Une présence controversée
À en croire certains éditorialistes occidentaux, la Chine serait littéralement en train de dévorer et d’inféoder l’Afrique. Galvanisée par sa formidable croissance économique et mue par sa quête éperdue de matières premières, la recherche de nouveaux débouchés et son désir d’accroître sa sphère d’influence, la Chine ferait primer la seule poursuite de ses intérêts sur toute autre considération. Derrière le voile rhétorique d’une nouvelle «solidarité Sud-Sud», elle poursuivrait une stratégie mûrie et planifiée de longue date, visant à imposer à l’Afrique un nouveau rapport de type colonial. Son souci affecté pour l’Afrique masquerait ni plus ni moins un tout autre agenda.
À cette suspicion sur les intentions réelles de la Chine, qui réactive à bien des égards le mythe du «péril jaune», sont venues se greffer les inquiétudes des institutions financières internationales et des bailleurs de fonds de l’OCDE. Tout en reconnaissant le rôle de la Chine dans la réinsertion du continent africain dans l’économie internationale et, dans une moindre mesure, l’efficacité de son aide, les donateurs «traditionnels» craignent par-dessus tout que la stratégie africaine de la Chine ne mine durablement les progrès réalisés par la communauté internationale en faveur des droits de l’homme, de la démocratie, de la bonne gouvernance, sinon les «efforts» consentis en matière de réduction de la dette. Et de pointer du doigt l’opacité des contrats signés entre Pékin et les capitales africaines, les prêts accordés à des gouvernements ne satisfaisant pas aux critères de solvabilité et de bonne gouvernance, le non-respect par les entreprises chinoises opérant en Afrique des standards internationaux sur le plan social et environnemental et surtout, le soutien politique, financier et militaire apporté à des régimes mis au ban de la communauté internationale, à l’instar du Soudan d’Omar El-Béchir et du Zimbabwe de Mugabe.
Bref, l’offensive chinoise sur le continent s’apparenterait bien moins à un vecteur de développement qu’à un frein à la démocratisation et à un facteur d’instabilité au plan régional.
Des accusations rejetées en bloc par les officiels chinois qui ne manquent pas de rappeler la responsabilité historique des pays du Nord dans la dégradation des conditions d’existence en Afrique et leur incapacité jusqu’ici à relever les défis du développement. Et inversement de mettre en avant les vertus d’une coopération sino-africaine fondée sur une longue histoire d’amitié et de respect mutuel; le rôle de la Chine dans la relance de la croissance en Afrique; l’efficacité, la rapidité et le caractère non coercitif de son aide ou encore l’opportunité que représentent les importations chinoises à bas prix pour les consommateurs africains. Quant aux craintes des Occidentaux, les Chinois les attribuent au mieux à des préjugés infondés, au pire, à une frustration née du souci de perdre une zone d’influence historique.. Un constat et une analyse que partagent publiquement de nombreux dirigeants et intellectuels africains, d’une part séduits par le «succès» du modèle de développement chinois et d’autre part, subjugués par l’opportunité offerte par la Chine de rompre les liens de dépendance qui attachent encore l’Afrique aux anciennes puissances occidentales.
Ressorts et essor d’un engagement
«La Chine s’est installée en Afrique et compte bien y rester… Du Caire à Cape Town, des îles de l’Océan indien au golfe de Guinée, traversant les savanes et les montagnes, un vent nouveau venu d’Orient souffle sur l’Afrique.» La citation aurait pu être extraite d’un article de presse commentant la récente ruée chinoise sur l’Afrique. Pourtant, elle est tirée de l’ouvrage East Wind over Africa: Red China’s African Offensive rédigé en 1965 par John Colley, lequel mettait déjà en garde contre l’expansion tentaculaire de la Chine communiste en Afrique! (cité par Large, 2008).
C’est dire combien l’intérêt de la Chine pour l’Afrique n’est guère une nouveauté, pas plus que les réactions suscitées en Occident par une telle présence, mélange d’inquiétudes, de fantasmes et d’enthousiasmes. «Pour qui suit les relations entre la Chine et l’Afrique sur la longue durée, explique Jean-Raphaël Chaponnière, la fascination suscitée chez les analystes occidentaux par l’avancée chinoise fait figure de déjà-vu» Certes, la nature du rapport entre la Chine et l’Afrique a profondément changé depuis cette première percée chinoise sur le continent noir, avant que la Chine ne se replie ensuite sur elle-même pour se concentrer sur son propre développement. Replacer cette relation à la fois mouvante et complexe dans son historicité devrait nous permettre de mieux apprécier les fondements et les ressorts qui la sous-tendent. De l’appui aux mouvements indépendantistes et aux gouvernements non alignés au financement de grands travaux d’infrastructures et de projets dans des secteurs aussi divers que la pêche, le textile et l’agriculture, en passant par la construction de dispensaires et l’envoi sur le continent des fameux «médecins aux pieds nus», entre la Chine et l’Afrique, très tôt, se sont tissés des rapports étroits. Lesquels ont trouvé leur première formalisation dix à quinze ans après l’avènement de la République populaire (1949), avec l’établissement de liens diplomatiques et la signature d’accords de coopération avec l’Égypte de Nasser, l’Algérie de Ben Bella, le Ghana de Kwame Nkrumah ou encore la Guinée de Sékou Touré.
À l’évidence, les ressorts de cette première poussée chinoise en Afrique relevaient alors plus de considérations idéologiques que d’intérêts économiques bien compris. La logique de l’aide directe l’emportait sur la logique commerciale. L’idéologie précédait l’entreprise. Outre le souci de Pékin d’élargir sa sphère d’influence politique et son désir de reconnaissance diplomatique, ce premier engagement chinois sur le continent était principalement mû par l’idée qu’existait, entre l’Afrique et la Chine, une même «communauté de destin et d’intérêt». Après tout, comme l’Afrique, la Chine avait connu le joug colonial. Comme elle, son économie reposait alors sur une base essentiellement agricole. Pays pauvre, en proie à d’importantes difficultés internes, la Chine se faisait à l’époque un devoir d’aider financièrement l’Afrique au nom de cette communauté «afro-asiatique», de l’esprit de Bandung (Alternatives Sud, 2007) et de la solidarité Sud-Sud quitte à consentir à d’énormes sacrifices: «N’ayant pratiquement rien à offrir à l’Afrique, écrit Pradet en 1963, puisque ses difficultés sont connues de tous, ni grand-chose à acheter, manquant de moyens de paiement, la Chine populaire n’en fait pas moins un gros effort, (…) car elle offre des crédits qu’elle-même sollicite du camp socialiste» (cité par Chaponnière, 2008).
Dénonçant à la fois les pratiques du camp soviétique et celles du camp occidental, et soucieuse de contrer leur hégémonie sur le continent, la Chine proposera une troisième voie aux gouvernements africains. À savoir un modèle de coopération, de reconnaissance et de respect mutuel, lequel sera fondé sur huit grands principes, énoncés pour la première fois en 1964 à Accra par Zhou Enlai: égalité entre les partenaires, bénéfices mutuels, respect de la souveraineté, utilisation de dons ou de prêts sans intérêt et allégement des charges, renforcement du bénéficiaire, égalité de traitement entre exports chinois et locaux. Si leur signification a changé depuis cette première phase de la relation sino-africaine, ces principes constituent aujourd’hui encore le soubassement théorique qui oriente et régit pour l’essentiel l’aide chinoise à l’Afrique.
avec reseauinternational