Psychologies : Comment notre rapport au temps et sa définition ont-ils évolué au fil des siècles ?
Brigitte Sitbon : Ce lien que nous entretenons avec le temps est relatif. Il est lié à la diversité des individus, à leur singularité, et surtout à l’histoire humaine elle-même. Dans la Grèce antique, par exemple, le temps, souvent personnifié dans la mythologie par Cronos dévorant ses enfants, est conçu comme cyclique, à l’image des révolutions planétaires ; d’où l’idée chez le sujet grec d’un éternel retour du même. Platon pense ainsi le temps comme l’image immobile de l’éternité. Plus tard, les monothéismes, juif puis chrétien, introduiront la vision linéaire du temps, qui prédomine aujourd’hui en Occident, imposant l’idée d’un progrès orienté d’un début vers une fin. Notre rapport au temps reste hanté par cette perspective, l’idée que nous sommes mortels. En ce qui concerne la définition même du temps, si on a pu mesurer celui-ci très tôt et le quantifier grâce à la répétition régulière de certains phénomènes naturels (les saisons, le jour, la nuit, etc.), aucun philosophe, mystique ou scientifique n’a jamais vraiment réussi à en montrer l’identité objective. D’ailleurs, à quoi bon le définir puisque, comme l’écrivait si bien Pascal, « tous les hommes conçoivent ce qu’on veut dire, en parlant du temps, sans qu’on le désigne davantage ». Sa définition se fait donc le plus souvent à partir d’images, de métaphores et d’approximations.
Qu’est-ce que Bergson et Freud ont à nous apprendre sur notre rapport au temps ?
Brigitte Sitbon :Le temps bergsonien est d’ordre psychologique et implique l’idée fondamentale de mémoire. Nous sommes à chaque moment de notre vie la résultante de tous nos moments passés et à venir, même si tous ne sont pas conscients. Bergson a découvert et mis en lumière la « durée pure », désignant un temps vécu, calqué sur nos états de conscience. Les êtres et l’univers « durent », c’est-à-dire qu’ils manifestent du changement, se transforment, à l’image d’un verre d’eau sucrée où l’eau et le sucre prennent leur temps pour se mélanger. À chacun son rythme, sa durée. Et cette dernière n’est pas constituée par une succession d’instants juxtaposés, comme dans le temps des physiciens et des horloges, mais plutôt par leur fusion. Comme dans une mélodie, chaque note de musique engendre la suivante et est inséparable de la précédente. Freud rejoint Bergson, car, pour lui, chaque sujet possède son histoire propre, mélange entre son passé refoulé et son présent actualisé. Mais le psychanalyste va plus loin avec sa découverte de l’inconscient, dans lequel le temps objectif n’existe plus : passé, présent, futur peuvent s’y chevaucher, voire se mêler. Le temps ne se résume pas pour l’homme à une donnée purement quantifiable et mesurable.