DÉCRYPTAGE. Il a rongé son frein et attendu son heure pendant de longues années. Cyril Ramaphosa a eu un parcours hors du commun où syndicalisme, business et politique se sont succédé et quelquefois côtoyés. Qui est-il vraiment ?
À tout juste 65 ans, Matamela Cyril Ramaphosa a réussi son pari de devenir le nouveau patron du plus vieux parti politique du continent africain fondé en 1912 – et le nouveau président de la République sud-africaine après la démission de Jacob Zuma ce 14 février. Après Nelson Mandela, Thabo Mbeki et enfin de Jacob Zuma, il était devenu le 18 décembre dernier, le 4e président de l’ANC post-apartheid… après une attente qui aura duré 20 ans.
Un parcours atypique
Comparativement à ses prédécesseurs – Thabo Mbeki et Jacob Zuma – et de sa rivale politique, Nkosazana Dlamini-Zuma, qu’il a battu d’une courte tête, Ramaphosa a un parcours quelque peu original. Aucunement un « enfant de l’ANC » de la première heure, il débute sa carrière politique au début des années 1970, alors qu’il est étudiant à l’Université du Nord – communément appelé à l’époque Turfloop University – à l’époque où le mouvement de la Conscience noire de Steve Biko se propage sur tous les campus universitaires ségrégués d’Afrique du Sud alors que l’ANC a été « décapité » par le régime d’apartheid en 1960, avec l’emprisonnement de ses plus hauts cadres à Robben Island, dont Nelson Mandela qui aura une grande influence sur Cyril Ramaphosa dès la fin des années 1980, et l’exil d’autres hors des frontières sud-africaines, dont Thabo Mbeki, dès 1962, qui deviendra son rival politique.
Fondateur du Syndicat national des mineurs alors qu’il n’est pas mineur
Suite à son engagement au sein de la Black Consciouness Movement (BCM) – Mouvement de la Conscience noire –, Ramaphosa, bien que non mineur, mais représentant légal, fonde ce qui deviendra le plus important mouvement syndical des mineurs du pays (décembre 1982) ; le National Union of Mineworkers (NUM) – Syndicat National des Mineurs. En 1985, il est un des membre fondateurs de la plus grande centrale syndicale d’Afrique du Sud, le Congress of South African Union (COSATU), puis intègre la United Democratic Front (UDF) – Front démocratique uni –, large coalition de centaines d’organisations civiques, d’églises, de mouvements étudiants, de syndicats, d’organisations de femmes, etc., qui rendit l’Afrique du Sud ingouvernable, dès le milieu des années 1980, avec l’appui de l’ANC en exil, jusqu’à faire « tomber » l’apartheid un jour de février 1990, qui annonce la légalisation de tous les partis d’opposition contre Pretoria, la libération des prisonniers politiques et le retour des exilés, pour débuter les négociations entre l’ANC et autres organisations politiques avec le régime d’apartheid – Convention for a Democratic South Arica (CODESA), Convention pour une Afrique du Sud démocratique – entre 1991 et 1993 – qui aboutit aux première élections démocratiques et multiraciales du pays et à l’écriture de la nouvelle Constitution sud-africaine (adoptée définitivement en 1996) dont Cyril Ramaphosa est un des principaux architectes.
Le choc frontal avec Thabo Mbeki et le « départ » vers le business
En 1997, lors de la 50e Conférence nationale de l’ANC (Mafikeng), alors secrétaire général du parti depuis 1991, Cyril Ramaphosa se confronte à Thabo Mbeki pour la présidence. Candidat malheureux, même s’il est élu avec un nombre important de voix (2390), le plaçant ainsi en première place du National Executive Committee – Comité national exécutif, le plus haut organe de l’ANC entre les Conférences nationales et ayant l’autorité de diriger le parti conformément à la Constitution –, il fait le choix de quitter momentanément la politique, pour mieux y revenir en 2012. Après avoir construit un empire dans les affaires, bénéficiant du Black Economic Empowerment (BEE) – Développement économique des Noirs –, programme mis en place par le gouvernement Mbeki (dès les années 2000) pour rectifier les inégalités créées par les législations d’apartheid contre les Noirs, les Coloureds et les Indiens en Afrique du Sud –, l’homme d’affaires qu’est Ramaphosa revient à la politique. Il est largement élu vice-président de l’ANC 2012, nommé en 2014 numéro 2 du gouvernement Zuma II, pour finalement être le vainqueur à la présidence à la suite d’une intense et rude compétition politique avec Nkosazana Dlamini-Zuma, soutenue par le président Jacob Zuma.
Ramaphosa, un négociateur méthodique
S’il est demandé de définir en quelques mots le nouveau président de l’ANC, les termes « négociateur », « ambitieux » et « compétiteur politique acharné et méthodique » seraient les meilleurs pour dresser un portrait psychologique du personnage.
Sa qualité de « négociateur », Ramaphosa la tient de ses années au sein du mouvement syndical le NUM, lors des pourparlers avec l’industrie minière employant un fort pourcentage de Noirs. Faisant preuve d’une très grande capacité à imaginer des plans stratégiques et d’un fort pragmatisme, Ramaphosa tend à comprendre de manière instinctive ses interlocuteurs qui sont de rudes adversaires. Il dira plus tard qu’il est parfois plus facile de négocier avec le camp adverse que dans son propre camp.
Orateur de tout premier ordre, il sait moduler la tonalité de sa voix, quand cela est nécessaire, afin de mieux contrer ses adversaires. Personnage affable et calme, il est aussi un stratège. Certains de ses anciens opposants regrettent encore des accords consentis en premier lieu, alors qu’ils n’étaient pas vraiment disposés à le faire. Ils avaient naïvement pensé faire face à un homme « ignorant », tant Cyril Ramaphosa a cette prédisposition à ne pas montrer toutes ses cartes.
Bien que n’étant pas un adepte de l’humiliation totale de ses adversaires – attitude qu’il a apprise de ses années au sein du NUM et par la suite de Nelson Mandela qui deviendra en quelque sorte son mentor, Ramaphosa peut, selon un de ses anciens camarades du NUM, quelquefois franchir la ligne rouge afin de paralyser son adversaire au moment propice. Pour Cyril Ramaphosa, il ne s’agirait là que d’une « humiliation tactique » permettant à l’adversaire de digérer sa défaite avec dignité. Ses qualités de négociateur lui seront très utiles dans un contexte particulier, c’est-à-dire la période des négociations secrètes, du milieu des années 1980, aux négociations officielles sud-africaines des années 1990.
Ramaphosa directement impliqué dans la sortie de l’apartheid
À partir de 1984, Ramaphosa fait partie, en tant que « poids lourd » du mouvement syndical, de comités réduits actifs dans les premiers pourparlers secrets avec quelques représentants du gouvernement d’apartheid. Les négociations secrètes, qui débutent dans un contexte de violence gouvernementale et sécuritaire à son plus haut niveau, impliquent, d’un côté, un petit nombre de leaders, triés sur le volet, de la Mission ANC en exil – dont Thabo Mbeki et Jacob Zuma sous l’autorité du président de l’ANC de l’époque, Oliver Tambo – qui rencontrent en Suisse – territoire neutre – des représentants de Pretoria.
De l’autre, il y a le camp restreint des leaders historiques, notamment Nelson Mandela et Walter Sisulu, prisonniers politiques de Robben Island, transférés depuis 1982 à la prison de Pollmoor. Ces derniers, en pleine discussion secrète avec des représentants de Pretoria, le sont aussi avec, à partir de 1987, des représentants du mouvement anti-apartheid interne au pays, dont Cyril Ramaphosa, repéré par Madiba, déjà conscient de son aura politique.
Enfin le camp du mouvement syndical/UDF – dirigé entre autres par Cyril Ramaphosa – commence à discuter avec le monde des affaires du pays, se rendant compte que le boycott économique impactait négativement sur l’Afrique du Sud.
Au début de la libération des premiers prisonniers politiques, dont le père de Thabo Mbeki – Govan Mbeki –, c’est Cyril Ramaphosa qui organise le Comité de réception des prisonniers politiques et intègre certains d’entre eux au sein du NUM, dont celui qui deviendra le président par intérim (septembre 2008-2009) et vice-président du gouvernement Zuma I (2009-2014), Kgalema Motlanthe.
Avec la fin de l’apartheid, il mettra donc au service des négociations officielles ses talents de négociateur, en tant que président des commissions des négociations de l’ANC et avec l’accession de l’ANC au pouvoir, il sera élu en mai 1994, président de la Nouvelle Assemblée constitutionnelle. Position qu’il occupera jusqu’en 1996, à la suite de l’adoption de la Nouvelle Constitution sud-africaine.
Comment se sont construits les rivalités et les obstacles
Ascension et ambition politiques vont forcément de pair avec rivalités au sein de tout mouvement politique, et plus particulièrement de l’ANC. Les rivalités politiques auxquelles a été confronté Cyril Ramaphosa ont débuté bien avant son « adhésion » au sein de l’ANC. Pour comprendre il faut revenir à un fait historique qui explique les rivalités entre Thabo Mbeki et Cyril Ramaphosa, puis entre ce dernier et Jacob Zuma.
Lorsque l’ANC est interdit par le gouvernement en 1960, suite aux emprisonnements et exils politiques, en dépit de structures clandestines, l’organisation perd naturellement de son influence sur le terrain sud-africain, où la lutte contre le régime se poursuit avec le Black Consciouness Movement (BCM), puis le mouvement syndical et enfin le mouvement d’opposition (UDF), se réclamant tous des mêmes idéaux que l’ANC d’avant les années 1960. Au vu de cette configuration se créent trois fronts de lutte : celui des exilés, auquel appartiennent Thabo Mbeki et Jacob Zuma, à partir de 1975, le front des prisonniers politiques avec, entre autres, Nelson Mandela, et durant un temps, Jacob Zuma, et enfin le front des luttes internes, dans lequel a évolué Cyril Ramaphosa.
Avec la fin de l’apartheid et le retour du Congrès national africain légalisé sur la scène politique interne sud-africaine, l’ANC entend retrouver de plein droit sa place de premier – voire de seul – mouvement de libération nationale, intégrant ainsi en son sein l’ensemble des leaders politiques du front interne pour éviter toute concurrence.
Ramaphosa Vs Thabo Mbeki
C’est par conséquent dans un tel contexte que l’ascension politique de Ramaphosa est perçue comme une menace, pour Thabo Mbeki, un pur produit de l’ANC depuis son plus jeune âge. En tant que « converti tardif », Cyril Ramaphosa n’a pas bénéficié d’une immersion totale aux idéaux de l’ANC et d’un réseau de contacts au sein de l’ANC, comme c’était le cas pour ses deux rivaux politiques, Thabo Mbeki et Jacob Zuma. En outre, son rapport au Congrès est « inévitablement doctrinal et politique et non émotionnel », comme le souligne l’auteur de la biographie de Cyril Ramaphosa, Anthony Butler.
Malgré l’appui de Mandela…
En dépit de la volonté de Nelson Mandela d’en faire son dauphin, c’est la décision prise collectivement en 1962 que ce dernier doit respecter, faisant ainsi de Thabo Mbeki, le vice-président, tout d’abord du pays, et de l’ANC, en prévision de sa prise de pouvoir dès 1999. En se présentant à nouveau à la présidence de l’ANC en décembre 1997, Cyril Ramaphosa échoue à nouveau face au tandem Mbeki-Zuma désormais à la tête de l’ANC.
C’est paradoxalement la 52e Conférence nationale de l’ANC à Polokwane, qui fut le théâtre d’une lutte fratricide entre Jacob Zuma et Thabo Mbeki, que le destin politique de Cyril Ramaphosa, élu au NEC, revient sur les rails, avec son élection en décembre 2012 à la vice-présidence de l’ANC, quatre mois après le drame de Marikana, où 34 mineurs, de la société minière Lonmin, ont perdu la vie sous les balles de policiers. Directeur de la société, Ramaphosa a commis l’erreur d’exiger l’intervention des ministres de la Police et des Mines, de l’époque, décision pour laquelle il présenta ses excuses.
Et maintenant, affronter les défis du parti et du pays
Élu avec 2 440, contre 2 261 voix pour sa rivale politique Nkosazana Dlamini-Zuma, le nouveau président de l’ANC a fort à faire face aux défis auxquels sont confrontés le parti politique et l’Afrique du Sud, 18 mois avant les échéances électorales (2019) pour maintenir le Congrès national africain au pouvoir.
Combattif, Cyril Ramaphosa doit désormais faire retrouver au parti une certaine unité. Responsable légitime de l’ANC, il doit œuvrer pour changer son image ternie par dix ans de gouvernance Zuma. D’un autre côté, pour pouvoir mener une lutte effective contre la corruption, il doit pousser le président Zuma, dont il est ironiquement le « patron », tout en étant son vice-président au sein de son gouvernement, à prendre une retraite politique anticipée très rapidement dans l’année 2018.
La difficulté pour Ramaphosa est qu’il doit gérer deux centres de pouvoir : le premier au gouvernement sur lequel il ne peut avoir une grande latitude, le second au sein de l’ANC qui est lui-même fragmenté en un contre-pouvoir pro-Zuma représenté aux plus grandes instances du pouvoir du parti par les vice-président, secrétaire général et vice-secrétaire général de l’ANC, respectivement Daniel Mabuza, Ace Magashule et Jessie Duarte, eux-mêmes soupçonnés fortement de corruption ou de collusion avec la famille Gupta.
L’autre difficulté sera d’imposer ou tenter d’imposer sa propre vision réformatrice face au traditionalisme, teinté de populisme du clan Dlamini-Zuma, qui semble avoir remporté une première victoire sur le sujet de la redistribution des terres désormais admise « sans compensation » et sur l’enseignement supérieur pour lequel il souhaite la gratuité.
Ramaphosa, les mains déjà liées ?
Comme l’affirme le Pr Susan Booysen de l’Université de Witwatersrand, Ramaphosa aura les mains liées et ne pourra aller aussi loin que la politique de l’ANC – décidée en juillet dernier – le lui permet et ce, aux termes de ce qui a été décidé le dernier jour de la 54e conférence nationale du Congrès.
Dans le but d’œuvrer dans le bon sens, Ramaphosa devra à nouveau faire preuve de ses dons de négociateur tant auprès de Jacob Zuma, afin que celui-ci se retire sans se sentir humilié, que sur le plan de sa volonté d’une opération mains propres. Si certains, dont dans l’opposition, s’interrogent sur sa capacité à réformer l’ANC, et par la suite le pays, d’autres le soutiennent, particulièrement les vétérans tels que Pravin Govender, et Sydney Mufamadi ancien ministre de Mbeki qui le connait très bien, ainsi que l’ex-président Motlanthe, mais aussi sans doute également son ancien rival politique, Thabo Mbeki, qui n’a pas hésité à le féliciter pour sa victoire à la présidence – Jacob Zuma ayant indirectement réussi un miracle en permettant l’instauration d’une entente cordiale entre les deux.
Pour finir, à y regarder de plus près, le pragmatisme politique et économique de Ramaphosa se rapprocherait étrangement de celui de Thabo Mbeki durant ses deux mandatures. Si les deux ont forgé ce qu’est l’Afrique du Sud post-apartheid, il se pourrait que, si l’ANC gagne en 2019, la « touche Ramaphosa » rappelle celle de l’ex-président Mbeki. En attendant, Ramaphosa devra faire preuve d’une adresse hors du commun. Ce qui est loin d’être gagné d’avance.
Avec lepointafrique