Le mot « bogou » désigne une contribution de tous pour aider quelqu’un qui ne peut pas finir de cultiver son champ ; les amis et voisins du village viennent alors de loin pour l’aider. « Bogou »désigne aussi le bac qui permet de traverser un fleuve. « Bogou », c’est l’entraide, en langues djerman et songhaï, parlées au Niger et au Mali. Et c’est le nom qui a été choisi pour un logiciel de télémédecine adapté à la prise en charge de patients vivant au cœur de déserts médicaux dans de nombreux pays d’Afrique.
La plupart des pays d’Afrique subsaharienne connaissent une insuffisance des ressources humaines en santé, en particulier dans les zones éloignées. Lorsqu’elles y existent, elles ne sont généralement pas qualifiées pour une prise en charge spécialisée. Et la quasi-totalité des spécialistes, toutes disciplines confondues, sont concentrés dans les capitales, contribuant ainsi à la création de déserts médicaux.
Les professionnels de santé exerçant dans ce contexte font face à plusieurs défis, dont l’inexistence ou l’obsolescence des plateaux techniques de base tels que l’échographie ou l’électrocardiogramme, qui permettent d’asseoir les hypothèses diagnostiques et d’orienter la prise en charge du patient. Dans les endroits où ces équipements existent, il n’y a pas de spécialistes pour interpréter les résultats.
Ces professionnels de santé n’ont d’autre choix que de demander aux patients d’aller dans les centres de référence des capitales régionales. Et dans la plupart des cas, ces patients préfèrent simplement se tourner vers d’autres options pour soulager leurs souffrances.
Le manque de personnel de santé qualifié et l’insuffisance des plateaux techniques entraînent une iniquité d’accès aux soins et services de santé de qualité pour les populations de ces zones éloignées. En outre, celles-ci ne bénéficient pas souvent d’un réseau routier en état permettant d’atteindre dans les meilleurs délais les premiers centres de référence.
4 000 cas pris en charge en Afrique francophone
C’est au regard de cette situation que le logiciel Bogou est né, pour permettre aux professionnels de santé isolés de demander l’avis des experts à distance afin de mieux prendre en charge ces populations vulnérables. Il peut s’agir d’urgences médico-chirurgicales, comme ce fut le cas plusieurs fois, quand l’interprétation à distance des examens échographiques via Bogou a permis d’éviter des évacuations systématiques devant des urgences obstétricales. C’est également le cas pour la cardiologie ou la dermatologie.
Ainsi, tout médecin, sage-femme ou infirmier, en cas de besoin, peut utiliser Bogou via une interface web ou sur un téléphone mobile, simplement avec une connexion Internet à faible débit, comme une connexion 3G. Pour l’usager, cela équivaut à un forfait de 10 euros mensuels pour une utilisation quotidienne. Le professionnel de santé doit préalablement être inscrit dans un cercle de discussion de son domaine d’activité.
Bogou peut être interfacé directement avec les échographes portables, permettant de traiter les images ou les séquences vidéo et de les compresser dans un format acceptable afin de faciliter leur envoi aux spécialistes via les connexions Internet faible débit. Il permet aussi le transfert des examens d’électrocardiogramme.
Les échanges entre professionnels se déroulent actuellement dans 57 cercles de discussion. Les utilisateurs sont originaires d’une quinzaine de pays répartis sur quatre continents, majoritairement en Afrique francophone. Chaque cercle peut avoir un ou plusieurs modérateurs, qui peuvent inviter un nouvel utilisateur à rejoindre le cercle et à contribuer à la discussion des cas. L’utilisateur est identifié par son adresse e-mail et son mot de passe.
Plusieurs exemples illustrent l’usage de l’outil. C’est le cas de la télédermatologie au Mali : après une phase pilote sur dix sites de santé périphériques, l’activité vient d’être étendue à l’ensemble du Mali, y compris les régions du Nord, qui en ont particulièrement besoin en raison de l’insécurité. La phase pilote a enregistré en un an et demi la prise en charge de 406 patients, leur évitant des évacuations sanitaires ou même des abandons de soins, car la majorité d’entre eux n’auraient pas eu les moyens de se rendre dans les structures de référence.
Dans la seule Afrique francophone, qui compte les pays les plus gros utilisateurs (Mali, Cameroun, Niger), 3 955 cas sont actuellement pris en charge via Bogou dans différents domaines, dont les urgences obstétricales, la pédiatrie, la cardiologie et la dermatologie.
Un outil disponible en six langues
L’intérêt médico-économique de cet outil est évident. Les résultats d’une étude menée en 2018 dans quatre districts de santé au Mali pour les cas d’urgences obstétricales et la cardiologie en témoignent. Ils montrent que cette pratique a permis d’éviter des évacuations sanitaires inutiles et coûteuses à 215 patients. Ces derniers ont ainsi pu économiser 65,4 millions de francs CFA (près de 100 000 euros) sur les coûts de transport et de séjour dans les grandes villes où ils devaient se rendre pour les soins.
Bogou, développé par le Réseau en Afrique francophone pour la télémédecine (RAFT), a une version web et une version mobile. La version mobile peut être accessible hors ligne, permettant la description des cas et leur envoi dès qu’une connexion Internet sera accessible. Cette version intègre aussi une messagerie SMS. L’outil est disponible en six langues : français, anglais, espagnol, portugais, russe et vietnamien.
À ce jour, plus de 250 sites sur quatre continents utilisent les outils développés par le RAFT. En plus de Bogou, une plateforme d’enseignement à distance appelée Dudal, lancée dès 2008, prend de l’essor pour assurer la formation médicale continue de ces professionnels de santé, quelle que soit leur situation géographique, à l’aide d’une connexion Internet faible débit. Cette plateforme enregistre actuellement des milliers de cours produits majoritairement par des experts africains en direction des professionnels de santé isolés.
En conclusion, l’usage de ces outils par des pays comme les nôtres n’est plus une nécessité mais une obligation, voire une urgence, si nous voulons réduire le fossé sanitaire qui existe entre les grandes villes et les arrière-pays, dans un souci d’équité et de justice sociale.
Avec lemonde