Ses relations avec le « Guide » et la chute de celui-ci, le rôle de Nicolas Sarkozy, mais aussi sa vie en Afrique du Sud et ses tentatives pour influer sur le sort de son pays. Pour la première fois, Béchir Saleh, ancien directeur de cabinet et ex-patron du fonds souverain libyen, livre une part de sa vérité.
Béchir Saleh, 71 ans, est un personnage discret, soigné, courtois et insaisissable. Dans le salon cosy du Saxon Hotel, où Nelson Mandela vécut quelque temps après sa libération, celui qui fut pendant quatre décennies l’un des plus proches collaborateurs de Kadhafi et l’un de ses derniers fidèles reçoit Jeune Afrique avec d’infinies précautions.
Nous sommes à Sandton, faubourg huppé de Johannesburg. Le ciel du printemps austral est d’un bleu métallique, et au terme d’un entretien de plus de deux heures, seulement interrompu par les appels à la prière que son smartphone émet automatiquement, nous ne saurons ni d’où vient Béchir Saleh, ni où il repart : celui qui, il n’y a pas si longtemps, se rendait à un rendez-vous avec un chef d’État africain ami de passage en Afrique du Sud allongé sur la banquette arrière d’une voiture reste prudent.
Réfugié en Afrique du Sud depuis son exfiltration rocambolesque de France entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2012, l’ancien directeur de cabinet de Kadhafi et ex-patron du fonds souverain d’investissement libyen sait que tant de gens, à Paris comme à Tripoli, voudraient qu’il parle. Ou ne parle pas…
Nul ne lui a jamais reproché d’avoir trempé dans les exactions du régime, seulement d’avoir fermé les yeux. Mais avait-il le choix ?
Béchir Saleh a aimé Kadhafi et ce dernier en avait fait son confident. Il ne le reniera jamais. Il a été l’homme des missions diplomatiques secrètes, en France, bien sûr, où ce francophile assumé tutoyait Nicolas Sarkozy, Dominique de Villepin, Claude Guéant, Alain Juppé et quelques autres, mais aussi en Europe et bien sûr en Afrique. Rares sont les chefs d’État du continent des années 1980, 1990 et 2000 qui ne l’ont pas fréquenté et, pour la plupart, apprécié.
Car celui que l’on surnommait « le Noir de Kadhafi » cumulait les atouts : il savait murmurer à l’oreille du « Guide », gardait pour lui les secrets d’État – en particulier les plus compromettants pour ses hôtes – et, surtout, était fréquentable. « Je n’ai pas de sang sur les mains, je n’ai tué personne », dit-il : exact. Nul ne lui a jamais reproché d’avoir trempé dans les exactions du régime, seulement d’avoir fermé les yeux – mais avait-il le choix ?
Par contre, on lui a prêté une fortune colossale, des milliards de dollars et la clé des comptes secrets de Kadhafi. Fantasmatique, bien sûr, comme souvent en pareil cas. Si Béchir Saleh a eu de l’argent, une belle villa à Tripoli, un joli ranch à 40 km au sud de la capitale libyenne, une propriété en France où réside toujours son épouse (qui a obtenu la nationalité française sous Sarkozy) et des comptes bancaires, les pillages, le gel de ses avoirs et les rudesses de l’exil ont depuis eu raison de sa fortune. De l’avis de ses proches, celui que les médias appelaient aussi « le caissier de Kadhafi » vit modestement non loin de Johannesburg, aidé par quelques amis et par sa famille.
Mêlée
Pour autant, l’homme qui a recommencé à faire parler de lui sur la scène intérieure libyenne il y a un an, en pilotant à distance une réunion de tous les notables du Fezzan dans sa ville natale de Traghan afin de faire entendre la voix de cette région délaissée par la révolution, a décidé de se lancer dans la mêlée.
Fin août, pris en charge par Jean-Yves Ollivier, homme d’affaires français atypique et médiateur de l’ombre au carnet d’adresses quasi planétaire, Béchir Saleh a rencontré une demi-douzaine de chefs d’État africains. Avec un double objectif : organiser sur le continent une conférence de paix interlibyenne avec l’appui de l’Union africaine et se présenter comme l’homme du consensus à même de réconcilier les factions.
Cet entretien exclusif, dans lequel le dernier des kadhafistes, devenu – à l’écouter – le premier des démocrates, livre une part de sa vérité (une part seulement : il serait bien naïf de croire qu’il nous a tout dit), est donc à lire comme une sorte de solde de tout compte de ses vies précédentes. Le soleil se couche sur Sandton. C’est l’heure de la prière du Maghrib, qu’il ne manque jamais, où qu’il se trouve. Béchir Saleh s’éclipse, furtif, chaleureux, inquiet et soulagé à la fois.
Jeune Afrique : Beaucoup de choses contradictoires ont été écrites sur vous, à commencer par votre pays de naissance. La fiche Wikipédia qui vous est consacrée hésite : Traghan en Libye ou Agadez au Niger ? Arabe ou toubou ?
Béchir Saleh : Je suis Béchir Saleh Béchir, né le 24 juillet 1946 à Traghan, district de Mourzouk dans le Fezzan libyen, au sein de la tribu arabe des Beni Miskine – laquelle est originaire du Maroc. Je suis fils d’infirmier. J’ai d’abord été scolarisé à Sebha, dans l’école où se trouvait un certain Mouammar Kadhafi, de quatre ans mon aîné. Puis à Mourzouk, et enfin à Tripoli, où j’ai obtenu un diplôme en sciences et en mathématiques. En 1967, j’ai été affecté comme enseignant à Mourzouk.
Quelle était alors votre position vis-à-vis du régime du roi Idriss ?
Celle de tous les enseignants : contestatrice, nationaliste arabe, mais pas particulièrement activiste. Lorsque éclate la révolution du 1er septembre 1969, je suis un professeur installé dans la vie. Marié, avec une voiture, une villa. L’action et les slogans des jeunes officiers qui ont renversé la monarchie m’enthousiasment. Très vite, je suis choisi comme numéro deux du comité révolutionnaire de la préfecture du Fezzan, à Sebha. En 1974, ce même comité m’élit comme gouverneur. Deux ans plus tard, me voici responsable de l’Organisation de soutien aux mouvements de libération à Tripoli. C’est alors que Kadhafi me déclare : « Ta place est à mes côtés. »
À quand remonte votre première rencontre avec Mouammar Kadhafi ?
À 1974, lorsque j’ai été élu gouverneur du Fezzan. En 1976, Kadhafi – qui voulait me spécialiser dans l’Afrique subsaharienne – m’a envoyé comme ambassadeur en Centrafrique. Il venait tout juste d’obtenir la conversion de Bokassa à l’islam sous le nom d’Ahmed Salaheddine et il souhaitait que j’assure le suivi. Je suis resté à Bangui jusqu’en 1979 et mes relations avec Bokassa étaient excellentes. J’ai observé les multiples voyages du président Valéry Giscard d’Estaing en Centrafrique, ainsi que la manière dont ce dernier a fini par sacrifier son hôte sur l’autel de la politique intérieure française. J’en ai profité, aussi, pour apprendre la langue de Molière.
Est-il exact que vous ayez joué un rôle dans la libération, en 1977, de l’ethnologue française Françoise Claustre et de son époux, retenus en otage par le rebelle tchadien Hissène Habré dans le Tibesti ?
C’est exact. En mars 1976, Abdel Salam Jalloud, alors Premier ministre, m’a fait venir à Tripoli. « Je veux que tu obtiennes la libération des Claustre, je veux faire plaisir à mon homologue et ami Jacques Chirac », m’a-t-il dit. Je me suis donc rendu dans les montagnes du Tibesti, où j’ai rencontré Hissène Habré. Les négociations ont été très difficiles. J’y ai risqué ma vie. Je suis revenu à Tripoli avec Goukouni Weddeye, qui à l’époque combattait avec Habré. Les pourparlers ont continué et les époux ont finalement été libérés en Libye.
En 1980, vous passez de Bangui à Dar es-Salaam, de Bokassa à Julius Nyerere. Ce n’est pas le même genre d’interlocuteur…
Non, pas du tout. J’ai d’abord dû attendre sept mois avant de présenter mes lettres de créance comme ambassadeur en Tanzanie. Motif : ces lettres étaient signées côté libyen par le Premier ministre Jalloud et par le secrétaire général du Congrès populaire, non par Kadhafi, qui était au-dessus de tout ça. Nyerere n’en démordait pas : il exigeait la signature de Kadhafi ! Il a fallu que je me débrouille pour le rencontrer hors de Tanzanie, en marge d’une conférence à Nairobi, pour qu’il accepte enfin. Je suis resté quatre ans et demi là-bas, et Nyerere est devenu l’un de mes mentors. Quand je lui ai présenté mes adieux, il m’a dit : « Retiens bien la leçon : aucun problème ne tombe du ciel, tous peuvent donc être résolus par le dialogue. » Je ne l’ai pas oublié.
En 1984, vous voici ambassadeur en Algérie…
Avec le président Chadli Bendjedid, tout était fluide. Chadli est allé plusieurs fois à Tripoli et Jalloud était en quelque sorte invité permanent à Alger. Nos deux pays étaient très proches. En 1986, je suis rappelé en Libye, où je redeviens gouverneur. D’abord à Mourzouk, puis à Sebha, toujours au Fezzan. Quatre ans plus tard, en 1990, j’occupe les fonctions de secrétaire aux relations extérieures du Congrès populaire. Un jour de 1994, Kadhafi m’appelle et me nomme chef du protocole d’État, un poste très important qui me permettra d’enrichir considérablement mon carnet d’adresses, en Afrique et ailleurs. C’est alors que commence ma vie auprès de lui.
Au point de devenir, en 1998, son directeur de cabinet…
Oui, mais je n’en ai jamais eu le titre. J’en assumais les fonctions, c’est tout, sans décret. La première tâche qu’il m’a confiée a été de travailler sur le projet de transformation de l’OUA [Organisation de l’unité africaine] en Union africaine, lequel aboutira quatre ans plus tard à Durban, en Afrique du Sud. J’ai occupé ce poste jusqu’à la chute de Kadhafi, en 2011. C’est moi qui ai amené le Guide à s’ouvrir à l’Occident, à négocier avec les Américains, à voyager en Europe et à devenir fréquentable.
Vous êtes aux côtés de Kadhafi, mais, à vous entendre, le côté détestable du personnage, notamment les persécutions et disparitions d’opposants, vous échappe. Prenons les cas de Brahim Bechari, Mansour Kikhia et Hassan Ishkal, trois ex-collaborateurs de Kadhafi vraisemblablement morts assassinés sur son ordre. Qu’en dites-vous aujourd’hui ?
Lorsque Hassan Ishkal est décédé, j’étais ambassadeur à Alger. Pour Bechari, c’était un accident de la route, je le certifie, son chauffeur était de mon village. Bechari était un ami et j’ai assisté à son enterrement à Benghazi. Quant à Mansour Kikhia, j’ai appris qu’il avait été enlevé, puis qu’il avait disparu, mais je ne le connaissais pas.
Et l’imam chiite libanais Moussa Sadr, lui aussi disparu en Libye ?
J’étais à Bangui. Je ne sais rien de plus que vous.
À quand remontent les relations particulières que vous entretenez avec la France ?
À l’époque où je tentais d’arracher Françoise Claustre des griffes de Hissène Habré. J’ai toujours été francophile et, avec mon épouse libanaise, nous avons toujours parlé français en famille. On me l’a d’ailleurs beaucoup reproché dans l’entourage de Kadhafi : j’étais l’homme de la France, alors que je pensais simplement que Paris et Tripoli pouvaient faire de grandes choses en Afrique. Le Guide m’a d’ailleurs beaucoup utilisé en ce sens.
Entre 1995 et 2007, j’ai été reçu à plusieurs reprises par le président Chirac, par son conseiller Claude Gourdault-Montagne, par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur – c’est d’ailleurs lui qui a demandé à faire ma connaissance et je l’ai fait inviter en Libye –, par son collaborateur Claude Guéant, etc. Lorsque Sarkozy a été élu, Kadhafi l’a appelé pour le féliciter, et j’ai servi de traducteur.
Il ne faisait aucune confiance aux garanties françaises, encore moins à celles du Qatar
« Qui servira de contact entre vous et moi ? » a demandé le président français. Et d’ajouter : « Je propose que ce soit Béchir Saleh. » « D’accord, a répondu Kadhafi. Après tout, il parle votre langue. Et de votre côté ? » « Ce sera mon conseiller [et futur ambassadeur à Tunis] Boris Boillon », a spécifié Sarkozy. La suite, vous la connaissez : deux visites officielles, celle de Sarkozy à Tripoli et celle de Kadhafi à Paris, au cours de la même année 2007. Puis tout se brouille.
En février 2011, la guerre civile éclate en Libye et, en mars, la France s’engage militairement, avec les Britanniques et les Américains, aux côtés des insurgés et contre Kadhafi. Vous, l’ami de la France, êtes dans une position délicate…
Certes. J’ai demandé à Kadhafi : « Envoyez-moi à Paris contacter mes amis, je vais tenter de les calmer. » Avec son accord, j’ai rencontré Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, et dîné au Ritz avec Claude Guéant, le secrétaire général de l’Élysée, lequel est venu accompagné de Hamad Ibn Jassem, ministre qatari des Affaires étrangères. Tous deux m’ont remis une proposition écrite pour Kadhafi précisant que, s’il quittait le pouvoir et se retirait chez lui, à Syrte, il ne lui arriverait rien. Je suis aussitôt reparti pour Tripoli avec la lettre, dont la teneur ne me semblait pas aberrante.
Le 6 février, en effet, quelques jours après le début des premières manifestations à la suite du renversement de Ben Ali en Tunisie, Kadhafi avait évoqué l’hypothèse de son retrait lors d’une conversation avec le président sud-africain Jacob Zuma, à laquelle j’ai assisté. Il avait même prévu de l’annoncer lors d’une réunion des comités révolutionnaires, puis de disparaître comme une grenouille après un saut.
Mais, cette fois, Kadhafi a refusé l’offre : il ne faisait aucune confiance aux garanties françaises, encore moins à celles du Qatar. Je suis donc retourné à Paris, où cette fois Nicolas Sarkozy m’a reçu. Kadhafi m’avait donné l’ordre de ne poser, de sa part, qu’une seule question au président : « Pourquoi me fais-tu cela ? » Réponse de Sarkozy : « Parce que tu te moques de moi. »
Que voulait-il dire, selon vous ?
Selon lui, la partie libyenne n’avait pas respecté certains grands contrats. Il faut dire que l’achat par Tripoli d’avions Rafale, d’hélicoptères et d’autres équipements militaires français pour plus de 4 milliards de dollars [3,3 milliards d’euros] s’était heurté à la très vive opposition des chefs de notre armée, habitués aux matériels russes.
Dans l’entourage même de Kadhafi, ses fils Seïf el-Islam, Mouatassim et Saadi, ainsi que le Premier ministre Baghdadi Mahmoudi, étaient contre tout lien privilégié avec la France. Cela faisait du monde et les contrats militaires étaient effectivement bloqués. Malgré cela, au cours de notre entretien, j’ai persuadé Nicolas Sarkozy de proposer à Kadhafi l’organisation d’une conférence de paix interlibyenne à Tripoli, précédée d’un cessez-le-feu. Restait à choisir la date.
« Ce sera le 14 juillet », a annoncé Sarkozy. « Tout sauf ce jour-là, je ne vais quand même pas lui faire ce cadeau », a rétorqué Kadhafi quand je lui ai soumis la proposition. Après concertation avec l’Élysée et avec Dominique de Villepin, qui, bien que redevenu simple avocat d’affaires, était partie prenante dans le dossier libyen en liaison avec ses amis qataris, une nouvelle date a été retenue pour la conférence de paix : le 20 août.
Le 16, j’ai quitté Tripoli – alors presque encerclée par les troupes rebelles – pour me rendre à Djerba, en Tunisie, où m’attendait Villepin. De là, il était prévu que nous nous rendrions en jet privé à Doha – Sarkozy tenait absolument à inclure le Qatar dans les pourparlers –, puis à Paris. J’étais en route, non loin de Zouéra, lorsque Kadhafi m’a téléphoné : « Où vas-tu, Béchir ? Pourquoi es-tu si pressé ? » Je lui ai expliqué mon voyage. « Hors de question ! Si tu vas au Qatar, le peuple libyen te découpera en morceaux ! » J’ai fait demi-tour et suis rentré chez moi, en attendant la fin de l’histoire.
Une semaine plus tard, Tripoli tombe entre les mains des rebelles. Où êtes-vous ?
Dans ma propriété, au sud de la capitale. Ma résidence de Tripoli est entièrement pillée et je me réfugie dans mon ranch, avec mon épouse et mes quatre enfants. Le 20 août, la milice de Zintan attaque ma ferme à l’arme lourde. Ma femme et mes enfants se réfugient dans la cave à l’abri d’une porte blindée, puis profitent d’une accalmie pour s’enfuir. Je les crois morts, et inversement.
En fait, moi je me cache chez des voisins. Le 22, je décide de me livrer. À ma grande surprise, le chef de la milice, Brahim al-Madani, me place sous sa protection et me met en contact avec des officiers des Forces spéciales françaises présents à Tripoli, lesquels informent l’Élysée. Pendant trois mois, je me morfonds en résidence surveillée. Je téléphone à mes amis chefs d’État africains : ATT du Mali, Issoufou du Niger, Compaoré du Burkina, Sassou Nguesso du Congo, Zuma d’Afrique du Sud, Wade du Sénégal. Des diplomates français me rendent visite, s’enquièrent de ma santé, et c’est à la télévision que j’apprends la mort de Kadhafi, le 20 octobre.
Je cherche à sortir de là, mais j’ignore comment. Jusqu’au jour où, à la suite d’une intervention conjointe des Français et de Jacob Zuma, le président du Conseil national de transition Mustapha Abdeljelil me convoque. Il m’embrasse et me dit que je suis libre de partir. Nous sommes le 13 novembre 2011. Aussitôt, je quitte Tripoli pour Tunis, accompagné de Brahim al-Madani. Là, l’ambassadeur Boris Boillon me reçoit et je gagne Paris.
… À bord du jet privé d’Alexandre Djouhri. Quel rôle exact cet homme d’affaires français proche de Dominique de Villepin et de Dominique Strauss-Kahn a-t-il joué auprès de vous ?
Djouhri est un ami personnel depuis longtemps. C’est lui qui m’a présenté à Nicolas Sarkozy quand ce dernier était ministre de l’Intérieur. Il est présent dans le milieu des affaires, pas en politique, et il m’a rendu visite à deux reprises ici en Afrique du Sud. Certains disent du mal de lui, ce ne sera jamais mon cas.
En réalité, vous n’étiez pas le seul à vous occuper des relations entre Tripoli et Paris sous Kadhafi. Les chefs des services de sécurité Moussa Koussa et Abdallah Senoussi avaient eux aussi leurs entrées dans l’entourage de Sarkozy…
C’est exact. Mes contacts étaient Sarkozy et Guéant, et c’est Djouhri qui m’a introduit auprès d’eux.
Avez-vous travaillé avec Ziad Takieddine, autre homme d’affaires, franco-libanais celui-ci, proche de Claude Guéant, rival de Djouhri et intermédiaire dans les contrats militaires avec la Libye ?
Jamais. Je ne le connais pas. Je serais incapable de le reconnaître dans la rue. Ceux qui disent le contraire mentent.
De 2006 à 2011, vous avez cumulé vos fonctions de directeur de cabinet avec celles de patron du Libya Africa Investment Portfolio, le LAP. Une formidable machine à cash au capital de 5,5 milliards de dollars. La France en a-t-elle profité ?
Absolument. C’est moi qui, à ce titre, ai signé en 2007 l’achat de onze Airbus pour notre compagnie Afriqiyah, filiale du LAP. Kadhafi m’a demandé si, à cette occasion, des Français avaient reçu des commissions. Je lui ai répondu non – en tout cas à ma connaissance.
On a du mal à vous croire. Beaucoup de témoignages suggèrent que le LAP servait aussi de caisse noire au régime !
Non ! 99% de ce qui se dit à ce sujet est faux. Le LAP, c’est Afriqiyah, c’est Oil Libya, ce sont 40 hôtels à travers l’Afrique qui appartiennent toujours à l’État libyen. J’ai remis des comptes transparents au nouveau régime. Cela n’a pas empêché mes ennemis de prétendre que j’étais à la tête d’une fortune de 7 milliards de dollars et que je détenais la clé des comptes secrets de Kadhafi. Ce sont les ravages de la jalousie.
Pouvez-vous jurer que vous, Béchir Saleh, n’avez jamais corrompu personne ?
Jamais. D’autres, je ne sais pas, mais moi non. Je n’ai jamais apporté de valises de billets à qui que ce soit. Bien sûr, quand un chef d’État africain venait nous rendre visite, nous le prenions intégralement en charge et nous lui donnions de l’argent de poche. C’était dans nos traditions et ce n’est pas de la corruption.
Arrivé à Paris en novembre 2011, vous y demeurez jusqu’en mai 2012. Puis, sentant l’étau judiciaire se resserrer autour de vous, vous décidez de partir. Aviez-vous peur d’être arrêté ?
J’ai quitté la France le 3 mai, quelques jours avant le second tour de l’élection présidentielle. Jusque-là, Nicolas Sarkozy avait refusé les demandes d’extradition me visant émises par les nouvelles autorités libyennes, lesquelles, malgré les promesses d’Abdeljelil, exigeaient mon arrestation. Sarkozy risquait de perdre l’élection face à François Hollande, et je me doutais que ce dernier n’hésiterait pas à me livrer à Tripoli.
Mes amis, notamment Djouhri, ont facilité mon départ vers le Niger, d’abord, où le président Issoufou m’a accueilli pendant un mois, puis en Afrique du Sud. J’y vis toujours. Je n’ai pas remis les pieds en France depuis.
Nos confrères de Mediapart ont publié en avril 2012 un document portant sur un financement de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy de 2007 par des fonds secrets libyens. Document qualifié de « crédible » par Ziad Takieddine. Pour votre part, vous avez exprimé vos « expresses réserves » sur son authenticité. Les maintenez-vous ?
Oui. Ce document fait état d’une rencontre à laquelle j’aurais participé à Tripoli en octobre 2006 avec Moussa Koussa, Abdallah Senoussi, Brice Hortefeux, Takieddine et d’autres. On parle aussi d’une lettre que Koussa m’aurait envoyée en tant que président du LAP pour débloquer 50 millions d’euros. Tout cela est faux, je n’ai jamais assisté à une telle réunion, ni reçu cette lettre. C’est une salade franco-française. Pourquoi veut-on y mêler la Libye ?
Où en est votre situation juridique personnelle ?
Je suis toujours sous sanctions de l’UE, il m’est donc interdit de me rendre dans l’espace Schengen.
En 2013, votre épouse Kafa Kachour a été condamnée par la justice française pour l’« esclavage domestique » de quatre ressortissants tanzaniens employés dans sa résidence de Prévessin-Moëns, non loin de la frontière suisse. Qu’en dites-vous ?
C’est aberrant. Regardez-moi : je suis noir. Ma femme libanaise a épousé un homme noir et on l’accuse d’être raciste ! La police a contraint des gens – dont certains travaillaient pour nous depuis vingt-cinq ans, que nous avons payés, nourris, soignés – à produire des faux témoignages. Mon épouse se débat avec ce problème en France. Ils exigent d’elle une amende de 300 000 euros, vous vous rendez compte ?
À combien s’élève votre fortune personnelle ?
Je ne suis pas un homme riche, contrairement à la légende. Dieu pourvoit à mes besoins. Mes enfants travaillent et m’aident. Des amis aussi. Si je vous demande 1 000 euros, allez-vous me les refuser ?
Quel est votre statut en Afrique du Sud ?
Celui de résident, et je dispose de documents qui me permettent de voyager.
Vous êtes un exilé, mais vous ne vous y résignez pas. Vous avez décidé de revenir sur la scène politique libyenne, avec de grandes ambitions. Pourquoi ?
Cela fait six ans que la Libye, mon pays, se déchire. Je ne peux plus rester spectateur. J’ai des contacts avec tous les camps et mon objectif est d’organiser d’ici à la fin de cette année une conférence de paix totalement inclusive, entre Libyens, en terre africaine et avec l’appui de l’UA. Quatre-vingt-dix pour cent de nos problèmes sont dus aux ingérences extérieures, nous devons penser « Libya first » et « Africa first ». Le but : construire un État démocratique et pour cela mettre en place un gouvernement provisoire unique chargé d’élaborer une nouvelle Constitution et de préparer des élections. Une amnistie générale, le retour de tous les exilés et le désarmement des milices constituent évidemment des préalables. Tout comme le soutien d’une force de maintien de la paix purement africaine.
Qui, en Afrique, appuie votre initiative ?
Le président Zuma, tout d’abord. Il m’a remis une lettre d’introduction auprès de ses pairs dans laquelle il leur demande de me recevoir et de m’écouter. Je rentre tout juste d’une tournée qui m’a amené au Sénégal, en Guinée, au Togo, au Niger et au Congo. Partout, les chefs d’État m’ont reçu : Macky Sall, Alpha Condé, Faure Gnassingbé, Mahamadou Issoufou, Denis Sassou Nguesso.
Il est vrai que je les connais tous. À la mi-septembre, j’irai au Tchad, au Soudan, au Rwanda, en Algérie et en Égypte. L’Union africaine est le cheval qui nous mènera à la réconciliation. Vouloir la marginaliser est une grave erreur.
Vous êtes accompagné, lors de vos tournées, par l’homme d’affaires et diplomate de l’ombre Jean-Yves Ollivier. Quel rôle joue-t-il auprès de vous ?
Jean-Yves Ollivier est un homme qui croit en Dieu, en l’amitié, en la négociation et en la paix. C’est un médiateur-né qui a joué un rôle positif crucial au Liban, aux Comores, en Angola, au Soudan, en RD Congo et surtout en Afrique du Sud à la fin de l’apartheid. C’est un Africain blanc. Je le connais depuis qu’il a mené, à la demande de Jacques Chirac, des négociations pour le règlement de l’affaire de l’attentat contre le DC10 de l’UTA, au début des années 2000. C’est un ami. Je lui ai demandé de m’aider dans cette mission. Il a accepté.
La rencontre fin juillet entre Fayez el-Sarraj et le maréchal Haftar en France, sous la houlette du président Macron, est-elle un pas dans la bonne direction ?
J’attends les résultats. S’ils sont bons, j’applaudirai. Sinon, je le dirai.
Je m’entretiens au téléphone avec Haftar, Sarraj, Seïf el-Islam, Ali Belhadj, Ahmed Kaddafeddem. Tout le monde me respecte
Que pensez-vous du maréchal Haftar ?
Les militaires sont avec lui, c’est incontestable. Mais s’il veut être président, il doit d’abord démissionner de l’armée comme l’a fait le maréchal al-Sissi en Égypte. Haftar est un ami et un patriote sincère. Pour autant, je n’accepte pas l’idée selon laquelle les Libyens ont forcément besoin d’un homme fort pour les diriger. Encore moins d’une dictature militaire.
Faut-il libérer Seïf el-Islam Kadhafi, Abdallah Senoussi, Baghdadi al-Mahmoudi et tous les anciens kadhafistes ?
Absolument. Ils font partie de la solution. L’ONU et la communauté internationale ont commis avec eux la même bêtise que les Américains en Irak lorsqu’ils ont refusé de parler avec les ex-baassistes, au point de les précipiter dans les bras de Daesh.
Parlez-vous avec tous ces gens ?
Tout à fait. Je m’entretiens au téléphone avec Haftar, Sarraj, Seïf el-Islam, Ali Belhadj, Ahmed Kaddafeddem, avec tout le monde. Car tout le monde me respecte.
La façon dont sont maltraités les migrants africains en Libye a quelque chose de révoltant. Cela vous gêne-t-il ?
Les migrations constituent une question prioritaire pour nous, mais aussi un problème qui nous dépasse. La solution passe par le développement des pays d’origine des migrants. Maintenant, il est vrai que le racisme existe en Libye, mais il n’est pas inscrit dans nos gènes. J’en suis la preuve vivante. Kadhafi disait : « S’il existait un produit pour devenir noir, je l’aurais pris depuis longtemps. »
Vous êtes un incurable kadhafiste…
Oui, dans la mesure où Kadhafi aimait la Libye plus que quiconque. On peut tout lui reprocher, sauf son amour de la patrie. Je l’ai connu, je crois, mieux que personne. J’étais avec lui pratiquement jour et nuit. Il ne m’a jamais fait peur. C’était un homme libre, différent, qui ne supportait pas qu’on touche à son pays, à son peuple, à sa religion. Il priait énormément, et nous avec lui. Kadhafi avait certes des côtés excessifs, extrémistes, mais il était ainsi, il fallait l’accepter. Dans le fond, c’était un chef de tribu qui considérait les Libyens comme ses enfants. On devait le suivre et lui obéir. Allez en Libye et vous serez étonné de voir combien, six ans après sa mort, Kadhafi est redevenu populaire. Les Libyens aiment autant Kadhafi qu’ils détestent Sarkozy.
Êtes-vous fier d’avoir collaboré avec lui jusqu’au bout ?
Et comment ! Je le dis devant tout le monde. À ses côtés, j’ai acquis mon master, mon PhD, mon agrégation. J’ai tout appris. Les Occidentaux ne supportent pas que quelqu’un leur dise non. Alors ils le peignent aux couleurs du diable. Les Africains, eux, savent à quoi s’en tenir. Lorsque je suis allé visiter la cellule de Nelson Mandela à Robben Island, le guide m’est tombé dans les bras en pleurant : « Pourquoi ont-ils tué Kadhafi ? Nous, Sud-Africains, lui devons tant, il nous a aidés plus que quiconque dans notre lutte. »
Quand rentrerez-vous en Libye ?
Dès que le processus démocratique sera engagé et que les milices auront été désarmées. La Libye me manque.
L’accord Sarraj-Haftar de La Celle-Saint-Cloud prévoit des élections générales au cours du premier semestre de l’année prochaine. Est-ce réaliste ?
Non. Je ne crois pas.
Serez-vous candidat à la présidentielle ?
Oui, si les Libyens le souhaitent. J’en ai le courage et j’en ai l’envie.
Avec jeuneafrique