Peu de cérémonies ou fêtes s’achèvent dans le sud du Nigeria sans un verre ou deux d’un alcool local connu sous le nom d'”ogogoro”, qu’on pourrait aussi bien appeler “le tord-boyaux qui tue”.
“C’est la boisson des anciens”, explique un maçon de 72 ans de l’Etat de Rivers, Godwin Masi. “Les dieux aussi aiment bien qu’elle coule lors des cérémonies”, ajoute-t-il.
Au cours des derniers mois, les autorités ont tenté d’en interdire la production et la consommation après que cette eau-de-vie à base de mélasse de canne à sucre distillée eut fait plusieurs dizaines de morts.
Mais “vouloir l’interdire est une perte de temps”, juge Wasiu Adegbite, un mécanicien de 32 ans. “C’est la boisson du pauvre. Rien n’égale les sensations qu’elle vous procure pour tout juste 20 nairas (un centime de dollar ou d’euro)”, dit-il, “elle booste l’énergie, la productivité et la libido”.
Ce n’est pas la première fois que les autorités cherchent à en finir avec cet alcool interdit sous la colonisation britannique puis légalisé après l’indépendance de 1960.
Mais la mort de 23 personnes en avril – elles auraient bu de l’ogogoro mélangé avec du méthanol – dans la ville d’Ode-Irele, dans l’Etat d’Ondo, puis celle de 40 autres dans l’Etat de Rivers en juin a relancé la polémique.
“Beaucoup d’entre elles étaient devenues aveugles. Cette boisson est aussi mauvaise pour le foie, le cerveau, le système nerveux et le coeur”, déclare le commissaire à la Santé de l’Etat d’Ondo, Dayo Adeyanju. “Elle provoque des démences, de l’hypertension et des maladies cardiovasculaires”, dit-il à l’AFP.
Après la vague récente de décès, plusieurs Etats ont déclaré illégales la production et la consommation d’ogogoro, dont la teneur en alcool tourne autour de 20 degrés. Mais l’application de cette mesure se heurte à un mélange d’idées bien ancrées et d’intérêts matériels.
– ‘Pas de danger’ –
Comme beaucoup de Nigérians, Independence John, qui sue à profusion devant un feu allumé malgré la chaleur ambiante pour fabriquer le précieux liquide, parait difficile à convaincre.
“Pas de danger”, assure le jeune homme de 22 ans en buvant une gorgée d’un bidon de 200 litres. “Après la distillation, nous vendons l’ogogoro en vrac à des sociétés qui le conditionnent puis le revendent au public”, ajoute John, qui a abandonné l’école pour rejoindre une équipe de bouilleurs de cru à Ikorodu, dans l’Etat de Lagos.
En dépit des velléités des autorités, la production bénéficie toujours de complicités de policiers qui y trouvent leur compte. “Des policiers viennent ici pour récupérer la boisson. On leur paie un verre et ils s’en vont”, souligne John.
Cet alcool est relativement simple à fabriquer: on trouve sans difficulté de la mélasse – résidu sirupeux de la cristallisation du sucre -, on y ajoute encore du sucre et on laisse fermenter au moins une semaine. Puis le tout est versé dans un grand récipient qui peut contenir jusqu’à 8.000 litres et que l’on chauffe au feu de bois.
“On laisse la vapeur refroidir et, en une demi-heure, on en tire de quoi remplir un bidon de 200 litres”, explique John. “L’ogogoro est alors prêt à la vente en gros – pas au détail pour les consommateurs”.
– Concurrence étrangère –
Le phénomène n’est pas propre au Nigeria. Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), un quart de l’alcool consommé dans le monde en 2010 était produit illégalement et vendu hors des contrôles gouvernementaux.
La pauvreté et l’absence de réglementation dans les pays du tiers-monde touchés sont souvent mises en cause.
A Ikorodu, ce serait différent.
Pour le patron de l’équipe de bouilleurs de cru, qui préfère rester anonyme, les distilleries locales sont victimes de grandes sociétés qui veulent s’implanter sur le marché du pays le plus peuplé d’Afrique, un business de plusieurs milliards de dollars.
Il se dit victime de “la propagande de ceux qui commercialisent des boissons fabriquées à l’étranger”. “Ils essaient de nous faire chanter, de dénigrer et dévaluer la production locale”, dit-il.
“Le gouvernement encourage les produits locaux mais décourage la production d’ogogoro. On est en pleine contradiction”, déplore-t-il.
Des multinationales comme SABMiller, Guinness et Heineken ont pris pied sur le marché nigérian, ce qui a contribué à changer les habitudes de consommation dans le pays. Alors que l’alcool était auparavant réservé aux grandes occasions, on tend aujourd’hui à boire plus régulièrement, sous l’influence de parrainages sportifs et de la publicité.
Avec AFP