Du trottoir, rien ne trahit l’activité du lieu si ce n’est une odeur de torréfaction les jours où souffle le vent de l’océan. Mais même avec ces effluves, difficile d’imaginer que derrière la grille noire du 19, de la rue Pawpaw, dans une rue résidentielle d’Accra, la capitale ghanéenne, s’invente un chocolat haut de gamme, biologique et local. Pourtant, c’est bien là, dans une petite maison basse où, enfants, les sœurs Addison passaient leurs vacances, que Kimerley et Priscilla extraient chaque jour le meilleur des fèves biologiques d’un producteur de l’est du pays. Levées dès l’aube, les deux chocolatières vivent au rythme du travail des cabosses. Mais sans précipitation car, ici, on est au cœur d’un artisanat de luxe, puisque dans l’esprit de ces deux jeunes femmes, le luxe est aussi une affaire africaine.
« Il faut d’abord savoir attendre que le séchage à l’air amène la fève à point, avant de la torréfier dans le vieux four de maman, et l’éplucher en regardant s’envoler les peaux les plus fines », rappelle Kimerley Addison, que tout le monde, ici, appelle « Kim ». Intarissable, la jeune femme au look afro branché, avec ses cheveux courts et son tee-shirt marqué d’un signe cabalistique, s’arrête sur ce moment magique où, après avoir été concassée à la main, la fève va vivre sa grande métamorphose pour devenir la pâte onctueuse que l’on connaît. C’est que le cacao a un peu tourné la tête de ces deux anciennes expatriées, pourtant lancées sur de belles carrières internationales. La fève s’est rappelée à leur bon souvenir et a ramené le duo au pays de leurs ancêtres pour une sacrée aventure.
Panafricaine convaincue
Pour l’heure, pas de bureau clinquant, ni de vitrine de présentation. 57 Chocolate – c’est le nom de la marque – est installée dans une petite cuisine et sa cour attenante, où s’activent sept salariés. Chaque semaine, 1 000 tablettes sortent déjà de la bicoque pour répondre aux commandes venues de l’étranger ou du Ghana, et pour alimenter la pharmacie du Movenpick, un des coins d’Accra où la classe moyenne et beaucoup d’expatriés viennent faire leurs emplettes. Et pour que l’affaire tourne, pendant que Kim est aux fourneaux, Priscilla, de trois ans son aînée, gère les réseaux sociaux.
Les deux responsables du 57 Chocolate n’étaient pas plus programmées pour devenir patronnes que pour griller les fèves. Toutes deux ont grandi dans une famille de diplomates. Kim est née aux Etats-Unis, a vécu son enfance entre plusieurs pays d’Afrique avant de faire ses études sur la côte Est et de commencer à travailler en Suisse. Cette panafricaine convaincue a pourtant décidé, à son arrivée à New York à l’âge de 15 ans, qu’elle ne ferait pas sa vie dans l’hémisphère Nord. « C’était mon premier jour de classe. Je me suis arrêtée sur le chemin de l’école, au milieu de la rue, saisie par ces gens qui couraient tous autour de moi. A cet instant-là, j’ai décidé que cette vie n’était pas la mienne et que je rentrerais en Afrique », se souvient la jeune femme. Dès lors, il lui restait plus qu’à inventer un projet.
Son second déclic, Kim l’a eu en visitant la chocolaterie Cailler, en Suisse, où elle vivait alors et œuvrait pour une ONG internationale. « Là, entre les lignes de production, je me suis dit tout à coup que quelque chose ne tournait pas rond. Qu’il n’était pas logique que la Suisse, qui n’a pas un cacaoyer sur son sol, soit perçue comme le pays du chocolat quand le Ghana, deuxième producteur mondial de fèves, n’est cité par personne, parce qu’il transforme trop peu sa matière première », résume la jeune femme.
Des aventurières
Les chiffres sont en effet accablants. Avec ses 900 000 tonnes de fèves récoltées chaque année dans le pays, la Ghana est le deuxième producteur au monde après la Côte d’Ivoire (2 millions de tonnes). Or les rayons de ses épiceries proposent juste quelques tablettes « made in Ghana », mais pas vraiment du haut de gamme, et les clients leur préfèrent les chocolats réimportés.
Dans son cerveau de jeune femme formée à la philosophie et aux affaires internationales, c’est allé assez vite. Elle allait ouvrir une chocolaterie haut de gamme. Bien sûr, les oiseaux de mauvais augure lui ont expliqué « qu’on ne pouvait pas fabriquer de chocolat dans le pays parce qu’il manquait des matières premières », raconte l’artisane. On lui avait dit aussi qu’elle ne vendrait pas. Qu’à cela ne tienne. « Avec Priscilla, nous étions convaincues et nous nous sommes dit que nous allions tenter », rappelle celle qui a alors additionné ses économies, celles de sa sœur, de ses parents et d’amis pour s’équiper en moules et autres ustensiles.
Evidemment, elle a connu le stress des aventurières. « Celui de la première fournée de chocolat, quand on pense encore qu’on ne saura pas faire. Et ce moment inouï où l’on goûte, et l’on se rend compte que c’est délicieux ! », explose-t-elle dans un éclat de rire aussi nature que ses tablettes sans trop de sucre et sans additifs. Après, il a fallu aux deux sœurs du temps et beaucoup d’énergie. « Evidemment, on se souvient de la première nuit blanche, la veille de la Saint-Valentin, en 2016. On avait tout juste ouvert et, déjà, on avait tellement de commandes qu’on n’a pas dormi », se souvient Kimberley.
« Servir le Ghana »
Et puis il y a eu l’épisode de l’emballage. Les sœurs ont mis deux ans à obtenir le papier qu’elles voulaient, avec un design qui vende la beauté du pays et soit assez haut de gamme pour bien typer leur produit. Au départ, toutes deux ont même préféré la cellophane aux « papiers qui avaient l’air chinois ». Aujourd’hui, leur packaging inclut des monuments nationaux et des symboles adinkra, de l’ethnie Akan, dont le langage très graphique représente des concepts (leadership, beauté, humilité, force…). « Pas facile tout ça », éclate de rire Kim, qui se remémore aussi la difficulté pour faire enregistrer son entreprise, précisant seulement que « ça s’est bien passé à partir du moment où nous avons intégré que ce qui prend une journée en Suisse prend un mois ici ».
Trois ans après le lancement, Kim et Priscilla sont d’abord fiers « de servir le Ghana ». « Nous répéter que nous procurons du travail à sept personnes est un immense plaisir. Et ce n’est qu’un début, observe celle qui rêve d’une belle et grande fabrique, voire d’une fabrique dans chaque pays de la région qui cultive le cacao ». 57 Chocolate, « ce sont des tablettes de patriotisme. Notre entreprise est un modèle qui veut inciter la jeunesse du pays à se lancer et créer. Car nous voulons que notre pays bâtisse une industrie », insiste la jeune femme qui rappelle, au passage, que « Bill Gates aussi a commencé dans son garage ».
Cet esprit d’entreprise, c’est un peu ce qui manque au Ghana d’après son très libéral président Nana Akufo-Addo. Elu en 2016, l’ancien avocat rêve que son pays arrête de laisser filer ses ressources naturelles sans les avoir transformées, permettant à d’autres d’empocher la plus-value de l’opération et d’inonder son marché local. En Côte d’Ivoire et au Ghana, pas loin de deux millions de toutes petites fermes produisent près de 60 % de la production mondiale de cacao. Malgré l’exportation depuis l’Afrique de l’Ouest (Ghana et Côte d’ivoire) de près de 3 millions de tonnes destinées à cette industrie qui brasse des milliards de dollars, les agriculteurs gagnent en moyenne 67 cents par jour, soit à peine 6,6 % du prix de vente final.
L’imagination, un point fort de la marque
Selon la Banque mondiale, la Côte d’Ivoire et le Ghana ont un PIB combiné de 69,3 milliards de dollars (61 milliards d’euros). Soit un chiffre inférieur à celui de Nestlé dont le chiffre d’affaires annuel flirte avec les 90 milliards de dollars. « Le Ghana doit produire ce qu’il consomme », a martelé le président, interrogé par Le Monde Afrique lors de l’émission « Internationales » de TV5 Monde, le 17 février. Un moyen aussi de donner des emplois à une jeunesse qui, désœuvrée, rêve de partir. Kim et Priscilla illustrent d’ailleurs parfaitement ce retour de la diaspora à laquelle appelle aussi le président, conscient que ces retours de jeunes bien formés et entreprenants peuvent faire franchir au pays un pas de géant.
Le qualificatif d’entreprenants sied d’ailleurs tout à fait aux deux chocolatières. Un brin alchimistes, elles ont inventé le chocolat mocha comme le noir amandes pointe de sel, ou le noir jobolo, pour ceux qui apprécient la pointe acidulée d’hibiscus qui rappelle aux papilles la signature africaine de ce chocolat. Cette imagination est un point fort de la marque, une attitude que Kim et sa sœur veulent conserver pour allier modernisme et tradition, et faire vivre leur produit par-delà le continent via leur site Internet. Pour l’heure, l’Afrique, où la classe moyenne se développe doucement, ne consomme encore que 4 % du chocolat mondial.
En attendant que l’Afrique se régale plus largement, dans la fraîcheur du petit matin, les fèves attendent, au 19, rue Pawpaw, que ne commence la longue torréfaction dans le four de la vieille gazinière. Et Kim aime les savoir là, dans les sacs, tout prêt d’elle.
avec : lemonde