Quel est le secret de la réussite du businessman le plus riche d’Afrique ? Grâce à quelles connexions a-t-il pu bâtir un véritable empire au Nigeria ? Et pourquoi les autres pays du continent lui résistent-ils encore ? Jeune Afrique a mené l’enquête.
«Peu importe ce que tu fais, respecte toujours le pouvoir en place, ne te bats pas contre le gouvernement, il faut être une personne obéissante. » Ce conseil du grand commerçant Sanussi Dantata, son grand-père maternel, Aliko Dangote l’a mis en pratique tout au long de son impressionnante ascension, qui l’a amené à devenir l’homme le plus riche du continent. Début août, son patrimoine personnel était estimé à 17,3 milliards de dollars (15,7 milliards d’euros) par le mensuel américain Forbes.
À chaque étape de la croissance de Dangote Group – présent aujourd’hui dans le ciment, l’agroalimentaire, la logistique et l’immobilier -, l’homme d’affaires haoussa, originaire de Kano au Nigeria, a su trouver les bons alliés politiques pour assurer la progression de son chiffre d’affaires. Pour sa seule division cimentière, Dangote Cement, la locomotive du groupe, celui-ci est passé de 298 milliards de nairas (1,4 milliard d’euros) en 2012 à 392 milliards de nairas (1,7 milliard d’euros) en 2014.
Aux yeux des Nigérians, le tycoon est le plus éminent des AGIP (« Any government in power »), surnom qu’ils donnent aux entrepreneurs qui réussissent sous tous les régimes.
Avec les politiques, il joue avec brio la carte de l’entrepreneur local qui a réussi, qui embauche des Nigérians et doit donc être protégé de la concurrence internationale »
S’attirer les faveurs des présidents
Après l’élection en mars de Muhammadu Buhari, Aliko Dangote doit à nouveau manœuvrer pour s’assurer ses bonnes grâces, ainsi qu’il l’a fait par le passé avec les présidents Olusegun Obasanjo puis Goodluck Jonathan. Proche du premier, toujours influent, notamment à l’échelle panafricaine, il avait généreusement contribué aux campagnes électorales de son Parti démocratique populaire ainsi qu’à ses grands projets de bibliothèque et de mosquée nationale.
Quant au second, il s’est beaucoup appuyé sur Dangote lors de son mandat pour mettre en avant son programme d’industrialisation et de développement agricole, notamment dans le Nord, où il manquait de soutien électoral. Pour se rapprocher de Buhari, issu de l’opposition, Dangote, qui n’a jamais mis tous ses œufs dans le même panier, pourra compter sur deux de ses proches, membres influents du nouveau parti au pouvoir, le Congrès progressiste (APC) : Nasir el-Rufai, gouverneur de l’État de Kaduna, et Babatunde Fashola, ex-gouverneur de l’État de Lagos.
Le tycoon ne fait d’ailleurs pas mystère de ses liens avec le monde politique nigérian, inévitables vu le poids de son groupe dans le pays et son influence sur les prix des produits de base – ciment (il détient 63 % du marché), farine et sucre. Avec le pouvoir, c’est « donnant-donnant ». En échange de son appui aux gouvernants fédéraux ou régionaux et de ses investissements massifs, il a obtenu une protection fiscale, douanière et même parfois opérationnelle de ses activités.
Poussé par le président Olusegun Obasanjo (selon ce dernier) à passer du statut d’importateur à celui de producteur, Dangote a par exemple obtenu de lui l’interdiction des licences d’importation à ceux n’investissant pas dans des cimenteries nigérianes. « Avec les politiques, il joue avec brio la carte de l’entrepreneur local qui a réussi, qui embauche des Nigérians et doit donc être protégé de la concurrence internationale. Et ce, même si en pratique il n’hésite pas à faire appel à de la main-d’œuvre ou à des sociétés sous-traitantes internationales ! » observe, amusé, un ancien expatrié.
Une exceptionnelle agilité intellectuelle, une capacité à prendre des risques et une parfaite connaissance de l’économie nigériane »
Connexions politiques et avantages
Grâce à ses connexions, il accède facilement aux ressources gazières pour électrifier à moindre coût ses installations industrielles, et notamment sa mégacimenterie d’Obajana, dans l’État de Kogi, dans le centre du pays. Pendant ce temps, les négociations avec les autorités de son principal rival dans le pays, LafargeHolcim, patinent.
« Depuis plusieurs années, nous demandons sans succès le raccordement à un pipeline gazier d’une centrale électrique que nous sommes prêts à construire dans l’État d’Ogun [au nord de Lagos] afin d’alimenter une de nos cimenteries », se plaignait ainsi fin 2013 Jean-Christophe Barbant, alors directeur de Lafarge au Nigeria.
Mais les connexions politiques ne suffisent pas toujours, comme en témoigne l’échec du rachat par Dangote de deux raffineries publiques en 2007, dans les derniers jours du mandat d’Obasanjo. L’opération fut annulée en raison des contestations des travailleurs, persuadés que le pouvoir avait bradé leurs installations et inquiets des conditions de travail dans les établissements de Dangote.
« On m’accuse à tout bout de champ d’être un monopolisateur et on me reproche mes liens avec le gouvernement, mais ce dernier est bien content que quelqu’un soit là pour sauver sa peau [comprendre : investir et recruter au Nigeria] », rétorquait le magnat en octobre 2013 au Financial Times. Pour l’homme d’affaires – qui n’a pas répondu à nos demandes d’interviews -, la création d’emplois est la meilleure façon de lutter contre Boko Haram.
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De l’avis de nombreux patrons, Dangote doit avant tout sa réussite à « son exceptionnelle agilité intellectuelle ». Et à sa « capacité à prendre d’énormes risques financiers », selon les mots du dirigeant d’un de ses concurrents internationaux dans le ciment. « Il connaît parfaitement le tissu économique nigérian et n’hésite pas, contrairement à nous, à recourir au secteur informel.
C’est notamment le cas pour la logistique de ses cimenteries. Il fait appel à de très nombreux chauffeurs de camion indépendants pour assurer la distribution dans les coins les plus inaccessibles du pays », note un autre cadre cimentier. « Il a eu des déboires avec certains d’entre eux. Mais il teste toutes les possibilités, tous les intermédiaires avant de trouver la bonne formule », ajoute une autre source qui l’a côtoyé.
Un pragmatisme que Dangote a étendu aux ressources humaines – son point faible pour certains. À de rares exceptions près, il a du mal à conserver ses dirigeants non nigérians.
« Il paie bien ses cadres, mais il veut qu’on lui obéisse. Il a embauché plusieurs Européens à de hauts postes, notamment Tony Hadley, ancien patron de Lafarge en Afrique, pour l’aider à internationaliser Dangote Cement. Mais cela n’a pas marché, le Britannique n’a pas réussi à s’intégrer dans l’entreprise, relate la même source. Il a aussi recruté beaucoup d’Indiens pour ses usines agroalimentaires et ses cimenteries. Mais quand il s’est rendu compte qu’il perdait la maîtrise de ses opérations, il en a licencié beaucoup. »
À ses côtés depuis vingt-trois ans, Edwin Devakumar, un ingénieur originaire de Madras, est l’un de ses rares fidèles venus de l’étranger. C’est à lui que le tycoon a confié la construction de l’ensemble de ses usines nigérianes et africaines au début des années 2000.
Un homme parfois brutal dans ses décisions
Aliko Dangote peut être extrêmement rapide – voire brutal – dans ses décisions. « C’est une sorte de cow-boy nigérian qui ne s’affiche jamais en position de faiblesse. Il sait exactement jusqu’où il peut aller compte tenu des us et coutumes du pays, du fonctionnement de la police et de la justice locales », note notre cadre cimentier. Dans le milieu des affaires, on dit qu’il a fait emprisonner son partenaire John Coumantaros pour le forcer à racheter ses actions dans une cimenterie à Calabar.
« Mais, contrairement à certains magnats du pays souvent bling-bling et extravertis, il peut sembler timide au premier abord », poursuit notre cadre cimentier. « El Hadji », comme l’appellent ses collaborateurs, n’a pas adopté le style de vie flamboyant des « pachas » de Lagos et ne fait pas de coups pour briller. Tout est soigneusement calculé. Certes, il possède un jet privé pour ses déplacements, mais, sans cet appareil, il ne pourrait visiter rapidement ses différents sites africains. Quant à son yacht de Lagos, il servirait surtout à recevoir ses clients et relations professionnelles.
Une réussite avant tout nigériane
Reste que la réussite de Dangote est d’abord nigériane. Au-delà des frontières du pays, sa méthode est loin de fonctionner aussi bien. Annoncés tambour battant en 2011, ses projets d’ouverture de cimenteries dans onze pays d’Afrique sont pour la plupart compromis. Certains ont vu le jour, non sans douleurs, mais en Éthiopie et en Zambie ils sont chaque année reportés aux calendes grecques – alors qu’ils devaient démarrer en 2014 – et en RD Congo, au Gabon et en Tanzanie ils sont tombés aux oubliettes.
Résultat : fin 2014, le Nigeria représentait encore 85 % de la capacité de production de Dangote Cement (soit 29 sur 34 millions de tonnes). Les 15 % restants étaient répartis entre l’Afrique du Sud, le Ghana et le Sénégal, où l’activité n’a démarré qu’en décembre 2014. Quant à la dernière implantation, à Douala au Cameroun, entrée en production en mars, c’est un broyeur de clinker (le mélange de calcaire et de silice dont on fait le ciment) et non pas une usine intégrée.
En Afrique francophone – au Cameroun, au Sénégal et en Côte d’Ivoire – comme en Zambie et au Kenya, l’homme d’affaires haoussa doit faire face à de fortes oppositions à la fois de la part de ses concurrents déjà établis, qui bénéficient d’appuis politiques plus anciens et plus solides, mais aussi des communautés locales, qui l’accusent de ne pas respecter des législations sociales et environnementales souvent plus restrictives qu’au Nigeria.
Cas sénégalais
Le cas du Sénégal est emblématique. Annoncée en 2007, la cimenterie de Dangote à Pout, à 55 km de Dakar, vient seulement de démarrer. Elle a pris du retard en raison d’un litige foncier avec les héritiers de Serigne Saliou Mbacké, défunt khalife général des Mourides, propriétaires d’un terrain sur lequel il empiétait, puis à cause d’un conflit juridique et social avec les communautés vivant à proximité.
Celles-ci reprochent au Nigérian de puiser de l’eau dans la nappe phréatique aux dépens de la population locale. Par ailleurs, « les jeunes de la commune ayant obtenu un travail dans la cimenterie se comptent sur les doigts d’une main et ces emplois sont mal rémunérés car en sous-traitance, regrette Malick Ndiaye, un des dirigeants du collectif des habitants de Pout, également deuxième vice-président du Conseil départemental de Thiès.
Nous avons tenu une marche de protestation courant juillet et nous comptons la rééditer pendant le mois d’août ». Même si Mouhamed Kébé, l’avocat de Dangote au Sénégal, soutient que les chefs traditionnels locaux se sont désolidarisés de la plainte déposée en justice en leur nom sur les questions du pompage de l’eau et que les autorisations d’implantation ont dûment été obtenues, la colère gronde toujours sur le terrain.
Dangote est également accusé par son principal concurrent local, la Sococim, de ne pas respecter les réglementations fiscales, sociales et environnementales, avec la complicité des services de l’État, en particulier sous le mandat du précédent président, Abdoulaye Wade. Cette filiale du français Vicat a d’ailleurs lancé à Washington une procédure arbitrale contre l’État sénégalais, lui réclamant près d’une centaine de millions d’euros de dommages et intérêts pour avoir entretenu une concurrence déloyale au profit de Dangote Cement.
Nous souhaitions réaliser à terme 50 % de notre chiffre d’affaires au Nigeria et 50 % ailleurs sur le continent »
Cas ivoirien
En Côte d’Ivoire, la situation de l’entreprise n’est guère meilleure. L’implantation de sa filiale à Abidjan remonte au 2 septembre 2011, quatre mois après l’accession d’Alassane Ouattara au pouvoir. À l’époque, Aliko Dangote s’est appuyé sur le puissant réseau de Mamadi Diané, ex-homme d’affaires aux ramifications afro-américaines reconverti en conseiller diplomatique du président. Ce bon connaisseur du Nigeria, proche d’Olusegun Obasanjo et de Goodluck Jonathan, avait par le passé introduit Sahara Energy en Côte d’Ivoire.
Pour séduire les autorités ivoiriennes, Dangote leur a d’abord promis un projet de cimenterie de plus de 1,6 million de tonnes de production annuelle… avant d’annoncer deux ans plus tard un simple projet d’importation via le terminal de Sea-Invest à Abidjan. Ce dernier a été bloqué par l’État sur injonction des deux producteurs présents dans le pays, Ciments de l’Afrique (du groupe Sefrioui) et la Société de cimenterie d’Abidjan, au motif qu’il leur était impossible d’opérer le même type d’importation au Nigeria.
Par conséquent, Dangote s’est rapproché depuis quelques mois des réseaux de Hamed Bakayoko, l’influent ministre ivoirien de l’Intérieur, et notamment d’un de ses proches, Jean-Claude Edoh Ayanou, partenaire du puissant groupe cimentier turc Limak, pour un éventuel projet industriel en commun. Mais pour l’instant, aucune cimenterie Dangote à l’horizon en Côte d’Ivoire.
Des projets qui peinent à essaimer en dehors du Nigeria
Quant aux autres activités du groupe, elles n’ont pour le moment pas essaimé hors des frontières du Nigeria – notamment dans le domaine agroalimentaire – en dépit des velléités de son patron en Éthiopie, au Kenya et au Sénégal. Dans ce dernier pays, il a par exemple annoncé vouloir produire 200 000 tonnes de canne à sucre. « Cinq ans après, j’attends toujours la première canne », affirme un officiel sénégalais.
D’après les spécialistes du secteur, ce que voudrait faire Dangote, c’est importer du sucre roux et le transformer à moindre coût dans ses raffineries (en projet) en Afrique de l’Ouest, tandis que les groupes industriels qui s’approvisionnent localement doivent faire face à des coûts de revient deux fois plus élevés. « Avec ses méthodes, sans protectionnisme, Dangote pourrait détruire – en six mois – les acteurs agroalimentaires intégrés et mettre à mal le tissu agricole, notamment en Afrique francophone », affirme un de ces experts.
Dans la sous-région ouest-africaine, certains concurrents font donc du lobbying auprès des gouvernements afin de faire obstacle aux projets de l’homme d’affaires nigérian. Au Sénégal par exemple, Jean-Claude Mimran, le patron de la Compagnie sucrière sénégalaise, aurait obtenu du président Macky Sall une garantie en ce sens.
Dangote envisage de marquer une pause
Du fait de ces difficultés, Aliko Dangote envisageait d’ailleurs – lorsque Jeune Afrique l’avait rencontré à Lagos en septembre 2013 – de marquer une pause dans son expansion et de se recentrer temporairement sur le Nigeria, notamment à cause de son mégaprojet de raffinerie de 9 milliards de dollars, prévu à côté de Lagos.
« Nous cherchons à nous diversifier sur les plans tant géographique que sectoriel. Mais il y a tellement d’opportunités ici au Nigeria qu’on a parfois du mal à en sortir, reconnaissait-il. Et la construction de la raffinerie va mobiliser nos ressources financières ». Et le magnat de revoir ses objectifs panafricains à la baisse : « Nous souhaitions réaliser à terme 50 % de notre chiffre d’affaires au Nigeria et 50 % ailleurs sur le continent. Mais avec ce projet, nous ne serons qu’à environ 75 %-25 % dans cinq ans. Néanmoins, quand nous aurons suffisamment de trésorerie et de patrimoine pour lever des fonds, nous continuerons notre expansion. Dans dix ou quinze ans je l’espère, le Nigeria ne représentera plus que 40 % de notre chiffre d’affaires, et le reste du monde 60 % », confiait-il.
Le pari de l’internationalisation reste donc encore à gagner pour Aliko Dangote.
Prochaine étape, une cotation à Londres ?
Pour devenir une véritable multinationale, la cotation sur une place internationale est une étape importante pour Dangote. « Cela contraindra le Nigérian à davantage de transparence, et, quelque part, à se soumettre aux mêmes règles d’évaluation que ses grands concurrents. Mais cela lui donnera aussi les moyens financiers de poursuivre son expansion », estime le cadre d’un groupe cimentier concurrent.
Les résultats financiers de Dangote Cement (aujourd’hui coté à Lagos avec un flottant de 7 % et une capitalisation de 15 milliards de dollars, soit plus de 12 milliards d’euros), annoncés dans ses rapports annuels, laissent perplexes les connaisseurs du secteur. « On a du mal à comprendre les chiffres présentés. Cette rentabilité exceptionnelle nous étonne », poursuit notre source. Si une introduction est envisagée à la Bourse de Londres, elle tarde à se concrétiser.
Aliko Dangote, qui dispose d’une équipe étoffée dans la capitale britannique pour préparer l’opération, est bien conscient de ces enjeux : « Nous avons l’ambition de créer une entreprise de classe mondiale, voilà pourquoi nous voulons aller à Londres. Et il ne s’agit pas seulement de mobiliser de l’argent », confiait-il fin avril à l’agence Bloomberg. Mais pour l’instant, aucune date n’a été prévue. Est-il vraiment prêt ?
Avec Jeune Afrique