Depuis la levée des sanctions contre l’Iran, les entreprises françaises lorgnent ce marché au potentiel considérable. Mais elles se heurtent à la frilosité des grandes banques hexagonales. Car malgré le réchauffement des relations, celles-ci restent surveillées par les États-Unis. Explications.
La signature mi-2015 de l’accord de Vienne entre l’Iran et le groupe des 5+1 (États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne) sur le nucléaire iranien, qui a permis de lever quelques mois plus tard un certain nombre de sanctions envers l’Iran, a par ricochet aiguisé l’appétit des multinationales. Les grands groupes français ont suivi le mouvement: PSA, Renault, Total, Bouygues et Vinci, la SNCF, mais également l’avionneur européen Airbus.
Dans le cas de Total, le projet gazier de South Pars est néanmoins suspendu aux décisions de Donald Trump. Mais malgré les remous causés par l’arrivée du milliardaire à la Maison-Blanche, les entreprises françaises sont avides d’exploiter l’immense potentiel du marché iranien: dans le secteur de l’automobile par exemple, des experts cités par Reuters estiment qu’en 2025, il se vendra autant de voitures en Iran qu’aujourd’hui en France, soit 2 millions de véhicules. Difficile de résister à un marché aussi prometteur.
Les consommateurs iraniens ont une forte appétence pour les produits européens, ce que confirme l’avocat Kourosh Shamlou, fondateur du cabinet d’avocats franco-iranien Shamlou Law: “Le peuple iranien veut des produits français ou allemands. C’est un énorme marché, il y a un gros potentiel pour les PME françaises”.
Problème de financement
Problème: pour financer leurs investissements, les entreprises françaises –grands groupes comme PME– ont besoin de l’appui des banques. Et de ce côté-là, l’enthousiasme est bien moins évident. Les principaux groupes bancaires français sont extrêmement frileux à l’idée de financer des projets en Iran. C’est notamment le cas de Société Générale, dont la position est sans équivoque: “Compte tenu des incertitudes qui subsistent, Société Générale n’envisage pas à ce stade de reprise de ses activités commerciales avec l’Iran. Les différences entre les régimes européen et américain génèrent des risques opérationnels forts pour les établissements financiers”.
En mentionnant les “différences entre les régimes européen et américain”, Société Générale fait référence à l’amende record infligée par le régulateur américain à BNP Paribas en 2014: 8,9 milliards de dollars pour violation d’embargo sur plusieurs pays, dont l’Iran. BNP Paribas, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, tout comme BPCE, ne fait plus d’affaires avec l’Iran. Le groupe Crédit Agricole n’a pour sa part pas donné suite à nos sollicitations.
Flou juridique
Les règles de l’embargo, les voici: les transactions avec l’Iran ne doivent pas inclure une “US person”, ni être libellées en dollars. En cas de non-respect de ces règles, les banques risquent l’amende et, nous l’avons vu, celle-ci peut être lourde. “Les banques font le calcul coût/avantage/risque: ‘est-ce qu’on prend le risque de subir des mesures de rétorsion aux États-Unis pour travailler sur un marché iranien qui sera à terme important mais qui ne sera jamais de la taille du marché américain?'” décrypte Matthieu Etourneau, directeur général du Centre français des Affaires de Téhéran, joint par BFM Business.
Depuis la signature du traité de Vienne, les règles sur l’embargo n’ont pas été assouplies de ce côté-là. En réalité, elles pâtissent d’un flou juridique total. “Il ne faut pas qu’il y ait de dollar, ni d’Américain impliqué. Les autorités américaines parlent de ‘US person’. Ça peut être quelqu’un simplement détenteur d’une green card” explique Matthieu Etourneau.
Dès lors, pourquoi ne pas traiter avec l’Iran en euros? Impossible, selon Matthieu Etourneau: “Ce que me disent les banquiers, c’est que techniquement c’est quasi impossible d’avoir des transactions sans aucun dollar, notamment quand ça rentre dans les chambres de compensation” – des organismes financiers qui jouent un rôle d’intermédiaire entre les acheteurs et les vendeurs, ndlr.
Le problème est donc là: il est quasiment impossible de traiter des grosses transactions uniquement en euros. Le dollar intervient forcément à un endroit de la chaîne, faisant de facto passer sous le joug du régulateur américain les grandes banques françaises. Les forts intérêts que celles-ci ont aux États-Unis, et leur exposition aux amendes les condamnent donc à la plus grande prudence.
Quelques banques françaises travaillent avec l’Iran
Mais pour les entreprises, comment trouver les financements? Quelques rares banques françaises, de taille modeste, acceptent de faire des affaires avec l’Iran. C’est notamment le cas de Wormser Frères: “Nous n’avons pas de filiale aux États-Unis. Donc nous n’appliquons pas les règles destinées aux ‘US person’. On applique la réglementation européenne. C’est parce que nous sommes de taille modeste que nous pouvons travailler avec l’Iran” explique Alain Wormser, le PDG de la banque.
Une taille modeste parfaitement à propos pour se défaire de l’emprise du régulateur américain, mais qui ne répond pas aux besoins en financement des grands groupes français. “Ces banques sont utiles pour des transactions, mais ne sont pas capables de financer des investissements, confirme Matthieu Etourneau. Pour les investissements, cela reste très compliqué. Certaines entreprises essaient de financer cela en fonds propres. D’autres vont voir certaines banques européennes, mais celles-ci font surtout du financement pour leurs clients historiques”.
Les clients français de l’avocat Kourosh Shamlou, principalement dans les secteurs de l’agroalimentaire et des cosmétiques, “regrettent énormément que les grandes banques françaises ne soient pas là pour les accompagner”. Pour y remédier, l’avocat “cherche à développer du financement direct”.
Pour encourager les banques françaises, leurs homologues iraniennes ont également un rôle à jouer. “Les banques étrangères attendent aussi des gages des banques iraniennes pour qu’elles se mettent au niveau en termes de conformité”, explique Matthieu Etourneau. L’Iran est sur la liste noire du GAFI (groupe d’action financière), un organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment. “Une sortie de la liste noire pourrait être un signal fort pour aider les banques étrangères à revenir en Iran” présume le directeur général du CFAT, selon lequel des discussions sont en cours entre le GAFI et la banque centrale iranienne.
Le retour des grandes banques françaises ferait le bonheur des entreprises de l’Hexagone, mais il serait également très bien accueilli par le peuple iranien. Comme le rappelait le directeur de la Chambre de commerce Iran-Suisse dans le magazine économique Bilan, “la population iranienne espérait des investissements massifs de la part de sociétés étrangères à la suite de la levée partielle des sanctions”. Et de mettre en garde contre le danger de voir revenir les conservateurs au pouvoir en Iran, en surfant sur les espoirs déçus à l’occasion de la prochaine élection présidentielle.
“Les investissements étrangers sont protégés par une loi en Iran, tempère Kourosh Shamlou. Donc les entreprises françaises sont protégées, mais elles gardent quand même un œil sur les élections. Nous avons besoin d’investissements étrangers, donc cette loi ne sera pas annulée”. Si le spectre d’un grand retour en arrière semble donc pour le moment exclu, la récente victoire de Donald Trump et la perspective de la présidentielle iranienne rajoutent de l’incertitude à un climat déjà flou.
Avec bfm