Marque réputée reconnaissable entre toutes, la Celtia domine largement le marché de la bière en Tunisie et profite à plein de l’explosion de la demande. Enquête sur un label devenu au fil du temps partie intégrante de la tunisianité.
C’est un paradoxe loin d’être anecdotique dans un pays où de plus en plus d’habitants font assaut d’ostentation religieuse. Même si seulement un quart des Tunisiens boivent de l’alcool, la consommation de bière a explosé au cours des trente dernières années. Elle est passée de 350 000 hectolitres en 1985 à plus de 1,8 million l’an passé.
La marque Celtia, reconnaissable entre toutes à ses couleurs rouge et blanc inspirées du drapeau national, son écusson à damier et son nom typographié en caractères gothiques, domine le marché de la tête et des épaules. Elle a résisté à tout : la concurrence frontale, avec l’offensive du géant néerlandais Heineken en 2009, l’arrivée des islamistes au pouvoir fin 2011, dans le sillage de la révolution, et enfin deux hausses des taxes, en 2013 et en 2015.
L’imaginaire tunisien
Sa maison mère, la Société de fabrication des boissons de Tunisie (SFBT), affiche une croissance insolente. Elle est devenue la première capitalisation boursière de la place de Tunis et pèse 2,4 milliards de dinars (environ 980 millions d’euros). La société, majoritairement détenue par le groupe français Castel, est valorisée quarante fois plus que Tunisair, en dépit d’un chiffre d’affaires presque deux fois moins élevé. Et tous les analystes estiment que le titre a encore une belle marge de progression.
Lancée par la SFBT, la production de bière en Tunisie remonte aux années 1920. Stella, une bière de table titrant à 3,5 degrés, est mise sur le marché en 1927. La marque, aujourd’hui principalement déclinée en canettes, appartient à l’imaginaire tunisien. Ses adeptes la surnomment affectueusement boukerch (« gros ventre »), en raison de la forme de sa bouteille.
Diversification
La création de la Celtia date de 1951. Elle obéit à une volonté de diversification : il s’agit de conquérir un nouveau segment, celui de la bière de luxe. Bière blonde de fermentation basse, de type Pilsen, mais avec un goût généreux, elle est alcoolisée à 5 degrés. C’est l’épouse du directeur de l’époque, M. Palomba, qui a imaginé son nom.
Jusqu’au milieu des années 1980, une orge de brasserie était cultivée en Tunisie, et nous nous approvisionnions localement.
La Celtia et la Stella sont toujours produites sur le site historique de Bab Saadoun, qui dispose de sa malterie depuis 1937. Les deux boissons sont filtrées et subissent une pasteurisation douce. Contrairement aux Belges ou aux Allemands, les Tunisiens sont habitués à boire des bières claires, sans levures.
« Jusqu’au milieu des années 1980, une orge de brasserie était cultivée en Tunisie, et nous nous approvisionnions localement, explique un responsable de l’usine. Depuis, les orges et le malt sont importés de France ou d’Allemagne. » En 1986, les premières canettes sont commercialisées, et, en 1992, la production en fûts commence.
Essentiellement destinée aux établissements hôteliers, celle-ci représente seulement 3 % de la consommation annuelle, contre 62 % pour les canettes et 35 % pour les bouteilles en verre d’une contenance de 30 cl (une curiosité tunisienne, la norme mondiale étant de 33 cl). Depuis une dizaine d’années, l’usine de Bab Saadoun, fleuron du groupe industriel, a connu d’importants travaux de modernisation. Les équipements sont ultramodernes, automatisés, et une nouvelle ligne de production devrait être opérationnelle d’ici à octobre, afin de répondre à l’augmentation de la demande.
Marché noir
Ultraréglementée en dehors des zones touristiques, la vente d’alcool continue à diviser et fait régulièrement l’objet de surenchères partisanes pas toujours dénuées d’arrière-pensées… profanes. Le 21 mars, à El Jem, bourgade de 50 000 habitants surtout célèbre pour son superbe amphithéâtre romain du IIIe siècle, des centaines de personnes ont manifesté pour dénoncer la réouverture d’un point de vente dûment agréé.
Les coordinations locales du parti islamiste Ennahdha et des « modernistes » de Nidaa Tounes se sont associées au « mouvement de colère » des habitants. Il a fait tache d’huile dans la localité voisine de Msaken. Des protestations similaires avaient été observées à Djerba (elles visaient un restaurateur juif), dans les îles Kerkennah et à Gafsa. Presque à chaque fois, l’État a fini par céder, « au nom de la paix civile ».
Le marché noir de l’alcool est l’un des plus juteux.
Belle hypocrisie car, la plupart du temps, ces campagnes de prohibition sauvage sont orchestrées en sous-main par des contrebandiers. « À El Jem, on peut acheter ses bières et se les faire livrer froides à des prix inférieurs à ceux pratiqués en magasin à Tunis », constate le site d’information Business News. Le marché noir de l’alcool est l’un des plus juteux. Et il ne présente quasi aucun risque pour ceux qui s’y adonnent.
Un symbole ambivalent
Malgré ces entraves épisodiques, la consommation de bière a explosé en Tunisie depuis la révolution. La Celtia a enregistré les deux plus fortes progressions de son histoire en 2011 et en 2012, avec des croissances annuelles en volume de 15 % et 13 %. Le climat, très anxiogène, et l’afflux de plus de 1 million de réfugiés libyens chassés de leur pays par la guerre civile, expliquent ces performances.
Tout ce qui touche à la Celtia fait le buzz. Mais c’est aussi un petit pied de nez aux conservateurs grincheux. La Tunisie est plurielle.
Cette dynamique a été freinée en 2013 à la suite de l’augmentation des taxes sur les alcools, décidée par le gouvernement de la troïka, dominé par les islamistes, mais elle a repris l’année suivante. Dopée par son produit phare, la bière, la SFBT a multiplié son résultat par dix en quinze ans. La presse électronique prend aujourd’hui un malin plaisir à relayer, chaque trimestre, les prouesses de l’entreprise et à souligner la vigueur du marché de la bière.
« Tout ce qui touche à la Celtia fait le buzz, explique le rédacteur en chef d’un journal en ligne francophone. Mais c’est aussi un petit pied de nez aux conservateurs grincheux. La Tunisie est plurielle, il y a toute une frange de la population qu’on aurait bien du mal à faire entrer dans les clous de la sempiternelle identité arabo-islamique dont on se gargarise à longueur de discours depuis 2011. »
La Celtia comme réponse militante à la montée de l’obscurantisme ? Un raccourci évidemment réducteur. Il n’empêche : la célèbre bière est devenue furieusement tendance. Elle surfe sur la mode du « consommer tunisien ». La marque est omniprésente dans les grands événements festifs organisés pendant la saison estivale, ou dans des festivals comme Les Dunes électroniques de Nefta.
Il représente la part irréductible de tunisianité qui sommeille dans nos estomacs, au même titre que la harissa, la kémia ou le lablabi.
« Son image a évolué, reconnaît Omar, un vétérinaire de Tunis qui approche de la quarantaine. Il y a une quinzaine d’années, le Tunisien qui voulait une bière n’avait pas le choix, c’était “une Celtia ou rien”. Celtia souffrait d’un regard assez dépréciatif. Aujourd’hui, le produit n’est plus du tout ringard. Il a été réinvesti émotionnellement, il représente la part irréductible de tunisianité qui sommeille dans nos estomacs, au même titre que la harissa, la kémia ou le lablabi [une soupe de pois chiches aux œufs, prisée des noctambules affamés]. »
Ce nouvel attachement trouve aussi son prolongement sur les réseaux sociaux et sur la scène artistique alternative. Les canettes de la célèbre bière servent de matériau brut à de jeunes créateurs. Elle inspire aussi Z, le caricaturiste, qui fut l’un des plus célèbres cyberdissidents du temps de Ben Ali. « Je suis adepte de la Celtia, elle colonise mes dessins ! J’aime son côté transgressif, canaille.
Elle se prétend « bière de luxe », c’est écrit sur la bouteille, mais cet intitulé désuet est tellement en contradiction avec la manière dont on la consomme dans les tavernes des bas-fonds de Tunis. C’est la bière des maçons et des bourgeois, c’est un fleuron quasi étatique et, en même temps, c’est le produit vendu au marché noir par excellence. Ce symbole est tellement ambivalent. »
La concurrence éliminée
Cependant, au-delà des visions romantiques − ou militantes − se cache une réalité industrielle implacable. La SFBT est une entreprise très compétitive, idéalement positionnée sur son marché, qui a su exploiter au mieux ses avantages comparatifs. Sur le segment de la bière comme sur celui des sodas.
« Pepsi n’a pas survécu, Virgin Cola non plus, observe Kais Kriaa, directeur de la recherche chez AlphaMena. Heineken a réussi à s’implanter, mais Celtia est restée en position ultradominante. La SFBT a su éliminer toute concurrence. » Le groupe a pourtant été vigoureusement attaqué par Heineken, dont la bière, produite sous licence par Sonobra (Groupe Boujbel), est arrivée sur le marché début 2009.
La force de Celtia est en réalité celle de l’offre de la SFBT.
Peu avant, Sonobra avait lancé Golden Brau, une bière d’entrée de gamme. Une manière de prendre Celtia en étau. La SFBT a répliqué du tac au tac. « Avec un peu de recul, cette irruption de la concurrence est sans doute la meilleure chose qui nous soit arrivée, analyse un responsable de la direction de la SFBT. Cela a dynamisé le marché, cela nous a poussés à investir dans la modernisation de notre chaîne de production en réalisant des investissements lourds et, surtout, à étoffer notre gamme.
Le positionnement de Heineken était un positionnement premium, différent de celui de Celtia. Nous avons puisé dans le catalogue de notre partenaire AB Inbev et lancé au même moment la Beck’s. » Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu. Heineken, qui a réussi une irruption fracassante sur le marché en matière de distribution, s’est retrouvée en concurrence frontale avec Celtia. Le match a nettement tourné à l’avantage de cette dernière. L’arôme, auquel les palais des consommateurs tunisiens étaient habitués depuis des décennies, et la force de frappe commerciale de sa maison mère ont fait la différence.
« La force de Celtia est en réalité celle de l’offre de la SFBT : rien de ce qui se boit ne lui est étranger, explique un professionnel de la distribution. Elle possède une gamme complète de bières, des vins et une offre pléthorique en matière de boissons rafraîchissantes sans alcool, des eaux minérales aux sodas en passant par les jus. Aucun restaurateur, aucun des 2 500 débitants de boissons du pays n’a envie de se fâcher avec un tel partenaire… »
Avec jeuneafrique