L’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) organisait les 10 et 11 août dernier, à Bouna, un atelier sur la sécurisation des terres rurales éburnéennes. Jeune Afrique fait le point sur ce sujet épineux avec Gisèle Dutheuil, directrice du think tank indépendant Audace Institut Afrique, qui travaille sur ces questions.
Jeune Afrique : Quel est l’état des lieux de la sécurisation des terres en Côte d’Ivoire depuis la fin de la crise ?
Gisèle Dutheuil : La certification des terres en Côte d’Ivoire avance à tout petits pas. Seulement 4% des terres sont immatriculées en zone rurale malgré les investissements importants de l’Union Européenne, de la BAD, et de l’AFD, dans le foncier rural. Résultat : 96% des terres restent régis par le droit coutumier.
Le droit coutumier est un ensemble de traditions liées à la terre, reconnues par une communauté. Ces usages ont une valeur juridique au sein des villages mais ces connaissances orales reposent sur les autorités traditionnelles. Ces « sachants » sont de véritables cadastres vivants, mais il est maintenant urgent d’enregistrer toute cette connaissance avant qu’elle ne se perde.
Quels sont les freins à cette sécurisation des terres ?
En Côte d’Ivoire, la certification des terres est à la charge du demandeur. Ce sont les populations rurales qui elles-mêmes doivent financer des procédures longues et coûteuses. La certification de 20 ha avoisine le revenu annuel moyen d’une famille en zone rurale. C’est une raison suffisante pour comprendre les freins.
La certification de 20 ha avoisine le revenu annuel moyen d’une famille en zone rurale
Il faut en plus souligner une incompatibilité culturelle entre les termes de la loi (dite de 98) qui régit le foncier rural et la coutume. La loi prône la propriété privée individuelle alors que, traditionnellement, la propriété est plus familiale. Celui qui veut un titre foncier doit morceler la terre familiale. Cette phase n’est pas évidente à réaliser partout.
Notons que la Côte d’Ivoire a créé en 2016 une Agence Foncière Rurale (Afor) dont le directeur et le directeur adjoint ont été récemment nommés. Il reste à espérer que cette structure soit rapidement fonctionnelle et agisse en synergie avec la Direction du foncier rural pour mieux épouser les réalités locales et alléger la procédure et le coût de la certification. L’enjeu est important si la Côte d’Ivoire veut inclure ses zones rurales sur la voie du progrès.
Quelles solutions proposent Audace Institut Afrique ?
Suite à un travail de recherche de deux années, notre institut intervient dans quatre villages pilotes en Côte d’Ivoire, ce grâce à un financement de la Fondation allemande Friedrich Naumann. Notre programme Acteur Communau’Terre vise à améliorer la gouvernance locale de la terre au sein des villages. Il s’agit de donner des outils aux autorités traditionnelles, pour leur permettre de sauvegarder leurs fines connaissances des terres.
Concrètement il s’agit de réaliser des registres fonciers communautaires crédibles avec des données et des informations précises sur les familles et les terres. Grace au GPS, les villageois peuvent créer la carte de leur village mais nous les aidons également à délimiter et enregistrer les propriétaires coutumiers. Les exploitants des terres sont également pris en compte sur ce registre foncier. Il s’agit d’une carte géographique, à laquelle sont liées les informations sociologiques du village (propriétaires, exploitants, histoires du village depuis sa fondation, archives des contrats passés entre propriétaire et exploitants, etc.).
L’autre volet de notre programme vise à former et structurer les Comités villageois de gestion foncière rurale, créés par un décret d’application de la loi de 98. Ces comités ont un rôle clé à jouer dans les villages et doivent savoir mettre à jour le registre foncier mais aussi conseiller les villageois lorsqu’ils passent de nouveaux contrats. Il est urgent de les mettre en action.
L’objectif est de clarifier le foncier rural pour améliorer la sécurité des terres avant même leur certification. Ce « démêlage » social que nous menons crée en plus un terreau très favorable à la certification. Il y a donc un double avantage : d’abord favoriser la certification mais aussi gérer la transition entre le droit coutumier et la phase d’enregistrement des terres par l’État.
Cette période sera d’évidence longue et il est important d’améliorer dès à présent dans les villages la sécurité du foncier pour réduire le risque lié à l’investissement agricole, améliorer la sécurité alimentaire et simplifier la résolution (ou résoudre) des litiges et conflits relatifs à la terre.
Les conflits fonciers ont été un carburant de la crise qu’a traversée le pays. La chute des cours du cacao − qui diminue les gains du « planter-partager » − fait-elle craindre une résurgence de ces conflits, notamment dans l’Ouest ?
Selon Koné Moussa, Président du Syndicat national agricole pour le progrès en Côte d’Ivoire (Synapci), la chute du prix du cacao a créé de fortes tensions sur le terrain. En effet, les revenus des contrats de location tels que le « Planter-partager » (le propriétaire loue ses terres à un agriculteur en échange d’une partie de sa récolte, NDLR), qui reposent sur les revenus de la récolte, ont baissé.
Dans un contexte de pauvreté, c’est très préjudiciable, aussi bien pour les exploitants que pour les propriétaires. C’est d’évidence un contexte favorisant les malentendus qui finissent souvent en conflits. La boucle du cacao est comme une braise, il suffit de souffler dessus pour que tout s’enflamme.
Koné Moussa rajoute que si l’État continue à étouffer la filière par sa mauvaise gestion, d’évidence les conflits en zone rurale vont exploser. La Présidente du Conseil Café Cacao a certes été limogée, ce qui laisse aux planteurs un certain espoir de renouveau dans la gouvernance, mais ces derniers se plaignent de ne jamais être associés à la gestion de la filière alors qu’ils sont les premiers concernés. Ils déplorent que la filière soit gérée par un seul homme, le Premier ministre ivoirien, entouré de quelques conseillers. La petite équipe de gestionnaires est déconnectée des réalités du terrain et des producteurs.
L’afflux d’allochtones et d’allogènes à la recherche de terres à cultiver se poursuit-il au même rythme dans le pays ?
Selon Koné Moussa, il y a toujours beaucoup de migrations dans le pays et une nouvelle zone de l’Ouest située dans la boucle de Vavoua et Séguela devient de plus en plus attractive. De nombreux Burkinabè, Maliens et Baoulés (ethnie du centre de la Côte d’Ivoire) y prennent des terres, notamment dans les espaces des forêts classées, pour planter de l’anacarde. L’anacarde détrône le cacaoyer dans ces zones, du fait de la forte demande de noix de cajou sur le marché mondial et de la baisse du cours du cacao.
Avec jeuneafrique