Le défi est immense pour l’ex-Monsieur Afrique d’Airbus. Nommé directeur général du tout nouveau transporteur, il ambitionne d’écrire une véritable success-story.
L’aventure, le risque… Philippe Bohn connaît. « Je termine toujours les guerres dans le camp où je les ai commencées », précise, droit dans les yeux, cet ancien photoreporter. Avant de se « ranger » dans le monde de l’entreprise, il fut l’assistant de Helmut Newton et de Frank Horvat, passant des bancs de la Sorbonne aux maquis de l’Unita, en Angola. Il a notamment évolué dans les rangs d’Elf Aquitaine, d’Oberthur, de Vivendi et enfin d’Airbus, dont il était jusqu’ici le « Monsieur Afrique ».
Mais il n’avait sans doute pas prévu de devenir, à 55 ans, le nouveau directeur général d’Air Sénégal.
C’est Macky Sall lui-même qui a décroché son téléphone il y a quelques semaines pour convaincre ce fils d’éditeur qui, enfant, voyait souvent Senghor passer à la maison. Philippe Bohn n’a pas hésité longtemps avant d’accepter, plutôt que de répondre aux sirènes d’une autre compagnie africaine qui l’avait approché au même moment, et dont il taira le nom.
Philippe Bohn a été séduit par le défi industriel : partir de zéro pour faire d’une nouvelle compagnie « une success-story du ciel africain », à l’instar des « pépites » Air Côte d’Ivoire, Asky Airlines ou Rwandair. Au premier abord, cela ressemble pourtant à une mission en terrain miné. Car, pour l’instant, la compagnie ne dispose que de deux ATR 72, dévolus au réseau domestique, auxquels pourraient s’ajouter dès 2018 trois Airbus en leasing. Les deux appareils, acquis lors du dernier Salon du Bourget, sont censés décoller le 7 décembre 2017, au moment de l’inauguration de l’aéroport international Blaise-Diagne (AIBD). Une date que de nombreux observateurs jugent de plus en plus incertaine, au vu des retards que ne cesse d’accuser le chantier, dont la première pierre fut posée il y a dix ans. L’AIBD attend toujours ses certifications.
Dakar est un hub géographique intéressant, avec son potentiel démographique, il y aura plus de gens à transporter
Après la faillite successive des deux précédents pavillons nationaux, Air Sénégal International (2001-2009) et Sénégal Airlines (2011-2016), c’est la troisième fois, depuis la mort d’Air Afrique en 2002, que le Sénégal tente de rebâtir une compagnie. Un nouvel échec aérien et aéroportuaire pèserait lourd sur le bilan de Macky Sall dans la perspective de la présidentielle de 2019 et entamerait sérieusement la stratégie de hub du Plan Sénégal émergent.
Le nouveau directeur général y croit : « Dakar est un hub géographique intéressant entouré de 1,3 milliard de gens à moins de six heures de vol. Compte tenu de la croissance démographique exponentielle de la sous-région, il y aura plus de monde à transporter. »
Surévalués
Face à Jeune Afrique, en cette fin août à Paris, Philippe Bohn affirme se donner trois mois pour élaborer son plan de vol stratégique. Sa première tâche : « faire un bilan assez précis de l’existant et voir ce qui est faisable, en mettant tout d’abord en place le réseau de vente (ticketing) et en déterminant si nous avons les bons fournisseurs ». D’après les experts, certains postes de dépense pourraient avoir été surévalués de 20 %, à l’image du ravitaillement en kérosène. Il passera aussi en revue le plan de développement élaboré par le cabinet Seabury, qui table sur une ouverture progressive aux moyen- et long-courriers pour, d’ici à dix ans, disposer d’une flotte de neuf avions, avec 22 destinations.
Assuré du soutien de l’État sénégalais à hauteur de 40 milliards de francs CFA (60 millions d’euros), dont le quart a été débloqué en juin, il ne se voit cependant pas mener ce lancement sans l’appui d’un partenaire stratégique et financier solide. « Les institutions financières internationales, restées longtemps très prudentes, s’intéressent désormais au secteur aérien », observe-t-il.
S’il « n’a pas l’onctuosité d’un cardinal » et « dit toujours ce qu’il pense », selon son ami le communicant Marc Bousquet, Philippe Bohn ne se voit pas comme un politique, mais plutôt comme un technicien, un chef d’orchestre qui sait lire une partition et sélectionner les meilleurs premiers violons. Mais sur un marché étroit et très concurrentiel, la partie ne sera pas facile : « L’aviation est très consommatrice de cash, rappelle-t-il. On sait combien ça coûte, combien ça rapporte – 130 000 euros pour dix heures de vol sur un A330 par exemple – et on sait comment créer du revenu. Mais si on ne respecte pas scrupuleusement la recette, ça dérape. »
Macky Sall voulait un homme de confiance, qui canalise les ambitions et convaincre les hommes politiques sur les priorités à établir
Le nouveau patron ne transigera pas sur le niveau de compétences, alors que la question d’une reprise éventuelle des personnels de l’ex-Sénégal Airlines revient régulièrement sur la table. Précédé par sa réputation d’homme de l’ombre et de réseaux, Philippe Bohn est avant tout un homme d’engagement que les missions les plus délicates n’effrayent pas. « En tant que conseiller aux relations internationales, il était en contact avec les oppositions dans les pays où Elf était installé, se souvient Loïk Le Floch-Prigent, ancien président du groupe français au début des années 1990. Celles-ci peuvent un jour devenir majoritaires… »
Dès les années 1980, il crée l’association France-Angola avec les membres du Parti républicain en France pour promouvoir l’image de l’Unita et de son leader, Jonas Savimbi. Proche du Sud-Africain Thabo Mbeki, il participera également aux deux premières campagnes d’Abdoulaye Wade. C’est notamment à ce moment-là qu’il côtoiera Macky Sall, alors dirigeant de Petrosen. En 2007, il participe aussi à la vente de 21 Airbus à la Libye.
« L’objectif pour Macky Sall était de choisir un homme de confiance, qui puisse canaliser les ambitions et convaincre les hommes politiques sur les priorités à établir », estime un proche. Si Philippe Bohn est nommé pour la première fois à la tête d’une entreprise, il était déjà chargé chez Airbus d’accompagner les campagnes de vente et les montages financiers en relation avec les décideurs politiques et économiques.
« À ce poste, vous avez accès à toutes les analyses de marché, les paramètres sur les cours du pétrole, vous avez la connaissance du marché d’aujourd’hui et de demain », analyse Yves Galland, ancien ministre de Jacques Chirac et ex-président de Boeing France. Son parcours et sa bonne connaissance des avions, des routes et des hommes sont donc susceptibles de rassurer bailleurs de fonds et fournisseurs.
Équilibre
Sa nomination peut apparaître comme une bonne nouvelle pour Airbus. « Depuis toujours, il existe des relations fortes entre le groupe français et le Sénégal, notamment au niveau militaire, mais il y a aujourd’hui une vraie mise en concurrence qui s’opère en Afrique. Airbus a perdu le marché des turbopropulseurs d’Air Côte d’Ivoire au profit de Bombardier. Il sera plus facile pour Airbus de parler à la compagnie avec lui à sa tête », admet un professionnel du secteur.
Philippe Bohn prévient cependant qu’il ne sera pas « mono produit ». Il attend impatiemment « le premier coup de fil de Boeing, d’Embraer et de Bombardier ». Professeur de yoga à ses heures perdues, il semble déjà bien rompu aux numéros d’équilibre.
Chaises musicales
L’arrivée de Philippe Bohn à la direction générale d’Air Sénégal a occasionné un petit jeu de chaises musicales. Son prédécesseur, Mamadou Lamine Sow, devient président du conseil d’administration en lieu et place de Thierno Niane, par ailleurs directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, seul actionnaire de la compagnie. Ex-directeur général de l’Agence nationale de l’aviation civile sénégalaise (ANACS) et ancien conseiller spécial du président Macky Sall dans ce domaine, c’est lui qui avait négocié l’acquisition des deux ATR d’Air Sénégal.
Avec jeuneafrique