Depuis les récentes découvertes de gisements d’hydrocarbures et l’annonce de l’entrée en production de plusieurs complexes en 2012, le pays se rêve en petit émirat. Mais attention aux lendemains qui déchantent …
Dakar apparaît désormais sur la carte pétrolière du continent. Depuis 2014, les compagnies internationales ont multiplié les découvertes d’hydrocarbures au pays de la Teranga, dont la principale richesse du sous-sol connue jusque-là était le phosphate.
Les pionniers de l’or noir au Sénégal sont des juniors, ces compagnies anglo-saxonnes de taille petite ou moyenne et spécialisées dans l’exploration, comme l’américain Kosmos Energy, découvreur du mégagisement gazier sénégalo-mauritanien de Grand-Tortue, ou encore le britannique Cairn Energy, qui a mis au jour les ressources pétrolières de Sangomar Profond et exploite les sites de Rufisque Offshore et de Sangomar Offshore.
Mais, signe du bon potentiel du pays, ces compagnies sont suivies depuis quelques mois par des majors : le français Total a pris pied début mai sur le champ Rufisque Offshore Profond (ROP), et le britannique BP s’est associé à Kosmos en décembre 2016 pour le développement de Grand-Tortue. Quant au chinois CNOOC, il a planté fin mars son drapeau sur le permis AGC Profond, à cheval sur les eaux sénégalaises et bissau-guinéennes.
Du gaz et du pétrole
À ce jour, les réserves d’hydrocarbures dans la région, établies par les géologues de ces compagnies, sont principalement gazières – 700 milliards de mètres cubes de gaz à Grand-Tortue, le plus important gisement d’Afrique de l’Ouest. Des poches de 473 millions de barils de pétrole brut ont aussi déjà été mises au jour. Dakar devrait produire dès 2021 ses premiers barils d’or noir, avec une moyenne de 100 000 à 120 000 barils par jour (b/j) prévue par Cairn Energy.
Quant à la première usine de liquéfaction de gaz naturel, installée par Kosmos et BP sur une barge flottante à la frontière maritime sénégalo-mauritanienne, à 8 km au large de Saint-Louis, elle pourrait débuter en 2022, avec une production de 227 milliards de mètres cubes sur trente ans. Cela représenterait une contribution estimée par la compagnie à près de 30 milliards de dollars (27 milliards d’euros) au PIB de chacun des deux pays.
Les découvertes, bien qu’importantes, sont loin de placer le Sénégal dans le peloton de tête des producteurs d’or noir du continent
Ces revenus suffiront-ils à combler les immenses attentes des Sénégalais en matière d’emploi, de santé, d’éducation, de services (eau, électricité, assainissement) et d’infrastructures ? Rien n’est moins sûr.
D’abord, les découvertes, bien qu’importantes, sont loin de placer le Sénégal dans le peloton de tête des producteurs d’or noir du continent : en 2015, le Nigeria a produit 2,4 millions de b/j (24 fois ce que le Sénégal atteindrait avec les gisements de Cairn) et dispose de réserves de gaz de 5 100 milliards de mètres cubes de gaz – soit plus de 7 fois ce qu’a trouvé Kosmos à Grand-Tortue, dont seulement une partie est située en territoire sénégalais.
Même si d’autres grandes découvertes peuvent être annoncées dans les prochains mois, il y a encore bien du chemin à faire. Pour les spécialistes, l’industrie pétrolière sénégalaise pourrait ressembler dans une dizaine d’années à celle du Tchad (78 000 b/j en 2015), qui a commencé l’extraction en 2004, ou au mieux à celle du Ghana (environ 145 000 b/j), mais pas à celles des géants que sont le Nigeria, l’Angola ou l’Algérie, ni même à celle de pays producteurs expérimentés comme le Gabon ou le Congo.
Les gisements sénégalais sont principalement gaziers et en eau profonde. Or les technologies de liquéfaction sont beaucoup plus difficiles à maîtriser que celles de l’extraction de pétrole brut. Les projets gaziers similaires en Angola ou au Nigeria en sont la preuve : leur entrée en production a été presque à chaque fois repoussée du fait de problèmes techniques.
Du mauvais côté du continent
Ensuite il faudra trouver des débouchés à l’international pour cette production, le marché local du gaz étant limité. Si l’Asie – et en premier lieu la Chine – est la première zone cliente de cette source d’énergie plus verte, ce marché est loin d’être facile d’accès. « Il faudra encore du temps pour jauger la qualité de ces réservoirs situés en eau profonde et établir un schéma de commercialisation.
Le pays se trouve du mauvais côté du continent pour approvisionner la Chine, contrairement au Mozambique, par exemple, où de très larges réservoirs de gaz ont eux aussi été mis au jour ces dernières années, ou même à l’Égypte, qui dispose d’un marché local plus attrayant et est aux portes de l’Europe », résume le directeur de l’exploration d’une major occidentale. Celui-ci considère le pays comme encore trop risqué pour que sa compagnie y investisse les sommes massives nécessaires à la construction d’infrastructures gazières.
« La commercialisation du gaz est plus complexe que celle du pétrole. Contrairement à ce qui se passe pour le pétrole, il n’y a pas un marché mondial du gaz. Il faut réussir à intégrer trois grands marchés régionaux (nord-américain, européen, et asiatique, celui en plus forte croissance), avec chacun sa logique et ses prix », explique de son côté Francis Perrin, président de Stratégies et Politiques énergétiques.
Même si elle a fait une découverte, une compagnie peut très bien plier bagage faute de rentabilité
À Dakar, beaucoup s’imaginent que l’eldorado est à portée de main, une impression renforcée par le débat sur la bonne gouvernance et la transparence de ce secteur. Mais selon Mamadou Faye, le directeur général de la société nationale Petrosen, il faut raison garder.
« Pour certains enthousiastes, la manne pétrolière va permettre à chacun de recevoir des millions de francs CFA ! Pourtant, en dépit du volume des réserves d’hydrocarbures annoncées, rien n’est acquis, car la rentabilité – liée à la qualité du gisement, aux coûts d’exploitation et aux cours mondiaux – doit être vérifiée. Même si elle a fait une découverte, une compagnie peut très bien plier bagage faute de rentabilité », prévient-il.
Et de pointer le faible nombre d’emplois créés par le secteur des hydrocarbures – seulement 5 000 pour Grand-Tortue –, à la différence des secteurs clés de l’économie sénégalaise, comme l’agriculture, l’agro-industrie, mais aussi la pêche. Le Sénégal devra d’ailleurs impérativement veiller aux impacts socio-environnementaux de l’exploitation d’hydrocarbures pour ne pas compromettre cette dernière activité, premier poste d’exportation du pays, qui génère plus de 100 000 emplois directs et indirects et qui a rapporté en devises 204,43 milliards de F CFA (312 milliards d’euros) en 2016.
En effet, les champs gazéifères de Saint-Louis et de Cayar (tous deux compris dans le complexe de Grand-Tortue) sont situés à proximité des deux principaux ports de pêche des villes du même nom, et des organisations traditionnelles de pêcheurs sont inquiètes.
Favoriser le développement des PME
« Il faut considérer les hydrocarbures comme une manne pour financer le développement des autres secteurs, notamment ceux qui sont tournés vers l’exportation et sont générateurs d’emplois, de valeur ajoutée, estime Boileau Loko, représentant-résident du FMI au Sénégal. En effet, non seulement le pétrole et le gaz sont de faibles créateurs d’emplois, mais ils sont aussi non renouvelables. Il faudra poursuivre les réformes favorisant un environnement des affaires propice à l’investissement privé dans les secteurs agricole, industriel et des services. »
Si l’économie sénégalaise veut tirer le meilleur parti de ses hydrocarbures, il est également essentiel que l’État favorise la naissance d’un tissu de PME spécialisées, encore embryonnaire. Pour ce faire, le 3 août 2016, le chef de l’État, Macky Sall, a créé le Comité d’orientation stratégique du pétrole et du gaz (COS-Petrogaz), dirigé par Ousmane Ndiaye, une figure historique de Petrosen, chargé d’accompagner la montée en puissance du secteur.
S’appuyant sur l’exemple du Ghana, l’universitaire camerounais Achille Ngwanza, spécialiste du droit extractif, préconise en outre un dispositif institutionnel, législatif et fiscal permettant aux entreprises sénégalaises de répondre aux besoins des grandes compagnies internationales. « Il est crucial d’avoir une institution consacrée au suivi des obligations de contenu local (favorisant les sociétés et l’emploi locaux), pendant la durée de vie des contrats, mais aussi en amont et en aval. La loi ghanéenne stipule, par exemple, que pour tout projet il faut l’implication d’un cabinet d’avocats du pays », fait-il valoir.
Outre de futurs ingénieurs, le Sénégal ne devra pas oublier de former de bons techniciens
Le succès d’une politique de contenu local est aussi intimement lié à une stratégie offensive de formation. Les ministères de l’Enseignement supérieur, de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle travaillent, en collaboration avec l’Institut français du pétrole (IFP) et certaines compagnies présentes au Sénégal, dont le groupe Total, à la création d’un institut de formation préparant aux métiers des hydrocarbures.
Outre de futurs ingénieurs, le Sénégal ne devra pas oublier de former de bons techniciens, qui font souvent cruellement défaut dans les pays subsahariens. Seul un effort massif dans ce domaine permettra de préparer les chantiers d’extraction, mais aussi et surtout les étapes de transformation et de distribution. Les installations de la Société africaine de raffinage (SAR), en activité depuis 1963, sont aujourd’hui vétustes, et il va être crucial de la relancer si elle est amenée à s’approvisionner avec le pétrole brut local.
La formation d’ingénieurs et de techniciens rendra possible également la production d’électricité à partir du gaz local, permettant d’abaisser le prix du kilowattheure, actuellement parmi les plus chers d’Afrique de l’Ouest, ce qui handicape lourdement le développement industriel du pays.
Le secteur pétrolier sénégalais en est encore à ses balbutiements. Bien accompagné, il pourrait, dans une dizaine d’années, provoquer un réel essor industriel, mais on en est encore loin. Les autorités ne devraient pas tout miser sur lui.
Ousmane Ndiaye, un stratège aux multiples casquettes
Formé à l’École nationale supérieure des mines d’Alès, en France, et à HEC Paris, ce natif de Louga (Nord-Ouest) dirige le Comité d’orientation stratégique sur le pétrole et le gaz (Cos-Petrogaz), créé en 2016 et directement rattaché à la présidence. Il travaille à l’élaboration de la feuille de route du gouvernement pour les deux prochaines décennies. Ndiaye est présenté comme un technocrate accompli doublé d’un manager. Tous les présidents se sont attaché ses services, d’Abdou Diouf à Macky Sall en passant par Abdoulaye Wade. Il a tour à tour occupé les directions générales des Industries chimiques du Sénégal (ICS), de la société chargée de la mise en valeur du fer du Sénégal oriental (Miferso) et de Petrosen, sans oublier une escapade de quelques années dans le privé comme consultant international en mines et pétrole. Proche de Macky Sall, qu’il a connu jeune à la Société des phosphates de Thiès (SSPT), il était jusqu’ici son conseiller spécial. On ne connaît pas de militantisme politique à cette forte personnalité réputée compétente et intègre.
Avec jeuneafrique