Une des choses les plus marquantes chez Eleni Gabre-Madhin, c’est certainement la passion qu’elle nourrit pour ce qu’elle fait. Fondatrice de la Bourse des matières premières d’Ethiopie, elle aime les marchés agricoles et a tout donné pour faire de son rêve une réalité et ainsi contribuer au développement de ce secteur dans son pays, l’Ethiopie. L’aboutissement d’un long et riche périple.
Citoyenne du monde
Née au milieu des années 60 à Addis-Abeba, Eleni Gabre-Madhin, deuxième enfant parmi trois filles, grandit entre l’Afrique et les Etats-Unis où son père, alors cadre à l’ONU, travaillait. Au début des années 70, la famille retourne en Ethiopie où la jeune fille étudie au primaire. Mais le séjour paisible sera écourté par la révolution de 1974. La famille se réfugie alors au Rwanda, et les fonctions du père l’enverront ensuite au Togo, puis au Malawi. « C’est ainsi que j’ai appris le français et le swahili », confie-t-elle dans un entretien avec La Tribune Afrique.
Ses classes de lycée, la jeune fille les fera dans un internat au Kenya. Une fois le baccalauréat en poche, elle décroche une bourse pour étudier à l’Université à New York. Elle décrochera son premier diplôme en science économique et rejoindra ensuite l’Etat du Michigan pour un master en agro-économie. Pour sa thèse sur les coûts des transactions et les moyens de renforcement de l’efficacité des marchés agricoles, Eleni Gabre-Madhin élit domicile au Mali pendant un an où elle mène des recherches en travaillant avec l’Office des produits agricoles du Mali, une structure étatique. « J’ai eu l’occasion de visiter le Sénégal, la Mauritanie, … je faisais une étude sur les flux céréaliers entre les pays africains, le commerce interafricain. C’est ainsi que j’ai acquis l’expérience du travail sur le terrain et qu’est né mon amour pour les marchés céréaliers ».
Primée aux Etats-Unis
La prochaine étape ? Le début d’une vie professionnelle à temps plein. Et c’était aux Nations Unies à Genève, où Mme Gabre-Madhin fut prise en tant qu’experte à la CNUCED. « Je travaillais sur les négociations de la ronde Eurowide à l’époque et après j’ai continué en étant experte des matières premières. Et là j’ai commencé à étudier le fonctionnement des bourses… »
En 1993, l’économiste éthiopienne décide de retourner sur les bancs pour un doctorat en science économique appliquée. Elle obtient alors une bourse de l’Université de Stanford en Californie. Deux ans plus tard, elle bénéficie du soutien financier d’une fondation américaine pour mener sa thèse en Ethiopie. C’est ainsi qu’en 1995, elle signe un retour au bercail après 20 années à l’étranger. Pendant six mois, elle étudiera les marchés céréaliers éthiopiens, découvrira le rôle que jouent les courtiers (ces intermédiaires entre différents commerçants) dans un marché traditionnel où ceux-ci ne portent pas leur nom. Pour elle, c’est « la grande découverte ! ». « A la London Stock Exchange ou la New York Stock Exchange, le métier de courtier est très formel, mais je me suis rendue compte qu’il existe même dans les marchés traditionnels. J’ai donc concentré mes recherches sur comment faire pour que ce rôle devienne formel et reconnu comme étant utile pour l’économie céréalière en Ethiopie ». De là, émergea peu à peu l’idée d’une bourse locale des matières premières.
Ces travaux lui vaudront en 1999 aux Etats-Unis le prix national décerné par l’Association des sciences agro-économiques. La cerise sur le gâteau ! « Cela a beaucoup contribué à renforcer ma confiance en moi », se souvient Mme Gabre-Madhin qui a été immédiatement embauchée comme chercheur dans un Institut de recherche à Washington.
Le déclic inattendu
A partir ce moment, l’économiste pense de plus en plus à présenter son projet de bourse au gouvernement éthiopien. Concours de circonstance, elle est emmenée à participer en décembre 2002 à une conférence organisée à Washington sur la sécurité alimentaire en Ethiopie. Pendant son speech, la jeune dame déballe tout ce qu’elle a découvert pendant sa thèse et présente ses solutions aux problèmes des marchés agricoles éthiopiens.
« Je ne savais pas que le Premier ministre y serait. J’ai expliqué les raisons pour lesquelles l’Ethiopie n’arrivait pas à mieux gérer son ”boom and bust circle”, c’est-à-dire gérer les excédents agricoles des années de bonnes récoltes de façon à ne pas trop pâtir des mauvaises années. J’ai déclaré qu’il n’y a jamais eu une révolution verte à travers le monde dans un contexte où on exposait les producteurs à des risques aussi élevés. J’ai expliqué la nécessité d’organiser le marché pour se prémunir de ces risques et faire émerger un marché solide, ainsi que tout ce que j’avais découvert concernant les courtiers, leur rôle et la nécessité de formaliser leur fonction… pour arriver à une institution de marché qui puissent faire vivre tout le monde, producteurs, acheteurs, investisseurs, exportateurs et même commerçants ».
Et là, le déclic.
« C’était incroyable, le retour inattendu que j’ai eu ! Le Premier ministre lui-même est rentré dans les détails de ma présentation. Ensuite il m’a posé des questions… on a eu pratiquement une concertation en publique devant 200 personnes qui a duré 40 minutes. C’était un moment historique de ma vie. Cela m’a lancé complètement et a tout changé ».
Bien s’entourer, travailler dur
Après cette expérience, Mme Gabre-Madhin n’attendait plus que l’occasion de se rendre en Ethiopie pour travailler au lancement de la Bourse des matières premières. Il lui a fallu deux ans pour préparer un déménagement à Addis Abeba avec sa famille, explique cette mère dont les deux enfants nés aux Etats-Unis qui avaient hâte de découvrir le pays d’origine. Mais deux ans aussi pour faire taire dans son esprit les voix qui tentaient de la dissuader de retourner au pays. « Certains membres de ma famille et de la communauté éthiopienne aux Etats-Unis ont tenté de me convaincre de rester à Washington, estimant que c’était mieux pour moi. Or, il serait difficile de mener un projet comme celui que je portais et travailler efficacement sans être sur le terrain, il faut avoir des relations avec les gens, etc ».
En mi-2004, l’économiste obtient un transfert de l’organisation de recherche pour laquelle elle travaillait à Washington en qualité de directrice du programme national en Ethiopie. En fin d’année, elle débarque à Addis Abeba avec sa famille. Et là, démarrent les hostilités. Les réunions s’enchainent avec les membres du gouvernement, elle procède à la constitution d’une équipe avec des Ethiopiens de l’étranger experts en finance, en magasinage, …, mais aussi un Britannique, un Ghanéen, ainsi qu’un Indien. « Nous avons fait un gros travail pour mettre en place un modèle sur mesure pour l’Ethiopie. Entre temps nous sommes allés voir le modèle existant en Inde, en Chine, en Afrique du Sud, en Argentine, à Chicago et à Londres. Nous avons aussi étudié le modèle d’Europe australe, pour voir comment cela était applicable en Ethiopie. Voir si c’était faisable avec nos contraintes économiques (les télécoms qui ne fonctionnait pas à merveille, les infrastructures, le secteur financier un peu loin des normes internationales), d’autres contraintes liées au niveau de la formation des commerçants… »
Tanzanie, Cameroun, Nigéria, Ghana, vos bourses arrivent !
Au bout de l’effort, en avril 2008 est née la Bourse des matières premières d’Ethiopie. Gérée par Eleni, la société mise en place par Mme Gabre-Madhin à son arrivée dans le pays, la bourse d’Addis Abeba est un véritable succès et intéresse ailleurs sur le continent. Et depuis cette quinquagénaire est derrière plusieurs projets de bourse des matières premières annoncés ces dernières années.
« Avec la société Eleni, nous préparons des projets de bourse dans différents pays africains, notamment en Tanzanie. Nous avons aussi complété des travaux au Cameroun et au Nigéria. Au Ghana, nous avons fait un grand travail depuis plus d’un an. Maintenant que le gouvernement a changé, nous allons essayer de redynamiser le projet ».
Dans l’intimité d’une économiste
De nature optimiste, Mme Gabre-Madhin a une maitre-mot : « il n’y a aucun problème qui n’ait de solution ». Travailleuse et passionnée par le fait de contribuer au développement de l’Afrique en général et son pays en particulier, outre la bourse, elle développe actuellement sur un projet d’incubateur pour faire émerger les jeunes éthiopiens aux idées innovantes et transformatrices.
Quand elle n’est pas au bureau, Eleni Gabre-Madhin, est une femme comme toutes les autres qui a ses loisirs : la natation, la marche et la lecture, « les romans surtout », glisse-t-elle amusée. De confession catholique, elle accorde une place privilégiée à la messe « tous les dimanches matins en famille ». Egalement portée par l’art de la table, elle aime passer du temps en cuisine à concocter « de bons plats » d’ici et d’ailleurs. « J’aime la cuisine asiatique, italienne et indienne et j’ai récemment découvert la cuisine marocaine à laquelle je m’essaye aussi, donc les week-end ma famille et parfois avec les amis sont servis ». Bref, une femme accomplie !