégorie sont analphabètes à 48,1 %, ce qui apparaît en décalage avec les représentations habituelles. Ensuite, si 60 % habitent en ville, seuls 16 % sont abidjanais.
Ils affichent des comportements communs, notamment la même importance accordée à l’éducation des enfants – ce qui conduit la plupart de ces familles à opter pour l’enseignement privé, et donc à consacrer à ce poste budgétaire une part importante de leurs revenus, passant souvent par un effort d’épargne conséquent.
Un « monde » très hétéroclite
Reste alors à étudier la cohérence de ce groupe qui formerait donc un quart de la population du pays. Force est de constater que l’on passe d’une catégorie limitée de « gens du milieu » à une catégorie éclatée de « gens de milieux différents ». Ainsi ont pu être identifiés cinq grands groupes qui apparaissent sur la figure 1 selon leur niveau moyen de revenu, leur degré d’informalité dans l’emploi et le poids du salariat en leur sein.
La classe moyenne des travailleurs de l’informel constitue la part la plus importante (39 % du total). Les chefs de ménage y sont plutôt jeunes et leur famille est plus petite. Pour la plupart, ils sont entrepreneurs indépendants dans le secteur des transports routiers, du commerce et de la petite industrie manufacturière non déclarée. Une part significative de leurs revenus (plutôt faibles), est dédiée aux transferts (redistribution à la famille élargie). Beaucoup aspirent à devenir de véritables entrepreneurs.
La classe moyenne des agriculteurs – et en particulier des planteurs du sud-ouest du pays – représente 25 % du total. Naturellement installés en milieu rural, ils sont relativement âgés et, s’ils attachent beaucoup d’importance à la scolarisation de leurs enfants, leurs faibles revenus ne leur permettent pas d’y consacrer beaucoup d’argent. Ils apparaissent très vulnérables et se plaignent notamment d’être à la merci des fluctuations du marché sur les produits d’exportation (café et cacao). Ils « vivent selon la courbe ».
Les dirigeants, cadres et professions intermédiaires du secteur public constituent le troisième sous-groupe (17 %). Ils affichent les plus hauts niveaux moyens de revenus et d’éducation, et appartiennent pour beaucoup d’entre eux au secteur de l’éducation et de l’enseignement supérieur où les salaires sont relativement élevés. Mais une part substantielle de leurs revenus peut provenir d’une ou de plusieurs autres activités, notamment comme « planteurs absentéistes » (fonctionnaires investissant dans les activités de plantation).
La classe moyenne des retraités et inactifs (15 %), souvent représentée par des femmes, apparaît comme vulnérable et dépendante des transferts familiaux. Elle se singularise par le fait que ses membres sont souvent propriétaires de leurs logements. Mais leurs revenus sont en moyenne les plus bas de cette classe moyenne et l’augmentation de l’espérance de vie risque arithmétiquement de dégrader leur condition.
Enfin, la classe moyenne intermédiaire du secteur privé formel (4 %) rassemble des employés et salariés bien rémunérés, représentés surtout dans les secteurs de l’immobilier, du commercial et de la finance. Ils sont davantage que les autres connectés à Internet et dépensent beaucoup dans l’éducation des enfants, la santé et les communications. Eux aussi investissent volontiers dans l’immobilier ou les plantations.
Petite prospérité en expansion
Au-delà de ces cinq groupes, un fort dualisme se dégage. D’un côté, on trouve en minorité (21 %) une strate haute et stabilisée de la classe moyenne, constituée plutôt d’héritiers des groupes intermédiaires des années 1960-1970. De l’autre, on observe une strate basse majoritaire (79 %) et instable, composée de ménages en situation de petite prospérité en même temps que de grande vulnérabilité et dont les trajectoires sociales ascendantes et descendantes alternent au gré des différents chocs (économiques, sociaux, politiques, climatiques, etc.) auxquels ces populations sont confrontées.
La société est ainsi divisée en trois strates majeures : une majorité de pauvres, une strate instable de petite prospérité en expansion et les plus aisés de la petite upper middle class et de la classe des 5 % les plus riches.
L’hétérogénéité du groupe « du milieu » conduit à une très faible et inégale politisation, dont l’expression lorsqu’elle existe repose davantage sur l’identité socioprofessionnelle (fonctionnaires notamment) que sur l’appartenance à une quelconque classe moyenne.
En Côte d’Ivoire, comme presque partout ailleurs en Afrique, l’expression « classe moyenne » apparaît ainsi très largement comme une expression performative, c’est-à-dire permettant de créer des représentations de la réalité sociale qui ne sont que partiellement vraies mais qui intéressent – ou sur lesquelles jouent à des degrés divers – les politiques, les investisseurs et les bailleurs de fonds.
Avec lemonde