Étudiantes, commerçantes, chefs d’entreprise… Elles partagent toujours leur illustre mari avec de nombreuses coépouses mais ne sont plus ces ombres furtives qui jadis ne quittaient pas l’enceinte du palais.
Le palais est une immense bâtisse coloniale entourée de quatre cases traditionnelles faites de bambou et de paille. Dans la grande salle de réception moderne, Sa Majesté Guy Bertrand Momo Soffack, monumental sur son trône sculpté, épie les moindres faits et gestes des visiteurs. Nous sommes à la chefferie Foto-Dschang (région de l’Ouest, au Cameroun), créée au XVIIe siècle. Depuis son intronisation, en novembre 2010, l’homme a déjà convolé en justes noces cinq fois. Dans toutes les chefferies de la région de l’Ouest, la polygamie est la règle.
Le nombre d’unions contractées suscite même quelques fantasmes. Ainsi, dans les années 1970, le roi Joseph Kamga II, douzième de la dynastie Bandjoun, en revendiquait une petite centaine. Au milieu des années 2000, le neuvième roi Bana, 20 ans à peine, avait déjà quinze reines.
Une figure modernisée
Comme quelques-uns de ses congénères, Guy Bertrand Momo Soffack a aussi reçu en héritage les épouses de son prédécesseur, sans nécessairement consommer le mariage. Fait-il une distinction entre les reines qu’il a épousées et celles dont il a hérité ? « Je me l’interdis », affirme-t‑il. Cela équivaudrait à établir une hiérarchie entre elles, alors qu’à ses yeux il importe davantage de contribuer à dépoussiérer la fonction de reine.
« Mes épouses ne sont pas ces ombres furtives à qui on interdisait jadis de quitter l’enceinte du palais. Elles ont fait des études, exercent une activité professionnelle et peuvent peser sur la vie de la cour », explique-t‑il.
Linda Diana, 31 ans, est la première épouse postintronisation. Leur histoire est digne d’un roman à l’eau de rose. En novembre 2010, fiancée à un ami d’enfance et salariée dans une entreprise de Douala, la jeune femme effectue une mission à Dschang. L’une de ses connaissances l’invite à rendre visite au nouveau roi Foto, qui s’apprête à rejoindre le « La’akam » (lieu tenu secret où le futur roi est initié) pour y subir des rites d’initiation. Le coup de foudre est immédiat. Momo Soffack lui fait sa demande en mariage le soir même. Elle l’accepte. « Je ne l’avais jamais vu, mais j’ai senti que c’était le bon. »
Tous les Africains sont des polygames dans l’âme
Selon des critères que seul le souverain connaît, mais sans le moindre rapport avec son âge ou avec son expérience, Linda Diana est désignée pour l’accompagner au La’akam : un privilège qui lui vaut aujourd’hui de jouer le rôle de première des épouses. Classée au rang de notable et en partie dépositaire des secrets de la cour, elle accueille les nouvelles épouses du chef, leur explique le fonctionnement de la chefferie, leur adjoint une « maman » chargée de les chaperonner, de les guider…
« Je ne les perçois pas comme des rivales, mais comme des sœurs. Être reine, c’est accepter l’idée de partager son homme. » Linda Diana dit ne pas avoir été effrayée par cette perspective : « Les femmes devraient arrêter de se raconter des histoires : tous les Africains sont des polygames dans l’âme. »
Privilégiées
Épouse elle aussi du chef Foto, Senie-Claire, elle, ne l’a pas choisi. « Mais on ne dit pas non au roi. » D’où l’étrange sensation, quelquefois, de ne pas être à sa place dans cet environnement très codifié, où l’on doit toujours faire attention à tout. Un soupçon d’adultère, et la reine peut-être répudiée. Tout comme les comportements équivoques, qui sont de nature à semer la confusion. Par exemple, nul n’est autorisé à donner une accolade à la reine en public…
Cette comptable était étudiante quand elle s’est mariée. « Dès le lendemain de la noce, dans l’amphithéâtre, le vide s’est fait autour de moi. Plus personne ne m’adressait la parole. Je l’ai très mal vécu. Puis mon mari m’a expliqué qu’il s’agissait plutôt d’une marque de respect. » Si elle s’est résolue à renoncer à certains de ses rêves, dont une carrière internationale, elle reconnaît bénéficier de quelques avantages au quotidien : être servie en priorité dans les services publics, être écoutée quand elle exprime un point de vue.
Plusieurs fois ministre, ambassadeur, et monogame pendant la trentaine d’années qui a précédé son accession au trône, en 1992, l’actuel sultan des Bamoun, Ibrahim Mbombo Njoya, a aujourd’hui huit autres femmes, âgées de 35 à 55 ans. Et s’il pourvoit aux besoins des épouses de son prédécesseur de père – qui en avait vingt-quatre –, aucune d’entre elles ne lui a été donnée en héritage. « L’époque où l’on récupérait les femmes de son père est révolue, soutient Nji Nchare Oumarou, le directeur des affaires culturelles du palais des rois Bamoun. Les unions du sultan sont souvent la suite logique d’histoires d’amour. »
Certaines s’inscrivent dans la tradition bamoun. Depuis l’époque du sultan Ncharé Yen, fondateur de la dynastie Bamoun en 1394, chaque fois qu’un roi est intronisé, c’est à la famille Nji Monchou que revient l’honneur d’ouvrir le bal des prétendantes. À l’arrivée de Mbombo Njoya, la seule célibataire du clan avait… 3 ans. Qu’importe, il l’a reçue comme épouse – « on ne refuse pas de s’unir à une Nji Monchou » –, l’a laissée dans sa famille et a subvenu à ses besoins.
Quand elle a atteint la majorité, Mbombo Njoya a marié sa jeune promise à l’un des siens à la cour, l’essentiel étant qu’elle y demeure. D’autres jeunes femmes lui ont été proposées par la suite, leurs candidatures étant soumises à un comité spécial. Seules les réponses positives du roi sont rendues publiques. « Humilier les recalées ne présente aucun intérêt », explique un conseiller du roi.
Alors qu’elles avaient un niveau scolaire de troisième ou de première quand elles se sont mariées, elles ont pour la plupart poursuivi leurs études. À Foumban, désormais, une classe de reines actives arpente les couloirs du palais. Elles sont administratrices de société, infirmières, chefs d’entreprise, commerçantes… On les croise même dans les ministères, tentant de décrocher des marchés publics.
Une influence discrète
La dernière arrivée des épouses de Mbombo Njoya est une Africaine-Américaine, Kadidj Jennifer James, directrice générale de sociétés. « Cela témoigne de l’ouverture du peuple bamoun sur le monde », estime Nji Nchare Oumarou. Il rappelle que la première épouse du sultan était originaire de Kribi (sud du pays) et que son père avait lui aussi épousé des « étrangères », notamment des Bamilékées et des Tikars. Kadidj Jennifer James reçoit le même traitement que les autres épouses, même si elle joue parfois le rôle de secrétaire particulière.
Bien qu’elles n’aient pas de rôle direct dans l’administration du palais, elles peuvent influencer leur mari dans ses prises de décision. Mais pas question de le laisser transparaître. Interdites d’accès aux réunions des notables dans les chambres secrètes – seules les « reines mères », femmes du roi précédent, y ont accès, et sont, à ce titre, redoutées –, peu d’entre elles affichent leur influence.
Elles s’effacent derrière le roi. « À choisir, mieux vaut se prosterner en priorité devant la reine. En cas de conflit avec le roi, elle peut intercéder en votre faveur. Si, à l’inverse, c’est la reine qui est contrariée, vous n’avez pas de recours possible. » Et les épouses du chef sont en compétition. C’est à celle qui se verra confier le plus de missions, le plus de responsabilités dans la gestion du royaume.
Toute la subtilité du polygame consiste à faire croire à chacune d’entre nous qu’elle est l’unique dépositaire de ses secrets
Il y a quelques années, établir le calendrier des visites du mari chez ses différentes épouses (en tenant compte des périodes où elles sont susceptibles de procréer) aurait fait partie des prérogatives de Linda Diana. « C’est révolu. Comme dans n’importe quelle famille, le chef réunit les siens le soir venu et choisit, au feeling, la femme qui partagera sa nuit. » C’est au cours de ces nuits que chacune tente de se rendre indispensable auprès du roi.
La jeune femme estime avoir une certaine influence sur son conjoint, mais précise : « Il faut surtout se garder de s’en vanter auprès des autres. Toute la subtilité du polygame consiste à faire croire à chacune d’entre nous qu’elle est l’unique dépositaire de ses secrets. » Suivant les chefferies, ce pouvoir leur est plus ou moins reconnu statutairement. Comme chez les Baham, où elles sont deux à jouer ce rôle : la Ma’ague Koun (la première épouse du roi, après son couronnement) et la Njuikam (la veuve de son père, qui l’accompagne lors de son initiation).
La bataille pour s’attirer les faveurs de leur royal conjoint n’est pas une simple coquetterie. En filigrane, l’enjeu est la succession à la tête de la chefferie. Pour une reine, obtenir les bonnes grâces du chef, c’est multiplier les chances de voir l’un de ses enfants lui succéder.
Veuve du roi Baham Kamdem Nguemdjo, Mafo Nguemdjo soutient que le plus beau souvenir qu’elle garde de sa vie à la cour, c’est le jour où son fils a été choisi au milieu d’une fratrie d’au moins soixante enfants, issus de quelque vingt lits. Un souvenir qui éclipse presque ses années passées auprès de son conjoint, bien qu’elle reconnaisse qu’avoir été choisie alors que d’autres familles ont usé de mille stratagèmes pour imposer leurs filles fut gratifiant.
L’internationale des reines
Dans le département de la Menoua (ouest du pays), un collège d’épouses de chefs milite pour la création d’une association de reines. Leur pari : assurer à leurs conjoints une plus grande visibilité grâce notamment à leur implication dans des œuvres caritatives, avec des objectifs de développement de villages. « Ils se contentent d’être des chefs, regrette l’une d’entre elles. Résultat, leurs actions ont peu d’impact au niveau national. »
À ceux qui les accuseraient de sortir de leur rôle et de se montrer élitistes, elles opposent leur droit à l’innovation – « on ne peut pas s’accrocher indéfiniment au passé » – et réaffirment que toutes les reines ne pourront cependant pas y adhérer. « Il faudra probablement en sélectionner deux par chefferie. » Et de conclure : « Fini le “sois belle et tais-toi”. Nous sommes également intelligentes. Le monde doit savoir que nous existons. À travers les rois, peut-être, mais nous existons. »
avec jeuneAfrique