Le compromis sur le Brexit obtenu vendredi laisse la City de côté. Même s’il n’y a encore eu aucune annonce spectaculaire, les départs de la place financière londonienne se multiplient. Entre 5000 et 10 000 banquiers devraient avoir quitté la City d’ici à mars 2019.
En dégageant finalement un douloureux compromis en son sein sur le Brexit vendredi soir, le gouvernement britannique a fait un étonnant aveu par défaut: il a laissé tomber la City. Le Royaume-Uni souhaite en effet rester dans le marché unique pour les biens, pas pour les services.
Pour la finance, il ne demande en effet qu’un vague «arrangement qui préserve les bénéfices mutuels des marchés intégrés et protège la stabilité financière». «Pour la première fois, les demandes de la City ne sont pas écoutées en priorité par un gouvernement britannique», note William Wright, directeur de New Financial, un think tank financier.
Cet aveu de faiblesse ne pourra qu’accélérer le lent goutte-à-goutte des départs des banquiers de Londres, qui a commencé depuis plusieurs mois, imperceptiblement. Pas de grandes annonces ou de fermetures de sièges, mais ici ou là, quelques dizaines ou centaines de personnes qui préparent leurs valises.
Selon nos informations, la banque italienne Unicredit vient d’annoncer le départ vers Milan de cinq emplois de traders chargés des taux et d’une demi-douzaine d’employés de l’administration. Plus tôt, Bank of America Merrill Lynch nommait trois hauts dirigeants à Paris, premier mouvement d’environ 400 emplois qui doivent se répartir entre différents pays de l’Union européenne.
Ailleurs, la société de gestion d’actifs Schroders a ouvert une filiale à Paris, Barclays se prépare à déplacer quelques dizaines de personnes à Dublin, Royal Bank of Scotland a enregistré une nouvelle filiale à Amsterdam, Standard Chartered a obtenu une licence bancaire à Francfort, Goldman Sachs et JPMorgan ont annoncé une augmentation de leurs effectifs à Francfort et à Paris… La liste peut continuer.
Au total, selon un sondage réalisé en mars par Reuters auprès de 119 entreprises financières, cela constitue environ 5000 emplois. Arnaud de Bresson, qui dirige Paris Europlace, le lobby de la place parisienne, situe la barre un peu plus haut: il compte 4000 emplois rapatriés rien que sur Paris et environ 3000 sur Francfort.
Presque rien, à première vue: 5000 emplois représentent 1,5% de la main-d’œuvre de la City. «Mais on ne connaîtra pas les vrais effets du Brexit avant au moins cinq ans, avertit William Wright. Pour l’instant, les banques déplacent autant d’employés que nécessaire mais pas un de plus.» Toute la question est de savoir s’il s’agit d’une simple égratignure pour la City, ou si c’est le début d’une profonde saignée sur le long terme.
Les institutions financières demeurent en fait suspendues aux négociations sur le Brexit, en espérant une solution même si un accord financier avec Bruxelles semble de moins en moins probable. Entre le Royaume-Uni et l’UE, les discussions officielles sur ce secteur n’ont d’ailleurs… tout simplement pas débuté. La Commission européenne avait proposé aux négociateurs britanniques d’ouvrir ce chapitre, mais ces derniers ont refusé. «Ils savaient qu’ils n’aimeraient pas notre position sur le sujet», commente une source européenne.
Entre Londres et Bruxelles, le dialogue de sourds dure depuis deux ans. Le Royaume-Uni veut quitter le marché unique et va donc perdre le fameux passeport qui lui permet de vendre ses produits financiers à travers l’UE. La City a proposé de le remplacer par une «reconnaissance mutuelle» des réglementations européenne et britannique, où chacun des deux camps négocierait les règles sur un pied d’égalité. Pas question, a répondu Michel Barnier, le négociateur européen. Selon lui, soit le Royaume-Uni accepte la réglementation européenne sans mot dire, soit il perdra son accès au marché européen.
Dans ces conditions, sans aucune certitude politique, la préparation du Brexit est aux mains des régulateurs européens. Chaque institution financière négocie avec eux pour savoir quelles sont leurs exigences afin de pouvoir continuer à travailler dans l’UE. Faut-il des bureaux dans l’UE? Combien d’employés? De quel niveau de responsabilité? Combien de fonds propres? Quels modèles de risques? «Actuellement, les régulateurs européens sont assez flexibles, souligne Peter Hahn, doyen du London Institute of Banking and Finance. Mais, progressivement, ils devraient resserrer leurs règles, tenter de tirer les activités vers l’UE.» De plus, le plus dur est de faire le premier pas: «Une fois qu’une banque a investi dans des bureaux, un système informatique local, l’allocation de fonds propres, les futurs investissements deviennent des décisions marginales», note William Wright.
Pas question pour autant d’imaginer que la place financière de Londres est sur le point de s’effondrer. Peter Hahn le résume à sa façon: «Malgré l’élection de Macron, le reste du monde ne va pas se mettre à apprendre le français.» Outre la langue internationale, la capitale britannique conserve pour elle une masse critique de consultants et de financiers qui sera très difficile à remplacer. «Je ne crois pas à un effet boule de neige», poursuit-il.
En attendant, Dublin, Paris, Francfort et Luxembourg se battent pour tirer parti du Brexit. Et la Suisse? Quelques voix se sont fait entendre, à commencer par Boris Collardi, un associé de la banque privée Pictet, estimant que la Confédération pourrait en bénéficier.
De prime abord, cela semble contre-intuitif: les établissements qui perdent le passeport européen à Londres ne vont pas se déplacer en Suisse, qui ne bénéficie pas non plus du passeport. Indirectement pourtant, le Brexit pourrait avoir des répercussions positives.
«Le Royaume-Uni pourrait vouloir mettre en place une meilleure coopération avec la Suisse et ouvrir ses marchés, par exemple avec une reconnaissance mutuelle des réglementations», estime William Wright. De plus, le Royaume-Uni va tenter d’arracher des concessions à Bruxelles sur son ouverture aux produits financiers: en cas de succès, Berne pourrait s’engouffrer dans la brèche et demander les mêmes conditions. «Cela ouvre effectivement des possibilités à la Suisse, confirme Peter Hahn, mais cela reste à concrétiser.»
Comme le lent départ des banquiers, cela prendra des années avant qu’un impact réel se fasse sentir.