Le commandant du Centre d’instruction des spécialistes des armées passe en jugement devant le Tribunal militaire de Yaoundé, accusé par trois hommes d’affaires d’une escroquerie présumée de 66 millions de francs à travers des marchés qualifiés de fictifs.
Le haut gradé nie les faits, mais propose de rembourser aux victimes pendant que le ministre de la Défense annonce des sanctions disciplinaires.
La grande muette n’est pas insensible aux dessous de table. Le capitaine de frégate Yves Valentin Awouma Meye est l’actuel commandant du Centre d’instruction des spécialistes des Armées (Cisa). Il est traduit au Tribunal militaire de Yaoundé (TMY) pour s’expliquer sur les faits présumés de contrefaçon du sceau de l’Etat, faux en écritures publiques, escroquerie aggravée, usurpation de fonction et violation de consignes. Les faits qui pèsent sur ses épaules sont nés d’une plainte collective à son encontre en 2012 de M. Joseph Soulina, Mme Pouta Yorongue et M. André Vitna, promoteurs des Ets Soutouna, Dahaina et Fils, Adels et Minda. Au moment des faits décriés, le capitaine de frégate Awouma Meye occupait alors les fonctions de chef de division administrative et de la logistique
(DAL) à l’étatmajor du Corps national des sapeurs-pompiers (DAL/Cnsp).
A ce titre, il était responsable des marchés. Ses coaccusés, M. Rewe, homme d’affaires, et Barthelemy Komono Bedziga, enseignant de lycée, répondent, quant à eux, d’une supposée complicité des mêmes charges. Ils comparaissent libres. Les autres inculpés dans le scandale, l’adjudant Onana et M. Ewane, non identifié, ont été mis hors de cause à l’issue de l’information judiciaire. Le 2 avril 2018, l’audience était consacrée à la reprise des débats au point zéro, le tribunal ayant changé de collégialité des juges. Seuls, le commandant de la Cisa et M. Rewe ont comparu. Après la lecture intégrale de l’acte d’accusation (ordonnance de renvoi), les deux accusés ont, chacun, plaidé non coupable. Lors de cette audience, seuls les plaignants ont fait leur déposition.
Marchés 4.9
L’audition des plaignants combinée à la lecture de l’ordonnance de renvoi datée du 15 janvier 2015, dont Kalara s’est procuré copie, permettent de retracer la genèse du litige qui a conduit le commandant de la Cisa à la barre. M. Joseph Soulina, Mme Pouta Yorongue et M. André Vitna déclarent avoir, chacun, obtenu auprès du capitaine de frégate Yves Valentin Awouma Meye, alors DAL/Cnsp, plusieurs documents, notamment des bons de commande suivis des procès-verbaux (PV) de réception de livraison de produits alimentaires à l’état-major du Cnsp, ainsi que des avis de virement irrévocables (AVI).
Les documents portaient les signatures supposées du capitaine de frégate et celle de l’adjudant Onana, comme président et rapporteur de la commission de réception. Selon les clauses des commandes, les livraisons devaient être payées dans les 45 à 60 jours, par le biais de la Union Bank of Cameroon (UBC), puis l’argent viré dans le compte des plaignants. Précisément, M. Vitna André déclare qu’en février 2012, M. Rewe, son «homme de main», l’a informé de la possibilité de gagner plusieurs marchés à l’étatmajor du Cnsp, avec garantie de paiement à bref délai. C’est suite à cet échange qu’ils ont rencontré M. Awouma Meye, qui leur a confirmé la disponibilité des marchés appelés 4.9. Mais, l’officier supérieur va souhaiter ne travailler qu’avec un seul prestataire, lit-on. D’après le document, M. Vitna révèle que la condition préalable était le versement d’un montant de 3 millions de francs au DAL/Cnsp. En fait, le haut gradé se chargeait lui-même, disait-il, de se procurer les denrées commandées.
Fort des garanties reçues du capitaine de frégate Awouma Meye sur la régularité des marchés, M. Vitna avoue lui avoir versé un montant total de 54 millions de francs en plusieurs tranches pour l’attribution de 18 marchés. Face à l’aubaine, M. Vitna assure que c’est lui-même, à son tour, qui a mis au parfum M. Joseph Soulina et sa nièce, Mme Pouta Yorongue, de l’opportunité à saisir. Ces derniers, à leur tour, «se sont introduits dans le circuit en donnant chacun 6 millions de francs pour l’attribution de deux marchés», lit-on. Les deux parents n’ont rien dit de contraire dans leur déposition durant l’enquête judiciaire.
A la question du juge d’instruction, posée à Mme Pouta Yorongue de savoir le bénéfice à tirer d’un marché de 4,9 millions de francs acheté à 3 millions de francs, cette dernière va d’abord expliquer que le «gestionnaire se chargeait de lui délivrer des PV de réception fictifs», puis s’est ravisée en indiquant que c’est M. Vitna qui devait se charger de livrer les produits commandés. Seulement, les retards de paiement des livraisons convenues vont occasionner des grincements de dents. Les plaignants racontent que le capitaine de frégate Awouma Meye «n’a cessé de les nourrir d’espoir» en disant qu’il va personnellement faire diligence aux «Finances où leurs dossiers seraient bloqués sans raisons». Après plusieurs mois, les plaignants affirment qu’ils ont commencé à douter de la probité de leur interlocuteur. Alors que les paiements étaient attendus, le haut gradé est affecté attaché militaire à l’ambassade du Cameroun au Caire, en Egypte. Néanmoins, les plaignants vont saisir la hiérarchie de leur interlocuteur. Ils s’entendront dire que tous les documents en leur possession étaient de «faux fabriqués de toutes pièces». Pis, «les produits livrés avaient pris une destination inconnue».
Protocole d’accord…
Les plaignants disent avoir saisi l’ambassadeur d’Egypte au Cameroun le 21 janvier 2013 le «mettant en garde contre les agissements » du capitaine de frégate souhaitant «qu’il lui soit refusé l’accréditation du pays d’accueil». Le haut gradé incriminé n’a jamais pris fonction comme attaché de défense à l’ambassade du Cameroun en Egypte. Au contraire. Les protagonistes ont entrepris un arrangement à l’amiable. Les pourparlers ont abouti à la signature «protocole d’accord» paraphé le 11 octobre 2016. Dans ce protocole d’accord, le capitaine de frégate s’engage à payer 75 millions de francs aux plaignants en huit échéanciers, en contrepartie d’un désistement des poursuites à son encontre. A ce jour, les trois hommes d’affaires affirment n’avoir reçu que la modique somme de 20 millions de francs.
Pour sa défense, lors de l’enquête judiciaire, le capitaine de frégate Awouna Meye a déclaré avoir plutôt sollicité de M. Vitna un prêt de 50 millions de francs au taux d’intérêt de 50%, remboursable dans les six mois. Mais finalement, c’est la somme de 54 millions de francs que M. Vitna lui a versée. «En garantie», l’homme d’affaires lui a exigé la délivrance de documents, notamment les bons de commande, AVI et les PV de réception attestant qu’il était attributaire de marchés à l’état-major du Cnsp. Selon lui, les documents «permettaient à M. Vitna de renflouer sa trésorerie par des emprunts». Il avoue avoir fait la connaissance des autres plaignants par l’entremise de M. Vitna.
Selon l’acte d’accusation, M. Awouma Meye déclare qu’il savait pertinemment que tous les documents délivrés à ses partenaires étaient de faux, à l’exception de l’AVI établi au bénéfice des Ets Satom sur lequel «sa signature a été imitée». S’agissant des autres documents, il attribue la signature à l’adjudant Onana, à qui il a promis un pourcentage sur chaque marché. Son coaccusé, M. Rewe, a donné une version des faits opposée. Il soutient mordicus que l’argent versé au capitaine de frégate était bel et bien pour l’attribution des marchés litigieux. Il confie avoir reçu des menaces de mort anonymes au cas où il ne soutiendrait pas le capitaine de frégate.
Expédition punitive
Devant le juge d’instruction, l’adjudant Onana a clamé son innocence. Il explique qu’au moment des faits, il occupait à l’état-major du Cnsp les fonctions d’«officier de détail», l’équivalent de comptable- matières dans l’administration civile. Il raconte que deux femmes d’affaires, les nommées Salomé Zogo et Patricia Fotso, sont venues à sa rencontre. Elles voulaient s’enquérir de la situation de leurs factures. Il a constaté que leurs PV de réception de livraison sur lesquels apparaissaient son nom et sa signature en qualité de rapporteur étaient contrefaits.
L’adjudant Onana soutient avoir dénoncé la fraude à sa hiérarchie. Selon lui, le capitaine de frégate Awouma Meye est passé aux aveux devant un autre haut officier de gendarmerie, qui a tout consigné sur du papier blanc. Il raconte avoir échappé de justesse à une expédition punitive effectuée dans son domicile par le capitaine de frégate, en pleine nuit. Depuis ce temps, il craint de se retrouver seul avec M. Awouma Meye.
Dans les conclusions de son enquête, le juge d’instruction a renvoyé le capitaine de frégate Awouma Meye en jugement, estimant qu’il «a mis en place un stratagème qui consistait à faire miroiter aux opérateurs économiques épris de gain facile un bénéfice de 1,9 million de francs dans un délai maximum de 60 jours». Il a qualifié d’absurde la thèse d’un prêt de 66 millions de francs soutenu par le haut gradé. Le juge d’instruction a considéré que le forfait n’a été rendu possible que grâce à la participation de M. Rewe et Barthelemy Komono Bedziga chargés de chercher les victimes. Il les a tous trois renvoyés à la barre.
Le 2 avril 2018, après l’audition les plaignants, le tribunal a décidé d’entendre également le colonel Noumen, le successeur du capitaine de frégate Awouma Meye à la DAL/ Cnsp et l’adjudant Onana. L’audience reprend le 7 mai 2018.
Avec 237online