Privatisation, accord avec le groupe Avril, Karim Wade… En exclusivité pour “Jeune Afrique”, l’homme d’affaires franco-sénégalais s’explique, alors qu’il finalise la cession de Suneor à l’État.
Au siège du groupe Advens, à Paris, Abbas Jaber semble serein, presque soulagé, en ce 16 novembre. Depuis quelques années, il cherchait une solution au problème que constituait Suneor. En raison de l’effondrement drastique de ses revenus depuis 2012 et de pertes croissantes, l’entreprise sénégalaise était devenue, pour lui et ses équipes, un fardeau. Le 13 février, une première issue s’était profilée, avec la signature d’un protocole d’accord entre Advens et l’huilier français Avril (ex-Sofiprotéol) pour la cession de l’activité trituration de Suneor. Mais, refusant une « balkanisation », l’État du Sénégal avait bloqué l’opération. Le 26 octobre, il a ouvert à Abbas Jaber la porte de sortie que celui-ci attendait, en offrant de lui racheter ses parts.
Aucun doute, la décennie écoulée depuis la finalisation de la privatisation de l’ex-Société nationale de commercialisation des oléagineux du Sénégal (Sonacos) aura été perdue. Pour la filière et pour l’économie du pays… Dans l’affaire, c’est peu de dire qu’Abbas Jaber ne s’est pas senti soutenu, ni par les décisions des autorités sénégalaises depuis 2008, ni par des responsables français (dont il est un compatriote, en étant aussi de nationalités libanaise et sénégalaise) qui ont pris l’habitude de l’ignorer.
Même sans Suneor, mais toujours avec la société Geocoton, Advens, c’est pourtant une présence dans plus de dix pays africains, plus de 200 millions d’euros de revenus et des projets dans la farine, semble dire Abbas Jaber, qui entend poursuivre ce qu’il considère comme une stratégie visionnaire, au service de la production agricole en Afrique.
Jeune Afrique : Le 26 octobre, vous avez accepté de céder vos parts majoritaires dans Suneor à l’État. Pourquoi et dans quelles conditions ?
Abbas Jaber : J’ai accepté de céder les parts du groupe Advens dans Suneor à l’État du Sénégal à la demande des autorités. Nous avions du mal à maintenir cette société à flot en raison de l’invasion de l’huile de palme asiatique bon marché et de la faiblesse de la filière arachidière.
Vous n’étiez plus capable de garder Suneor en vie ?
La filière arachidière est un domaine éminemment politique. Sans le soutien de l’État, Suneor n’est pas viable. En 2008-2009, après les émeutes de la faim qui avaient vu le cours des huiles végétales s’envoler de 700 à 1 500 dollars la tonne, le Sénégal a décidé de bloquer nos prix de vente par arrêté. Cela se comprend du point de vue du consommateur, mais cela a engendré des pertes colossales pour Suneor.
Côté arachide, l’exportation de la graine a été libéralisée en 2010, de nombreux opérateurs chinois ont acheté massivement les meilleures graines, privant ainsi tous les huiliers de cette matière première indispensable et les paysans des bonnes semences. Nos usines tournaient à 15 % ou 20 % de leur capacité, et cela sans que l’on nous autorise à faire un plan social ou à envisager la fermeture d’un site.
Pourquoi l’État sénégalais a-t-il attendu le 26 octobre pour décider de racheter vos parts ?
Nous avions signé en février un partenariat avec Avril pour sortir de cette crise, mais il a été rejeté par les autorités. Depuis, c’est redevenu une priorité pour le pays.
Le départ d’Advens de Suneor est-il une bonne chose pour l’avenir de la filière ?
C’est une question de volonté politique. La santé de la filière dépend beaucoup des décisions prises à ce niveau. Si sa restructuration est autorisée et que les mesures d’accompagnement pour le raffinage sont mises en place, les résultats de Suneor repartiront aussitôt à la hausse. La gestion d’Advens n’est pas et n’a jamais été le problème.
Dans la pratique, comment se passera votre désengagement ?
Les modalités font l’objet de discussions. C’est une cession à l’amiable. Tout se passe dans un très bon état d’esprit et l’opération sera conclue dans les jours à venir. La campagne sera assurée.
Ce n’est donc pas une expropriation…
Non. Ces pratiques sont d’une autre époque. Le Sénégal est un État de droit très soucieux de la protection des investissements.
À quel prix cédez-vous vos parts ?
Les pourparlers sont en cours. Je m’attends simplement à un prix juste et équitable.
Dans un rapport récent, l’Inspection générale d’État (IGE) affirme que la Sonacos n’a pas été cédée à son juste prix. Que répondez-vous ?
Lors de la privatisation, il y avait deux postulants, Guerte Sénégal, accompagné de Sofiprotéol [aujourd’hui Avril], d’une part, et Advens d’autre part. L’opération s’est déroulée de manière transparente. Notre offre était la mieux-disante, conforme au cahier des charges et à la valorisation qui avait été faite par BNP Paribas, conseil de l’État. Le candidat malheureux n’avait pas répondu au cahier des charges et a donc été disqualifié.
L’IGE estime aussi que vous n’avez pas respecté vos obligations en matière d’investissement, ne réalisant que la moitié de ce qui était prévu…
L’IGE n’a considéré que les investissements réalisés jusqu’en 2010 et non ceux effectués jusqu’en 2014, date de son intervention.
Vous avez été pendant dix ans aux premières loges de la politique arachidière du Sénégal. Comment la jugez-vous ?
Jusqu’à une époque récente, il n’y a pas eu de politique publique en la matière. Au Sénégal, les exploitations sont familiales et couvrent de 2 à 5 hectares. La priorité devrait être donnée aux rendements, aujourd’hui très faibles [700 kg/hectare], si on les compare à ceux des États-Unis et de la Chine, où ils peuvent atteindre 4 ou 5 tonnes l’hectare. En augmentant les rendements, on augmente le revenu des paysans, on rend l’arachide du Sénégal plus compétitive sur le marché mondial et on enlève un poids au budget de l’État. C’est l’un des objectifs du Plan Sénégal émergent.
Avec Karim Wade, nous avons eu des rapports amicaux, jamais de relations économiques
Pourquoi le Sénégal veut-il relancer la filière sans vous ? Vos liens avec Karim Wade en sont-ils la cause ?
Je ne pense pas. Avec Karim Wade, nous avons eu des rapports amicaux, jamais de relations économiques, et cela a été démontré. D’ailleurs, les premières décisions qui ont fragilisé Suneor ont été prises lorsqu’il était ministre.
Une fois vos parts rachetées, l’État s’est engagé à privatiser à nouveau Suneor. L’entreprise qui la reprendra arrive-t-elle sur un terrain favorable ?
Oui, car l’arachide a retrouvé ses lettres de noblesse. En 2003 – début de la privatisation -, nous étions les seuls à y croire. Les autorités voulaient abandonner cette culture. Aujourd’hui, les candidats, et non des moindres, se bousculent au portillon.
Pourquoi ?
Le déficit en huile d’arachide de la Chine en est la principale raison. De l’ordre de 500 000 tonnes par an, il représente pour le Sénégal un potentiel de production annuelle de 1,5 million de tonnes. Le futur repreneur aura – dans la mesure où l’État s’implique davantage dans la restructuration de la filière – un boulevard devant lui. Ce sont les dix ans de gestion d’Advens qui ont permis que Suneor soit encore debout aujourd’hui et intéresse tant les repreneurs.
Pourquoi le protocole d’accord avec Avril, signé en février, n’est-il pas allé à son terme ?
L’État voulait une cession de l’entreprise dans sa globalité, en incluant les deux métiers, trituration et raffinage. Nous avons suggéré au groupe Avril de conclure un accord dans ce sens, mais ce dernier ne nous a pas suivis.
Vous avez débuté dans les années 1990 comme négociant. Lorsque vous reprenez la Sonacos, c’est dans l’objectif de transformer votre groupe en opérateur agro-industriel. Considérez-vous avoir échoué ?
Pas du tout ! Le groupe Advens détient d’autres activités industrielles que celle de Suneor, avec un vrai succès. Geocoton est le premier industriel indépendant dans le coton en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. Nous sommes présents dans 12 pays, nous travaillons avec 20 millions de paysans et possédons 34 unités industrielles.
Lorsqu’elle était publique [sous le nom de Dagris], cette entreprise a perdu 65 millions d’euros en 2006 et 25 millions d’euros en 2007. Elle enregistre aujourd’hui entre 8 millions et 10 millions d’euros d’Ebitda. Là non plus, en 2006, personne n’y croyait. Nous avons relevé le défi. Et c’est une réussite.
Pourquoi cela a-t-il fonctionné avec Geocoton et pas avec Suneor ?
Parce que le coton nécessite obligatoirement une transformation alors que l’arachide peut être vendue à n’importe qui. Par ailleurs, les grands producteurs de coton, comme le Mali et le Burkina, bénéficient d’une tradition agricole.
La farine reste un point important de notre stratégie car l’Afrique en est un grand consommateur
Où en est votre stratégie de développement dans la farine ?
Les choses avancent, mais pas aussi vite que nous le souhaitons. La farine reste un point important de notre stratégie car l’Afrique en est un grand consommateur et la France est un très grand producteur de blé.
L’Afrique intéresse beaucoup pour ses produits d’exportation mais elle a du mal à nourrir sa population. Le continent a-t-il suffisamment de place pour nourrir les Africains et le reste du monde ?
La Chine et l’Inde, du fait de leur croissance à deux chiffres ces dernières années, ont plus que doublé leur consommation de denrées alimentaires. Les deux pays représentent plus de 30 % de la population mondiale, et pèsent donc sur la demande. Par ailleurs, l’Afrique a une forte croissance démographique, sa population va passer de 1 milliard à 2 milliards dans vingt ans. Ce continent a une chance inouïe, car il détient les dernières réserves foncières mondiales.
C’est l’Afrique qui va sauver le monde de la famine annoncée. Nous l’avons compris il y a quinze ans, lorsque nous étions traders. Aujourd’hui, c’est une évidence. Dans son état actuel, le continent est comparable au Brésil des années 1980 : mêmes terres, mêmes types d’exploitations. Or ce pays est devenu en trente ans l’un des principaux greniers du monde. C’est une opportunité pour l’Afrique.
En attendant, l’insuffisante création d’emplois et la malnutrition provoquent toujours un exode important vers l’Europe…
En aidant l’Afrique à développer et à moderniser son agriculture, la France et l’Europe lui permettront de fixer les nombreux candidats à l’émigration, et ce à bien moindre coût qu’en luttant contre l’immigration clandestine. Cela évitera aussi tous les fléaux et drames que celle-ci engendre. Et puis l’Europe va avoir besoin de l’Afrique pour se nourrir.
Le Sénégal est dirigé par un président qui a le souci de le mener haut et loin
Né à Thiès, vous êtes de nationalité sénégalaise. Comment voyez-vous ce pays évoluer ?
Le Sénégal est mon pays et je suis très optimiste quant à son évolution. C’est un État démocratique, situé à un carrefour géographique, économique et culturel. En outre, il est dirigé par un président qui a le souci de le mener haut et loin.
Tout le monde ne se réjouit pas autant que vous…
Macky Sall est arrivé au pouvoir dans un contexte mondial très difficile. Il a déjà beaucoup fait. Pour le reste, il faut lui laisser le temps.
Où en êtes-vous dans le chemin de fer ?
Nous avons pris, à la demande de la Banque mondiale, le contrôle de Transrail en 2007, au moment où l’entreprise était à genoux. Le Sénégal et le Mali se sont engagés à plusieurs reprises à amender la concession, qui est inopérante. Ce n’est toujours pas fait et cela fragilise énormément l’entreprise. Des médiateurs ont été nommés de part et d’autre, ils doivent rendre leur rapport dans les jours qui viennent.
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La France se positionne désormais de manière plus offensive en Afrique. Votre groupe, qui est aussi français puisqu’il est basé à Paris, a-t-il reçu le soutien que vous attendiez ?
Non ! De par notre complémentarité, nous aurions pu créer avec le groupe Avril un grand champion français agroalimentaire en Afrique. Je leur ai tendu la main mais il semble que mon appel n’ait pas été entendu.
Vos origines libanaises et le fait que vous ne soyez pas issu de l’establishment français expliquent-ils aussi ce manque de soutien ?
C’est vous qui le dites…
avec jeuneafrique