Débouché de l’oléoduc Tchad-Cameroun et futur pôle portuaire, la cité balnéaire de Kribi s’industrialise à vue d’oeil. Y perdra-t-elle son âme ?
Kribi a tant d’histoires à raconter qu’un seul Mayi – le festival de la ville – n’y suffirait pas. Chaque année, début mai, cette ville intimement liée à l’océan Atlantique chante et danse sur ses plages de sable blond pour évoquer son passé tourmenté. Son épisode le plus douloureux remonte à la Première Guerre mondiale, lorsque, en 1914, les populations batangas sont prises entre deux feux dans la bataille qui oppose les forces coloniales allemandes à un corps expéditionnaire franco-britannique. Pour réduire les pertes civiles, les Batangas sont évacués manu militari et installés à Moliko (Sud-Ouest), sur les flancs du mont Cameroun. Le Mayi (de l’anglais May) commémore le retour, le 9 mai 1916, de ces déplacés sur leur terre natale après la fin des hostilités. Cette histoire montre qu’à Kribi la modernité n’efface pas le passé. La ville essaie de préserver son identité dans le vertige de l’industrialisation à marche forcée.
Les détracteurs du tourisme de masse appréciaient sa tranquillité.
Chamailleries
Située dans l’extrême sud du littoral camerounais, à 200 km de Douala, la cité balnéaire ne ressemble en effet plus du tout à ce qu’elle était jusqu’à la fin des années 1990 : un paradis écologique, avec ses fleuves aux eaux poissonneuses, ses chutes spectaculaires se déversant dans la mer, ses bâtisses majestueuses héritées de la colonisation allemande… Les détracteurs du tourisme de masse appréciaient sa tranquillité. Des célébrités de passage s’y réfugiaient le temps d’une belle parenthèse. Ce havre de paix ne bruissait alors que des chamailleries opposant ses habitants bantous aux autochtones pygmées. Aujourd’hui, effrayés par la frénésie urbanistique, ces derniers ont déplacé leurs campements dans la forêt, plus près de la nature.
C’est au début des années 2000 que la ville a vu débarquer des ouvriers du bâtiment et du secteur pétrolier, avec leurs engins, leur argent, leurs besoins… Kribi, qui n’avait rien demandé, est depuis 2003 le débouché d’un oléoduc transportant le pétrole puisé dans le sud du Tchad. Le brut se déverse dans les cuves des tankers amarrés à 12 km de ses côtes. Par deux fois, une alerte à la pollution a fait planer le spectre d’une marée noire. Rien de grave pour l’instant, mais les temps ont changé. Avant, on invoquait les divinités marines pour que les filets des pêcheurs batangas ou mabéas ramènent beaucoup de poisson. Aujourd’hui, on prie pour que le mazout ne se déverse pas sur les côtes, polluant un écosystème encore assez préservé.
Pour le malheur des artisans pêcheurs et des plaisanciers, il est prévu de transformer la station balnéaire en métropole industrielle. Les chantiers s’enchaînent. Une fois le pipeline terminé, les ouvriers sont restés, leurs engins aussi. Au sud de la ville, à Lolabé, les titanesques travaux du port en eau profonde démarrent. Les terrassiers aplatissent les sols et arrachent la forêt environnante pour dégager les espaces nécessaires, tandis que des ingénieurs et ouvriers chinois déversent des tonnes de remblai dans la mer pour construire la digue de protection et les quais.