Frédéric Grah Mel livre une biographie hors norme consacrée au premier président de Côte d’Ivoire, Félix Houphouët Boigny. Un travail colossal.
C’est un véritable bénédictin. Chez Frédéric Grah Mel, la patience le dispute à la persévérance. Il en faut, direz-vous, pour passer dix ans de sa vie aux trousses du père de l’indépendance ivoirienne, Félix Houphouët-Boigny, trente-trois ans à la tête de son pays. D’autant plus que cette quête lui a coûté la modique somme de 150 millions de F CFA (près de 230 000 euros), pour cent fois moins de revenus. Au final, les Ivoiriens ont gagné une œuvre de référence, une biographie en trois tomes de plus de 2 000 pages dont les deux derniers volumes sont en librairie depuis le début de l’année, sur un président qui n’a légué aucun testament écrit à ses compatriotes. Ce travail de moine est encore largement méconnu, mais l’auteur souhaite le porter à la connaissance du plus grand nombre à l’heure où son pays doit se reconstruire. Car si le « Vieux » a bâti la Côte d’Ivoire moderne, il a aussi libéré les germes d’une crise politique de plus de dix-sept ans.
Frédéric Grah Mel
1955 : Napit à Dabou (Côte d’Ivoire)
1977 : Obtient une licence en lettres 1979 : Diplômé de l’école supérieure de journalisme de Lille
1979-1985 : Travaille au quotidien Fraternité matin puis au service français de la BBC à Londres
1986-2010 : Enseigne comme professeur de lettres à l’École normale supérieure d’Abidjan
2000-2011 : Rédige la biographie d’Houphouët-Boigny
Avant de se lancer sur les traces de son personnage en 1999, Grah Mel est déjà familier de la biographie. Journaliste de formation, homme de lettres, il a publié trois ouvrages consacrés à Marcel Treich-Laplène, premier administrateur colonial, à Alioune Diop, intellectuel sénégalais fondateur de la revue Présence africaine, et au cardinal Bernard Yago, ancien archevêque d’Abidjan. Et lu aussi les livres de ses collègues français de renom : Henri Troyat sur Baudelaire, Françoise Giroud sur la femme de Karl Marx, Jenny.
Perfectionniste
Comme tout bon Ivoirien, il a vu le chef de l’État à la télévision mais ne le connaît pas personnellement. Le biographe qualifie la plupart des écrits le concernant de complaisants ou de clairement antipathiques. Il ne veut s’engager ni dans la voie de l’hagiographie ni dans celle du pamphlet. Scrupuleux et perfectionniste jusqu’à l’obsession, il souhaite réaliser « une étude froide et sereine, passionnée sans être passionnelle ». Son modèle ? Les biographies du général de Gaulle de Jean Lacouture, qu’il a rencontré sur les bancs de l’école de journalisme de Lille. À l’époque, le journaliste-écrivain français officie au Monde.
« On ne peut consacrer autant de temps à Houphouët sans avoir de la sympathie pour le personnage, tient-il à préciser. Avec lui, je suis retourné à l’école primaire, j’ai éprouvé la joie d’apprendre l’histoire de mon pays, les relations africaines et internationales, la psychologie des hommes, la politique, la connaissance des réseaux et des institutions. Mais le travail de biographe se doit d’être rigoureux. Ce n’est pas un lieu de complaisance. » Aussi dur avec lui-même qu’avec son « modèle », Grah Mel va donc mener, jour après jour, une enquête aussi minutieuse que méticuleuse. Il part à la recherche de toute trace écrite sur sa vie, qu’il va corroborer par autant de témoignages de ceux qui l’ont côtoyé.
Nuit noire
Dans le tome I, il revient sur la généalogie du personnage avant de s’attaquer à la première partie de sa vie : de sa naissance, dont la date fait toujours débat, à l’indépendance, en 1960. Il y décrit Houphouët enfant à Yamoussoukro, ses années de médecine, son entrée dans le syndicalisme agricole, son parcours de député et de ministre français de la IVe République, ses échanges avec Léopold Sédar Senghor sur les bancs de l’Assemblée nationale, la controverse avec le Ghanéen Kwame Nkrumah sur leur vision de l’indépendance, ses divergences avec le Guinéen Sékou Touré sur la relation avec l’ancienne puissance coloniale… Détaché par l’École normale supérieure à Abidjan, où il enseigne, il s’installe à la Fondation Félix Houphouët Boigny et voyage beaucoup pour les besoins de l’enquête. Rentrant le 8 juin 2001 d’une tournée dans plusieurs villes hébergeant les archives nationales françaises, il croit tout perdre en oubliant son ordinateur portable sur un chariot de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. Après une nuit noire, il le retrouve le lendemain. Un passager bienveillant l’a rapporté aux hôtesses. « Depuis ce jour, je me suis senti accompagné de l’esprit d’Houphouët », confie-t-il.
Sa fille Élodie va naître alors qu’il est aux États-Unis pour prendre connaissance des documents de la bibliothèque du Congrès et des archives internationales des États-Unis dans le Maryland. Les documents sont déclassifiés au bout de trente ans dans ce pays. En bon rat de bibliothèque, le biographe compile les informations. C’est au cours de ce voyage qu’il découvre que la Maison Blanche voyait, dès 1966, Henri Konan Bédié comme « le possible successeur d’Houphouët ». Il part aussi en mission dans les pays d’Afrique de l’Ouest. En Côte d’Ivoire, Grah Mel épluche les articles de Fraternité Matin, le quotidien gouvernemental, rencontre les descendants du « Vieux », visite ses appartements privés et son palais à Yamoussoukro.
Pour le deuxième tome (1960 à 1980), il se déplace dans toutes les régions du pays à la découverte des traces laissées par le père fondateur dans le cadre des fêtes tournantes de l’indépendance. « Houphouët a réalisé tout le développement de la Côte d’Ivoire entre 1967 et 1980 », indique l’auteur. Il s’attache aussi à décrire le chef de l’État à l’épreuve du pouvoir. Prétextant des complots, ce dernier emprisonne plusieurs de ses compagnons dès 1963. Il n’hésite pas à réprimer sévèrement les indépendantistes du Sanwi et à mettre fin à la révolte des Guébiés, qui proclament la République d’Éburnie, dans l’Ouest, en 1970. Le biographe se rend aussi en Afrique du Sud pour évaluer la nature de ses relations avec le régime de l’apartheid et les militants de l’ANC. Puis en Angola pour découvrir les effets de son appui à Jonas Savimbi et au Nigeria pour revisiter la sécession biafraise que le président a encouragée.
Témoignages à publier
Au fil des pages du troisième tome, les personnalités du XXe siècle défilent : toute la France de De Gaulle à Mitterrand, Nelson Mandela, Richard Nixon, Jean-Paul II, Itzhak Rabin, Shimon Pérès et Yasser Arafat. Sa politique étrangère est passée au crible. Il y propose aussi une galerie de portraits des quatre prétendants à la succession du « Vieux ». On y découvre un Philippe Yacé, ex-président de l’Assemblée nationale, élevé au rang de dauphin avant de tomber en disgrâce, un Henri Konan Bédié redouté et persécuté par le chef de l’État, un Alassane Dramane Ouattara appelé à la rescousse d’un pays en crise et qui va rapidement affirmer ses ambitions. Grah Mel révèle que l’actuel chef de l’État, né sur le territoire national à l’époque coloniale, n’obtiendra sa première carte d’identité qu’en octobre 2010 à l’issue du processus d’identification.
Si Houphouët était revenu de son dernier voyage en France, explique-t-il encore, il aurait fait rouler par terre et la tête de son successeur constitutionnel, M. Bédié, et celle de son Premier ministre, M. Ouattara. Certains de ses actes laissent même à penser qu’il avait préféré favoriser son opposant Laurent Gbagbo. Un Gbagbo qui a eu tout le loisir de prendre connaissance des deux derniers volumes de la biographie d’Houphouët dans sa prison de Korhogo.
Pour la petite histoire, Grah Mel l’a rencontré en 2006 pour lui demander de prolonger sa mise en disponibilité. Un rendez-vous sans suite. Se sont ensuivies deux années sans salaire durant lesquelles de rares mécènes comme Joël Dervain, patron de la Sir, Abdel Aziz Thiam, vice-président du groupe Necotrans, ou Marcel Zadi Kessy, aujourd’hui à la tête du Conseil économique et social (CES), l’ont aidé à poursuivre. Le biographe n’a pas encore complètement tourné la page de l’ère Houphouët, dont il parle avec émotion. Il lui reste à publier un recueil de témoignages, s’étant exclusivement attaché à travailler à partir de sources écrites. Ensuite, il se verrait bien enchaîner sur Henri Konan Bédié, un autre personnage qui le fascine. « La biographie est un style délaissé en Afrique, conclut-il. Elle doit trouver ses lettres de noblesse. »
Avec Jeune Afrique