Avec Grey’s Anatomy et Scandal, Shonda Rhimes a dépoussiéré le monde des séries et s’est imposée comme une scénariste phare dans un monde peu ouvert aux Africains-Américains. Son empire pèse aujourd’hui quelque 3 milliards de dollars.
Elle a su imposer son nom, sa patte et son caractère. À 47 ans, et en moins de quinze années, Shonda Rhimes est devenue l’une des rares méga-productrices du petit écran américain. Scénariste en chef de trois séries simultanément (Grey’s Anatomy, Scandal et Private Practice), elle en produit deux autres (How to Get Away with Murder et The Catch). Des œuvres plusieurs fois primées qui lui ont permis de fonder un empire, ShondaLand, estimé à plus de 3 milliards de dollars.
Je normalise la télé. Je fais en sorte qu’[elle] ressemble au monde réel.
Pour le Hollywood Reporter, qui voit en elle « celle qui sauvera Hollywood », un mythe est né… Pas sûr que l’intéressée partage cet avis. Dans L’Année du oui, parue en France aux éditions Marabout début janvier (en 2015 aux États-Unis), Shonda Rhimes dévoile ses failles et avoue qui elle était avant sa mue, qui lui a permis de perdre plus de 50 kg : une milliardaire obèse, acclamée dans le monde, tétanisée à l’idée de prendre la parole en public, malheureuse. Entre manuel de développement personnel et autobiographie, son livre raconte une année qui a radicalement changé sa vie et révèle les ressorts de son succès à la télé. C’est là tout son intérêt.
Un féminisme pragmatique
Il y a d’abord un style Shonda Rhimes. Si toutes ses séries reposent sur l’art du coup de théâtre un peu fou et du sentimentalisme de soap opera, la scénariste renouvelle le genre en l’ouvrant à la société contemporaine et en l’inscrivant dans un univers sophistiqué. Les médecins dans Grey’s Anatomy, les avocats dans How to Get Away with Murder, les communicants dans Scandal.
À chaque fois, les mêmes ingrédients : un rythme effréné, des héroïnes indépendantes, complexes et professionnellement au sommet, des personnages secondaires de toutes origines et de toutes orientations sexuelles. De Cristina Yang (Sandra Oh) à Olivia Pope (Kerry Washington) et Annalise Keating (Viola Davis), les personnages se ressemblent, des surdouées qui se révèlent détestables, dissimulant des fêlures et des failles, preuve que le féminisme de Rhimes n’a rien d’angélique.
Avec ses personnages singuliers, Rhimes innove et devient le symbole d’une télévision progressiste. Des femmes doucereuses et faibles ? Très peu pour elle, fascinée qu’elle est par le cynisme galvanisant de ses créatures, lesquelles réussissent grâce à ce trait de caractère. Pour ses détracteurs, la scénariste porte une vision conservatrice, fondée sur la gloire et la réussite, qui implique aussi d’écraser les autres.
Reproduire la vie réelle à l’écran
Dans L’Année du oui, la scénariste s’agace du fait que les journalistes et les tweettos voient dans ses différents castings le symbole de son combat pour la diversité, « un mot qu’[elle] déteste ». Si elle est parvenue à infléchir les représentations sexuelles et ethniques dans la fiction, prétend-elle, c’est simplement en peuplant son univers de personnages égaux en responsabilité et en humanité.
Et de préciser : « Je normalise la télé. Je fais en sorte qu’[elle] ressemble au monde réel… J’ai mis des personnages de toutes les couleurs, des deux sexes, de tous les milieux et de toutes les orientations. Et puis, j’ai fait la chose la plus évidente possible : je les ai construits comme si c’était… des gens. Les gens de couleur vivent des vies normales, ils ont des histoires d’amour et ne sont pas des faire-valoir amusants, des stéréotypes et des criminels. »
Shonda Rhimes estime que chacun devrait pouvoir allumer la télé et voir quelqu’un qui lui ressemble – ou pas. « Car peut-être qu’il apprendra alors de cette personne… Qu’il ne la bannira pas. Peut-être même qu’il finira par se reconnaître en elle. Peut-être qu’il apprendra à l’aimer. » Elle n’est pas peu fière d’avoir réalisé « une chose que les costards-cravates avaient dit qu’on ne pouvait pas faire à la télé ». L’Amérique leur a donné tort, et sous son impulsion, on ose de plus en plus les mélanges.
Choisir entre le vin et le papier toilette
Le parcours de la patronne du ShondaLand a pourtant débuté loin de Hollywood, dans la banlieue de Chicago. Fille de prof et benjamine d’une fratrie de six, elle passe son temps à inventer des histoires, avant même de savoir écrire. « J’ai toujours écrit, répète celle qui se rêvait en Toni Morrison. À 3 ans, j’enregistrais des histoires sur une radiocassette et je demandais à ma mère de les taper à la machine. »
Si Grey’s Anatomy avait échoué, cela aurait signifié que c’était une erreur d’avoir laissé une Africaine-Américaine faire sa propre série.
Elle aime raconter comment enfant, s’enfermant dans un garde-manger, elle passait ses journées livrée à ses songes, imaginant des scénarios en jouant avec des boîtes de conserve. Jeune scénariste, diplômée en lettres et en cinéma du prestigieux Dartmouth College, dans le New Hampshire, elle multiplie les petits jobs durant ses premières années hollywoodiennes, peine à boucler ses fins de mois – « Il me fallait choisir entre le papier-toilette et le vin. Le papier-toilette ne l’emportait pas toujours », confie-t‑elle –, jongle entre les jobs alimentaires (secrétaire, conseillère emploi auprès de SDF et de handicapés mentaux…), les premiers boulots d’assistante de production et les scripts qu’elle écrit gratuitement en rentrant à la maison.
Shonda Rhimes exalte la concurrence et sa philosophie est ainsi résumée dans son discours aux étudiants fraîchement diplômés de son ancienne université : il faut laisser tomber les rêves, se mettre en action. « Je pense que beaucoup de gens rêvent. Et pendant qu’ils sont occupés à rêver, les gens vraiment heureux, les gens qui réussissent vraiment, les gens vraiment intéressants, puissants, engagés ? Ils sont occupés à agir. »
Une réussite symbolique
Celle qui dit appartenir au club très fermé des GBQD (« gagnantes bien que différentes ») se définit comme une travailleuse acharnée, répondant à une injonction de réussite : « Un ratage aurait eu des conséquences sur des décennies. Dans le cas de Grey’s Anatomy, cela aurait signifié que c’était une erreur d’avoir laissé une Africaine-Américaine faire sa propre série avec des acteurs qui semblaient appartenir à la réalité. » Selon Rhimes, l’enjeu est devenu plus important encore avec Scandal. « Si la première série télévisée depuis trente-sept ans avec une Africaine-Américaine dans le rôle principal ne trouvait pas un public, qui sait combien de temps il faudrait pour qu’une autre soit proposée ? »
Mais ça a marché. Chaque semaine, ils sont plus de dix millions à suivre le « TGIT » – Thank God It’s Thursday (« Dieu merci, on est jeudi ») –, la soirée sur ABC où s’enchaînent ses séries. Toujours auréolé de sa popularité passée, Grey’s Anatomy, qui entame sa treizième saison, parvient à se renouveler malgré le départ de ses vedettes. Si sa sixième saison ne semble pas transcendantale, Scandal, avec ses 10 millions de fans, reste l’une des séries les plus twittées du moment (3 000 live tweets à la minute au cours de chaque épisode). Et on ne compte plus les récompenses.
Toutes les séries de Shonda Rhimes n’ont cependant pas été de francs succès. Off the Map, poussive aventure médicale au milieu de la jungle, n’a duré qu’une saison, en 2011. Inside the Box, sur le quotidien d’un magazine, n’a pas dépassé le pilote. En 2017, elle produira Still Star-Crossed, une suite en série et en costumes du Roméo et Juliette de Shakespeare. Au menu, trahisons, intrigues de palais et romances infortunées des Montaigu et des Capulet au lendemain de la mort tragique des deux jeunes amoureux. La papesse de la télé américaine projette également une série sur l’exode des Africains-Américains, du Sud vers le Nord, entre 1920 et 1970.
Avec jeuneafrique