L’ancien chef de l’État reste un acteur majeur de la scène ivoirienne. Mutineries, grogne sociale, présidentielle de 2020, affaires judiciaires… Sur toutes ces questions, le Sphinx de Daoukro a un avis tranché. Entretien exclusif.
Que peut-on encore attendre de la vie quand, à 83 ans, on a derrière soi un demi-siècle de carrière politique, dont six années à la tête de son pays et douze au perchoir de l’Assemblée, connu les fortunes du pouvoir, la brutalité d’un coup d’État et l’infortune de l’exil ? Peu de chose, si ce n’est une retraite confortable, le respect de ses compatriotes et l’espoir que le jugement de l’Histoire sera équitable.
Sur le premier point, l’homme qui nous reçoit, bon pied bon œil, dans son vaste appartement du 16e arrondissement de Paris, n’a visiblement pas à se plaindre. Sur le deuxième, Alassane Ouattara, avec qui il entretient d’excellentes relations, veille avec soin : rarement président en exercice aura manifesté autant d’égards envers l’un de ses prédécesseurs, fût-il de six ans son aîné.
Quant au troisième, c’est encore un mystère, car nul ne sait quelle image la postérité retiendra du Sphinx de Daoukro : celle d’un acteur majeur, à certains moments cruciaux, de la paix en Côte d’Ivoire ou celle d’un homme d’État débonnaire et dénué de charisme, trop tôt pétrifié par les enjeux du pouvoir. Si l’on hésite, c’est que la fin de l’histoire n’est pas écrite.
Henri Konan Bédié n’est pas de ces baobabs qui se laissent facilement abattre, et celui qui demeure le chef du PDCI, deuxième parti politique de Côte d’Ivoire, entend bien être incontournable quand se jouera, d’ici à 2020, la succession d’Alassane Ouattara. Comme un rappel permanent de l’engagement que ce dernier aurait pris à son égard : le prochain président sera issu des rangs du parti historique fondé il y a soixante-dix ans par Félix-Houphouët Boigny, ou ne sera pas.
Jeune Afrique : Mutineries, grogne sociale, grève des fonctionnaires, crise dans l’agrobusiness, crise du cacao… La Côte d’Ivoire aura vécu une première moitié d’année 2017 particulièrement compliquée. Cela vous inquiète-t-il ?
Henri Konan Bédié : D’une façon générale, les perspectives de la Côte d’Ivoire sont bonnes. Après les grandes convulsions de 2010, la paix est revenue de manière durable. Le pays enregistre une croissance de plus de 9 % par an, et les investisseurs maintiennent leur confiance. Le récent succès de l’emprunt lancé sur le marché international en est la preuve.
Quant à la chute des cours du cacao, personne n’en est responsable, si ce n’est le marché international. Cela n’est imputable ni au gouvernement ni à Alassane Ouattara. D’ailleurs, le cacao n’est pas la seule matière première à avoir vu son prix chuter. Concernant les mutineries, j’ai condamné cette manière inacceptable de revendiquer bruyamment et par les armes.
Mais cette situation est un peu la suite des événements qui ont conduit à la crise postélectorale de 2010-2011. Quoique, si l’on voulait relater l’histoire, il faudrait remonter plus loin, notamment à 1999, lorsqu’un coup d’État a été perpétré contre mon régime et que je me suis retrouvé en exil, ici, à Paris.
C’est la réalité du terrain qui impose les solutions
La décision de rémunérer les mutins était-elle justifiée ?
Oui. Je crois que le gouvernement a fait ce qu’il fallait compte tenu de l’ampleur du mouvement. C’est la réalité du terrain qui impose les solutions.
Mais l’image du pays a été brouillée par ces mutineries à répétition. Et la manière dont l’État a réagi a été interprétée comme un signe de faiblesse…
Je ne partage pas ce point de vue. Bien sûr qu’il faut agir avec souplesse dans ce genre de situation. Ceux qui critiquent n’avaient qu’à être à la place du gouvernement.
Comment qualifieriez-vous vos relations avec Alassane Ouattara ?
Elles sont excellentes.
Pendant la crise des mutineries, vous a-t-il consulté ?
Absolument, nous avons régulièrement échangé et j’ai pris position pour le soutenir.
Y a-t-il un malaise dans l’armée ivoirienne ?
Certainement. J’espère que les mesures prises y mettront fin.
Six ans après la fin de la crise postélectorale, personne ne semble la contrôler…
C’est un peu trop dire. Cela supposerait que ce soit l’anarchie totale.
Certains éléments ont refusé d’obéir aux ordres qui visaient à mettre fin au mouvement. N’est-ce pas préoccupant ?
Sans doute, mais on peut l’expliquer par le fait que tous entendaient bénéficier des retombées des revendications présentées par leurs collègues.
L’irruption de l’armée dans la vie politique remonte à votre chute, en décembre 1999. On a l’impression que le problème n’a jamais été réglé…
Effectivement. Ce problème est resté latent et même récurrent. On a ouvert la boîte de Pandore ce jour-là. J’avais prévenu que, après un coup d’État, il y en aurait un autre et que rétablir la confiance générale prendrait beaucoup de temps.
Depuis la découverte d’une cache d’armes dans une résidence appartenant à l’un de ses proches, votre « jeune frère » Guillaume Soro est dans la tourmente… Quel regard portez-vous sur cette affaire ?
Guillaume Soro est mon protégé. Lui qui a revendiqué la paternité de la rébellion pour mettre fin à la dictature de Laurent Gbagbo vient de lancer un appel à la réconciliation. À ce titre, il a beaucoup de mérite. Mais, comme on dit, il est plus facile de faire la guerre que la paix. Cela dit, je lui fais confiance.
Peut-on accepter que l’on ait retrouvé chez l’un de ses proches d’importantes quantités d’armes ?
L’enquête est en cours. On ne peut donc pas se prononcer avec tant de certitude.
On sait tout de même que des armes ont été retrouvées. C’est un fait…
Oui, mais il y a des caches d’armes ailleurs, et on en découvrira certainement encore d’autres.
En voulant réagir à la polémique, certains des proches du président de l’Assemblée nationale n’ont pas hésité à vous attaquer personnellement. Comment réagissez-vous ?
Je n’en ai pas tenu compte. Ils ont dit que j’avais financé l’achat de ces armes. Il ne faut pas oublier que ces mêmes armes m’ont combattu en 1999. Comment aurais-je pu payer des milliards pour en faire venir autant en Côte d’Ivoire ? C’est une affaire qui vient de loin, depuis la Libye, en passant par le Burkina Faso.
L’accord entre Ouattara et Soro ne porte pas sur la présidentielle de 2020. Il porte sur celle de 2030
Guillaume Soro a ses propres ambitions. Il assure même qu’il a reçu la promesse de la part d’Alassane Ouattara, en présence de Blaise Compaoré, qu’il serait son successeur…
Non, je ne pense pas que l’accord que lui a donné Alassane porte sur la présidentielle de 2020.
Il porte sur celle d’après ?
Il porte sur celle de 2030. Guillaume Soro n’est pas excessivement ambitieux, il n’est pas intéressé par les élections de 2020. Il me l’a dit. Il est jeune et a le temps d’attendre. Il est bien là où il est. Il est président de l’Assemblée nationale, ce qui est une très bonne position. Et ça, c’est un accord entre Alassane et moi-même, qui sommes les responsables des deux plus importants partis de Côte d’Ivoire.
Au sein de la nouvelle Assemblée nationale, il a été impossible de créer un groupe RHDP (Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix). Il y a d’un côté le Rassemblement des républicains (RDR) et, de l’autre, le PDCI. N’existe-t-il pas un problème entre les deux alliés ?
Non. Le RHDP est un groupement politique de partis autonomes. Nous avions proposé aux partis qui avaient quitté le PDCI du temps du président Houphouët de revenir, mais cet appel n’a pas été accepté. Personne ne veut renoncer à son identité.
Les clivages entre le PDCI, le RDR, l’UDPCI [Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire] et le MFA [Mouvement des forces d’avenir] continuent d’exister. Ce sera ainsi jusqu’à ce que les esprits évoluent et qu’on aboutisse un jour au parti unifié.
Vous aviez annoncé la création de ce parti unifié dès 2014, mais elle ne cesse d’être reportée. Existera-t-il un jour ?
Ce qui existe, c’est le RHDP. Nous avons signé ce pacte électoral en 2005 à Paris pour faire face à la situation de blocage politique que connaissait alors la Côte d’Ivoire. Avec les autres partis du Rassemblement, nous nous sommes engagés à laisser faire la démocratie au premier tour, puis à soutenir le mieux placé d’entre nous au second. Cela a très bien fonctionné en 2010, lorsque Alassane, moi-même, Laurent Gbagbo et d’autres nous sommes présentés.
Alassane a été élu sur la base de cet engagement. En 2015, il a fait savoir son intention de se représenter, et j’ai accepté. À travers l’appel retentissant lancé depuis mon village le 17 septembre 2014, l’appel de Daoukro, j’ai entraîné le PDCI derrière moi, et nous avons renoncé à avoir un candidat. Maintenant, nous approchons de la fin de ce deuxième mandat, et d’autres dispositions doivent être prises.
L’appel de Daoukro prévoyait une alternance en 2020, c’est-à-dire que le candidat du RHDP soit cette fois-ci issu du PDCI. Cet accord est-il toujours d’actualité ?
Oui. L’alternance, c’est bien ce que dit l’appel de Daoukro.
En 2020, il y aura donc bien un candidat issu des rangs du PDCI ?
Oui. Le PDCI aura un candidat en 2020. Ce sera le candidat unique du RHDP. Il faut qu’Alassane Ouattara et moi nous entendions sur ce point pour que cette alternance ait lieu. Mais il est trop tôt pour en parler.
Et si le RDR présente tout de même un candidat ?
Nous aviserons ! Mais nous estimons qu’il est malsain pour l’instant de parler de la succession d’Alassane Ouattara.
Qui pourrait être le candidat du PDCI ? Des noms circulent, comme ceux de Daniel Kablan Duncan ou de Jeannot Ahoussou Kouadio…
Ce sont des spéculations. Mais il faut savoir que le PDCI aura un candidat.
Depuis l’adoption de la nouvelle Constitution, il n’y a plus de limite d’âge pour être candidat. Êtes-vous tenté ?
Non. J’ai 83 ans et je n’ai plus la force du jeune homme que je fus.
Certains militants appellent à un renouvellement générationnel des cadres du PDCI. Est-ce prévu ?
Mais aujourd’hui, ce sont déjà les jeunes qui dirigent le parti ! Tous les anciens, ceux qui étaient là du temps du président Houphouët, se sont retirés. Il ne reste que ceux qui, comme moi, sont là pour guider.
Vous avez levé les sanctions contre les frondeurs de votre parti qui ont concouru en tant qu’indépendants lors des dernières législatives. Pourquoi ?
J’ai fait cela dans l’intérêt de la paix et de la réconciliation. Après le temps des sanctions, il y a celui de la réintégration. Même au temps du parti unique, le dialogue a toujours été l’arme du PDCI.
La CPI est au-dessus de tout soupçon. Sans justice, il n’y a pas de réconciliation
Cela fait plus de six ans que Laurent Gbagbo est détenu à La Haye, où il est jugé par la Cour pénale internationale. Aujourd’hui, on parle d’une possible remise en liberté provisoire. Serait-ce une bonne chose ?
Je laisse faire la justice, d’autant que cette justice-là est au-dessus de tout soupçon. Libération provisoire, libération définitive, de Gbagbo, de Simone, de Blé Goudé… On en parle depuis leur arrestation. Chaque jour, à Abidjan, on annonce la remise en liberté prochaine de Laurent Gbagbo…
Mais certains estiment que la libération du président Gbagbo est nécessaire à la réconciliation en Côte d’Ivoire…
C’est leur point de vue.
Et quel est le vôtre ?
Le mien, c’est celui de la justice. Sans justice, il n’y a pas de réconciliation.
Certains déplorent que la justice ne se soit intéressée jusque-là qu’à un camp, celui du président Gbagbo.
La justice s’intéresse à ceux qui ont commis des crimes. Selon les Nations unies, il y a eu 3 000 morts. Et cela du fait des ordres donnés par le président Gbagbo.
Vous avez derrière vous un demi-siècle de vie politique, vous avez été président de l’Assemblée nationale, président de la République, puis à nouveau candidat et battu en 2010…
Je n’ai pas été battu en 2010. Je n’ai pas été éligible au deuxième tour, mais je passe sous silence ce qui s’est alors passé du côté de mes adversaires.
Vous persistez donc à penser que vous auriez dû être qualifié pour le second tour ?
Tout candidat qui se présente estime qu’il doit être qualifié. Le tout, c’est de savoir comment on réagit quand on ne l’est pas. Est-ce qu’on lance une rébellion ? Est-ce qu’on convoque des troupes ? Cela n’a pas été mon cas.
Après ces décennies de vie politique, que léguez-vous à la Côte d’Ivoire ?
C’est aux autres de le déterminer. Je crois que j’ai beaucoup fait pour la paix. J’ai gouverné sans que jamais une seule goutte de sang ne soit versée. J’ai aussi entamé la modernisation du pays avec les douze travaux de l’Éléphant d’Afrique [programme d’infrastructures], qui se poursuivent actuellement.
Et en renouant avec Ouattara, j’ai contribué à la réconciliation entre les adversaires d’hier, entre le RDR et le PDCI, entre le Nord et le Sud.
Quels rapports entretenez-vous aujourd’hui avec les chefs d’État du continent ?
J’ai de bonnes relations avec presque tous les présidents.
Est-ce le cas avec Denis Sassou Nguesso, Paul Biya ou Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, déjà au pouvoir lorsque vous étiez président ?
Oui, nous avons de très bonnes relations.
Avez-vous rencontré Blaise Compaoré depuis qu’il est en exil à Abidjan ?
Oui, nous habitons l’un en face de l’autre. Je l’ai invité à déjeuner. Nous avons échangé sur ce qui lui est arrivé, car, comme moi, il a subi un coup d’État. Je l’ai trouvé serein et je crois que je suis un exemple pour beaucoup. Il faut de la patience, de la sérénité… Le temps est un facteur important.
Êtes-vous optimiste pour la Côte d’Ivoire ?
Oui. Le pays avance. Le décollage économique est définitif et irréversible.
Que penserait aujourd’hui Félix Houphouët-Boigny de la Côte d’Ivoire ?
Il serait fier. Il l’avait prédit. Avant même sa mort, il avait dit : « Mes successeurs feront de plus grandes choses. »
Avec jeunafrique