Co-fondateur et PDG d’Olam (19,42 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2014), Sunny Verghese tire les enseignements d’un quart de siècle de croissance de son entreprise dans le secteur agricole et les activités connexes, dans vingt-cinq pays africains.
Même ceux qui ont longtemps douté de son potentiel en conviennent aujourd’hui : l’Afrique est rapidement passée du statut de « marché frontière » à celui de marché incontournable. C’est en Afrique que se trouvent plus de la moitié des terres fertiles non encore exploitées de la planète. Le continent n’utilise que 2 % de ses ressources renouvelables en eau, contre 5 % en moyenne dans le monde. Son PIB devrait atteindre 2 600 milliards de dollars d’ici 2020. Sa population s’accroît rapidement – elle est l’une des plus jeunes au monde – et ses villes, elles aussi, continuent de grandir. Et cette liste est loin d’être exhaustive.
Pourtant, on entend encore affirmer ici et là que les risques l’emportent sur les opportunités. Si je peux comprendre ce point de vue, je ne le partage pas pour autant.
L’Afrique se trouve au cœur même de l’ADN d’Olam. Le continent a représenté pour nous un intérêt stratégique majeur dès le démarrage de nos activités dans le domaine agricole, il y a de cela vingt-cinq ans. À l’époque, nous fournissions des noix de cajou du Nigeria. Aujourd’hui, nous sommes présents dans vingt-cinq pays africains, avec des activités particulièrement importantes dans cinq d’entre eux, que nous surnommons nos « big five » : le Nigeria, le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Gabon et le Mozambique.
L’Afrique se trouve au cœur même de l’ADN d’Olam.
Au fil des années, nous avons pris appui sur nos capacités en matière d’approvisionnement pour évoluer progressivement vers un modèle intégré de manière sélective : les plantations et l’exploitation agricole en amont – comme pour l’huile de palme au Gabon ou le riz au Nigeria –, la transformation des denrées plus en aval (par exemple le cacao et les noix de cajou en Côte d’Ivoire) et, au bout de la chaîne, la fabrication et la distribution de produits alimentaires conditionnés, comme au Nigeria, au Ghana ou dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Ce parcours nous a permis de développer une connaissance très approfondie du potentiel mais aussi des différents défis que l’on peut rencontrer, en Afrique, tout au long de la chaîne de valeur agricole.
Cette tribune est adaptée du témoignage de Sunny Verghese, publié par Secteur Privé & développement, le blog de Proparco, filiale de l’Agence française de développement. Il est repris ici avec l’autorisation expresse de SP&D. Retrouvez sur le site de SP&D la version complète de ce témoignage. Découvrez également sur ce blog de nombreux retours d’expériences d’opérateurs du secteur privé sur leurs solutions aux problématiques auxquelles ils sont confrontés dans les pays en développement.
Ces dernières années, l’Afrique s’est employée avec un certain succès à se défaire d’une réputation de continent à risque. Mais certains pays doivent encore faire face à de nombreux défis, allant de l’insuffisance des infrastructures aux faibles taux d’alphabétisation. En sa vingt-cinquième année d’existence, Olam présente la particularité d’être née en Afrique, mais d’être aussi devenue une entreprise totalement internationale. Nous avons connu notre part de gageures et de succès et, aujourd’hui, nous restons plus que jamais attachés à ce continent dans lequel nous sommes résolument engagés. Au fil du temps, nous avons tiré de notre histoire un certain nombre d’enseignements très précieux.
Leçon n°1 : Intégrez les petits exploitants agricoles à la chaîne d’approvisionnement
60 % des terres arables non cultivées de la planète se trouvent en Afrique. Ce constat conduit certaines entreprises et responsables politiques à penser que les meilleures opportunités se situent dans le domaine de l’agriculture à grande échelle. Nos plantations de palmiers à huile au Gabon ou nos cultures de café en Zambie peuvent témoigner de l’efficacité de ces modèles s’ils sont mis en œuvre de manière responsable. Pour autant, le potentiel des petites exploitations ne doit pas être négligé.
Les conseillers agricoles d’Olam travaillent depuis de nombreuses années avec les petits exploitants. L’une des principales opportunités que nous avons pu identifier réside dans le potentiel d’accroissement des rendements et d’amélioration de la productivité agricole. Prenez par exemple le coton. L’Afrique en produisait à une époque plus de deux millions de tonnes, mais sa part dans la production mondiale est passée de 8 à 5 %, car l’investissement y était insuffisamment orienté vers la recherche agronomique et l’adoption des dernières avancées des sciences biologiques et biotechnologiques, en matière de recherche comme d’applications.
Aujourd’hui, en Afrique, le rendement moyen est d’environ 320 kilogrammes de fibre de coton par hectare – c’est-à-dire inférieur d’à peu près 50 % à la moyenne mondiale. Si l’on compare ce rendement à celui de l’Australie, c’est encore beaucoup moins : seulement 16 % de la moyenne des rendements australiens. En donnant aux petits exploitants africains les mêmes moyens qu’à leurs concurrents internationaux en termes d’accès au marché, de financement, de disponibilité des intrants et de maîtrise des bonnes pratiques agricoles, on pourrait incontestablement produire davantage de coton à partir des surfaces de culture déjà existantes. Cela veut dire, quasi littéralement, se retrousser les manches et s’investir aux côtés des agriculteurs pour développer leur capacité à s’approprier de meilleures méthodes de culture.
C’est précisément ce que nous tentons de faire à travers notre charte baptisée Olam Livelihood Charter (OLC). Nous nous impliquons directement auprès des cultivateurs de coton, dans toute l’Afrique. Nous leur fournissons intrants agricoles et assistance agronomique afin d’améliorer les rendements et la qualité, tout en leur assurant un revenu pour les inciter à accroître leur productivité. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en Côte d’Ivoire, notre filiale SECO, qui porte nos activités dans le secteur du coton, est passée d’un réseau de 3 071 cultivateurs en 2009 à 16 247 en 2014. Le rendement moyen atteignait 1 068 kilogrammes par hectare en 2012, contre 626 kilogrammes lors de la première récolte. Ces résultats ont été déterminants pour Olam, puisqu’ils nous ont permis de devenir le premier fournisseur de coton africain, en plus de nos positions de leader en Australie et aux États-Unis.
Les modèles d’exploitation agricole sont susceptibles d’être adaptés. Nul besoin, par conséquent, de réduire le débat à un choix binaire entre petits exploitants d’un côté et grandes plantations de l’autre. L’avenir agricole de l’Afrique ne passe pas exclusivement par l’une ou l’autre de ces solutions. En réalité, leur combinaison dans un modèle intégré autour d’un « noyau central » constitue même souvent la réponse la plus adaptée – un pari gagnant pour l’ensemble des parties concernées. C’est ce que nous avons déjà fait pour la culture du riz, et sommes en train de mettre en place actuellement pour l’huile de palme.
Prenons ici l’exemple de nos activités rizicoles au Niger. Avec ses 10 000 hectares, notre exploitation commerciale constitue le noyau central du dispositif. Nous procurons aux agriculteurs les intrants agricoles, l’accès au microcrédit et les savoir-faire nécessaires, puis nous achetons au prix du marché le riz qu’ils cultivent, et qui vient s’ajouter à notre propre production. À l’heure actuelle, ce dispositif concerne plus de 3 000 petits exploitants. Par notre engagement renforcé dans ce modèle d’extension, nous prévoyons que leur nombre devrait dépasser les 16 000 d’ici à 2018. Cela représentera environ 60 000 tonnes annuelles de riz et une augmentation des rendements moyens de chaque agriculteur de plus de 100 %, grâce à la mise en œuvre des nouvelles techniques acquises auprès de la « ferme modèle », et à l’emploi d’intrants agricoles adaptés.
Leçon n°2 – Un dilemme fondamental : la disponibilité des terres cultivables pour l’investissement agricole
Bien qu’assez délicate, la question des terres en Afrique doit nécessairement être abordée. Pour les cultures comme pour les plantations, nous opérons en Afrique à la fois sur des terres dont nous sommes propriétaires et sur des terres concédées. La plus grande attention doit être portée aux droits coutumiers des populations locales lorsqu’il s’agit de sécuriser le droit d’exploitation de terres agricoles louées ou concédées. Nous avons appris progressivement et par l’expérience comment traiter ces questions, après avoir constaté une absence quasi généralisée de plan d’utilisation des sols au niveau national ou d’information détaillée sur les terres elles-mêmes. À cela s’ajoute souvent un manque de main d’œuvre qualifiée.
Dans de nombreux pays, dont le Gabon constitue un très bon exemple, les pouvoirs publics ont beaucoup progressé dans la résolution de ces différents problèmes. Pour autant, les entreprises privées doivent aussi prendre part à ce travail. Elles doivent, notamment, s’assurer que la compréhension des sujets est bien identique au niveau du gouvernement national et à l’échelon des autorités régionales ou provinciales, et que, d’autre part, les conventions qui régissent les baux à long terme entrent dans le cadre de politiques claires et explicites.
Une fois qu’un projet est lancé, la tentation peut être grande de fortement limiter la communication, mais les entreprises doivent absolument éviter d’opérer dans l’isolement. Au contraire, il leur faut prévoir des contacts réguliers et proactifs avec les autorités locales, les chefs de villages et les représentants de la population. Car il ne faut pas perdre de vue que les parties prenantes locales jouent un rôle clé dans l’élaboration des procédures et politiques qui seront progressivement mises en place. Pour les investisseurs qui négligent de s’intégrer au sein de la communauté locale, le niveau de risque est élevé, dans la mesure où les problèmes ne sont ni traités ni résolus comme ils le devraient. Les impacts en termes d’activité et d’image de l’entreprise peuvent rendre sa gestion de plus en plus délicate et même, dans certains cas, impossible.
Leçon n°3 – Apporter de la valeur tout au long de la chaîne en effectuant la transformation dans le pays d’origine
Les producteurs qui cultivent dans le but d’exporter sont de plus en plus nombreux à reconnaître les avantages que présente la transformation à la source, par rapport à l’exportation de produits bruts. Outre qu’il permet d’éviter les goulets d’étranglement liés au transport, ce choix comporte quantité d’autres avantages. Tout d’abord, les agriculteurs ont à portée immédiate un marché prêt à recevoir leurs récoltes, ce qui constitue une perspective motivante. Ensuite, cela crée de l’emploi pour la population de zones essentiellement rurales, qui accède ainsi à davantage de prospérité. Enfin, cela constitue un argument de vente pour les clients internationaux, dans la mesure où la traçabilité s’en trouve renforcée et l’empreinte carbone réduite.
L’une de nos installations les plus récentes est notre unité de transformation de cacao située à San Pedro, en Côte d’Ivoire. Financée en partie par Proparco, qui partage notre vision de la réciprocité des bénéfices, cette usine ultramoderne permet de raccourcir la chaîne d’approvisionnement entre le planteur de cacao et l’unité de conditionnement, ce qui permet un traitement plus rapide et limite les déperditions (dans des conditions tropicales, la matière première peut en effet se détériorer rapidement). En outre, de la logistique à la maintenance, l’usine contribue localement au développement de nombreux services et activités connexes, ce qui justifie également de la part des pouvoirs publics des investissements supplémentaires dans les infrastructures portuaires et aéroportuaires. Nous avons à ce jour vingt-cinq usines, réparties sur l’ensemble du continent, qui témoignent de notre profonde conviction dans les vertus de la transformation à la source, l’emploi qu’elle permet de créer et le développement économique qu’elle induit.
Leçon n°4 : Misez sur la valorisation des talents locaux
Il y a vingt-cinq ans de cela, à l’époque où nous n’étions encore qu’une petite startup, le recrutement n’a pas été facile. Nous avions constitué une équipe d’expatriés et de ressortissants locaux, qui nous ont aidés à mettre en place nos activités. Nous sommes fiers de pouvoir affirmer aujourd’hui que beaucoup de ceux qui nous avaient rejoints à nos débuts occupent actuellement des postes de direction. Nous restons particulièrement attachés à l’implantation locale, parce que nous sommes convaincus qu’elle constitue la base d’une croissance durable de l’activité – mais la tâche n’est pas toujours aisée, surtout quand on sait à quel point la guerre des talents est présente en Afrique. À l’heure actuelle, Olam travaille en étroite collaboration avec un certain nombre d’institutions et d’écoles de commerce sur tout le continent, pour recruter et former des jeunes diplômés talentueux. Parmi ces Business Schools, il y a notamment celle de Lagos, ainsi que l’université du Cap, en Afrique du Sud. Nous menons également des programmes d’enseignement de gestion en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Kenya et en Tanzanie. Même si d’importantes lacunes subsistent en matière d’éducation, il est possible de recruter des candidats de talent, qui disposent des capacités requises, et de développer leurs compétences – comme en atteste notre unité de conditionnement du cacao de San Pedro, où 100 % des salariés sont ivoiriens.
Dans le cadre de notre engagement en faveur du développement des talents et des compétences dans les marchés émergents tels que l’Afrique, et pour marquer notre vingt-cinquième anniversaire, nous avons décidé de lancer un programme de bourses d’études destiné à encourager le leadership et la bonne gouvernance dans les pays du Sud. Son objectif est de soutenir des étudiants doués et ambitieux, capables de poursuivre leurs études supérieures dans des institutions internationales de renom. Par l’intermédiaire de ces bourses et, plus encore, à travers le tutorat mis en place par Olam au profit de leurs bénéficiaires, nous souhaitons apporter notre contribution à l’essor d’une génération qui sera le catalyseur du changement et de la transformation économique, inspirer les bonnes pratiques de gouvernance et aider au développement de ces économies émergentes.
Libérer le potentiel d’enrichissement mutuel
On me demande souvent ce que l’Afrique représente pour Olam. La réponse est simple : nous croyons en l’avenir de ce continent – et qu’il jouera un rôle absolument essentiel dans notre succès à long terme. Nous poursuivrons notre recherche de partenaires pour établir des collaborations durables en Afrique. Au moment où nous nous apprêtons à écrire les prochains chapitres de notre aventure, pour les vingt-cinq années qui viennent et au-delà, nous pouvons regarder derrière nous et méditer les leçons et les valeurs que l’Afrique nous a enseignées – l’entreprenariat, les mécanismes de résolution des problèmes, le travail collaboratif et la croissance responsable, pour n’en citer que quelques-unes.
Aux entreprises qui envisagent d’investir en Afrique, et à celles qui en sont dissuadées par les risques, j’ajouterai ceci : n’oubliez pas qu’aucun marché n’est jamais exempt de risque – moins encore ceux où il reste des défis à relever en matière de gouvernance et d’infrastructures. Si vous vous lancez en escomptant une expérience fluide et sans heurts, le choc pourrait être brutal. Mais très souvent, la perception que l’on a des risques que présente l’Afrique est démesurément amplifiée par rapport à la réalité et aux opportunités qu’elle peut offrir. Réalisez tous les audits et vérifications préalables qu’il vous faut, mais recherchez et acceptez tant l’aide que les conseils que pourront vous fournir des partenaires locaux, des sociétés déjà expérimentées, des communautés du cru ou les pouvoirs publics. Soyez prêts à passer du temps sur le terrain, à vous imprégner de ce continent éminemment complexe, mais aussi terriblement excitant – et qui attend que vous le découvriez.
Je conclurai en citant un proverbe africain que tout investisseur potentiel aura tout intérêt à garder présent à l’esprit :
Si tu veux aller vite, marche seul, mais si tu veux aller loin, alors, marchons ensemble.
Avec Jeune Afrique