Poursuivi en justice par ses anciens associés dans l’aventure Wari, le roi du transfert d’argent entend bien poursuivre la success-story… tout seul. Mais inquiète la communauté financière.
«Plus de 4 milliards d’euros de transactions », « 90 000 points de vente dans 34 pays », « une trentaine de filiales »… Dans son spacieux bureau de la place de l’Indépendance, au cœur du quartier du Plateau, à Dakar, Kabirou Mbodje, le PDG de Wari, avance les chiffres de son groupe comme autant de succès.
Pour ce quinquagénaire né à Lyon, en France, où il a grandi avant de retourner au Sénégal à l’âge de 16 ans, la réussite est enfin là : le projet qu’il a lancé il y a une dizaine d’années avec des associés est devenu un acteur central du transfert d’argent dans le pays de la Teranga (même s’il est impossible de vérifier les statistiques), concurrençant sérieusement des acteurs comme Money Express, Moneygram ou Western Union. La plateforme technique permet notamment des transferts « cash à cash », un système largement adopté dans les milieux populaires, où les usagers, souvent illettrés, n’ont pas de comptes bancaires. Ce mode de transfert est privilégié à l’intérieur du pays, car il implique seulement que l’émetteur et le récepteur de l’argent disposent d’un téléphone portable.
Avec le Français François Richaume puis avec Seyni Camara et Malick Fall, deux anciens de la Société générale de banques au Sénégal (SGBS), et Cheikh Tague, issu de la Sénégalaise des eaux (SDE), Kabirou Mbodje a développé sa plateforme et noué des partenariats avec un grand nombre d’établissements bancaires, de Bank of Africa à Ecobank en passant par la Société ivoirienne de banque. Il a surtout édifié au Sénégal un réseau de proximité de 18 700 « points Wari » : des commerçants indépendants commissionnés.
À Dakar, on en trouve tous les 100 mètres. L’expression « wari mako » a même fini par entrer dans le langage courant et signifie « envoyer de l’argent ». « Une grande partie de l’esprit de Wari rappelle les années de construction d’Ecobank. Wari apporte quelque chose qui manque aux modèles bancaires traditionnels en Afrique », soulignait Arnold Ekpe, ancien directeur général du groupe panafricain, lors de sa nomination au poste de président du conseil d’administration (ce qu’il n’est plus) de Cellular Systems International (CSI), qui porte la plateforme technologique Wari.
Être adoubé par l’un des plus grands banquiers d’Afrique subsaharienne : Kabirou Mbodje, qui aime la lumière, ne pouvait rêver mieux. Dans les années 1990, il n’était pas réellement parvenu à trouver sa place dans le monde des affaires. Décrit comme un simple « intermédiaire », le fils de Marie Sarr Mbodje – la première femme ministre de la Santé au Sénégal, entre 1986 et 1988 -, titulaire d’un mystérieux MBA américain et d’un titre français d’ingénieur télécoms, n’est guère disert sur ses activités… jusqu’au début des années 2000. Il lance alors, avec Alain Clément Kotto Kingue, Net TV, un bouquet de chaînes à destination des pays d’Afrique subsaharienne francophone diffusées par satellite. L’ambition est grande, mais l’opération ne dure pas. Kotto et Mbodje se séparent, Net TV meurt quelques mois après sa naissance.
Clash
Trois ans plus tard débute le chantier qui va changer le cours des choses. Mbodje s’associe avec François Richaume, qui dirige Network Technologies Participations (NTP) International, un groupe d’ingénierie spécialisé dans les nouvelles technologies. « Kabirou Mbodje était un ami de mon épouse, explique le Français. Nous nous sommes associés dans une entreprise nommée NGI Afrique de l’Ouest : j’ai pris 55 % des parts, lui les 45 % restants. L’objectif était de créer une plateforme technique pour les jeux de loterie puis le transfert d’argent. Kabirou Mbodje a été rémunéré pour lancer les opérations. »
NGI Afrique de l’Ouest met en place la base technique de ce qui deviendra Wari. Mais les relations entre les associés se dégradent les années suivantes, jusqu’au clash. Le deuxième (après son différend avec Kotto Kingue), mais pas le dernier. Kabirou Mbodje est un peu le Marc Zuckerberg (PDG de Facebook) du Sénégal : cofondateur d’un projet brillant, il emploie des méthodes contestées.
Dès 2008, François Richaume porte plainte pour « tentative et détournement d’actifs, de fonds, de propriété intellectuelle, d’applications logicielles, de clientèle, de moyens de production, de personnels, d’image et de concurrence déloyale, d’utilisation abusive de locaux ». L’affaire se solde le 6 septembre 2011 en première instance : Mbodje est condamné à payer 400 millions de F CFA (environ 610 000 euros) et à six mois de prison avec sursis, le juge le déclarant « coupable d’abus de biens sociaux » (voir fac-similé page précédente). L’appel est en cours.
Associés avec le Franco-Sénégalais dans CSI ainsi que dans Interactive, la société destinée à commercialiser les services de Wari et à en étendre le réseau, Seyni Camara et Malick Fall nourrissent également de vifs griefs contre leur partenaire. Ils ont déposé en décembre 2014 une plainte devant le tribunal régional hors classe de Dakar, reprochant au directeur général des détournements s’élevant à 2,5 milliards de F CFA (3,8 millions d’euros). Depuis le 11 août 2015, Mbodje est officiellement inculpé.
Dans leur plainte, Camara et Fall évoquent une augmentation de capital de CSI en 2013 sans communication aux autres actionnaires
En octobre 2015 enfin, Cheikh Tague, le dernier des associés de Mbodje dans CSI, a quitté l’aventure au bout d’une décennie : le directeur des opérations a porté plainte devant le Tribunal du travail…
Interrogé par J.A., Mbodje a d’abord affirmé ne pas se soucier de ces accusations, démentant toute action judiciaire à son encontre et se décrivant comme « l’actionnaire majoritaire » de Wari. Il se serait séparé de « collaborateurs » ne donnant pas satisfaction. Confronté ensuite à une accumulation de preuves, Kabirou Mbodje n’a plus souhaité nous répondre.
Ses ex-associés décrivent en tout cas le même phénomène : « un refus de communiquer les comptes », « une spoliation progressive en faveur d’une autre société contrôlée par Mbodje » « refus de versement de dividendes aux actionnaires depuis le démarrage des activités », « licenciements abusifs, accusations, harcèlement, chantage… » et de vifs soupçons en matière de gestion. « Kabirou Mbodje a créé CSI dans les propres locaux de NGI Afrique de l’Ouest avant d’y transférer les contrats et les comptes… Bref, de me spolier », insiste François Richaume.
Dans leur plainte, Camara et Fall évoquent une augmentation de capital de CSI en 2013 sans communication aux autres actionnaires. En ce qui concerne Interactive, les associés accusent Mbodje, détenteur de 20 % des parts à l’origine, d’être monté par différents stratagèmes à 55 % du capital, puis d’avoir détourné l’activité vers une nouvelle structure, Interlink…
Kabirou Mbodje semble avoir également perdu de son aura aux yeux de ses partenaires. Arnold Ekpe a cédé sa place au conseil d’administration de Wari, comme l’ex-président de la Banque africaine de développement Babacar Ndiaye, qui était administrateur de CSI. Même Total a rompu son partenariat avec Wari.
Et ce n’est pas tout : « Les banques de la place veulent offrir plusieurs services de transfert d’argent et, à ce titre, ont pour la plupart adopté la technologie Wari, qu’elles commercialisent en interne, dans leurs réseaux, décrypte un professionnel. Mais Kabirou Mbodje a également voulu que les banques soient directement connectées à son immense réseau de petits commerçants. Ce qui pose de sérieux problèmes de KYC [Know Your Customer, politique de contrôle de la clientèle], car le risque est grand que l’identité du client n’y soit pas correctement vérifiée. »
Blanchiment
Wari, qui ne dispose pas de l’agrément d’une banque et n’est pas soumis aux mêmes obligations, se montre-t-il insuffisamment regardant sur la nature des flux dans ses réseaux affiliés ? Certains le pensent et s’en inquiètent. En novembre 2015, une réunion au sein de la Direction de la monnaie et du crédit du ministère sénégalais des Finances a rassemblé les fonctionnaires de ce dernier, les banquiers de la place et des représentants de la Banque centrale. Objet de l’échange : le vaste réseau de distributeurs indépendants construit par Wari et le risque de blanchiment.
Boosté par une concurrence de plus en plus vive, de Joni Joni (groupe D-Média) à Orange Money (en partenariat avec Sonatel) et la Banque internationale pour le commerce et l’industrie du Sénégal (Bicis), en passant par Tigo Cash (opérateur téléphonique Tigo), Kabirou Mbodje semble vouloir continuer à accélérer, comme son caractère l’y pousse.
Wari permet désormais de régler ses factures d’eau et d’électricité, de payer ses abonnements télévisuels, d’acheter des crédits téléphoniques
« À toute vitesse, c’est son style, commente l’un de ses anciens employés. Quitte à partir dans tous les sens. » Mbodje, qui ne semble pas plus s’inquiéter du turnover de ses équipes que de la rancune de ses anciens associés, a « du culot et un aplomb incroyable, résume un investisseur qui l’a rencontré plusieurs fois. Sa force de persuasion est énorme ».
Si, d’après nos informations, le Sénégal constitue encore l’immense majorité de ses revenus, Mbodje poursuit l’offensive hors de ses frontières. Il a créé un holding au Togo ainsi qu’une société au Luxembourg et, selon un financier, « Wari commence à percer en Côte d’Ivoire et au Mali ». Au pays de la Teranga, Kabirou Mbodje se diversifie en déployant d’autres services sur sa plateforme : Wari permet désormais de régler ses factures d’eau et d’électricité, de payer ses abonnements télévisuels, d’acheter des crédits téléphoniques… « Ils installent même des terminaux de paiement un peu partout, révèle un banquier. Il y a quelques semaines, il a clairement affiché son objectif : bâtir un équivalent africain de Visa. »
Suite à l’article « Le double visage de Kabirou Mbodje », publié dans JA n°2874 du 7 au 13 février 2016, nous avons reçu des avocats de la société Wari et de Kabirou Mbodje le droit de réponse suivant :
« Pour exercer son activité dans un secteur financier hautement régulé, Wari bénéficie de l’aval de chacune des autorités bancaires des pays où elle est implantée et de la pleine confiance de ses partenaires bancaires comme de ses clients. Les affirmations de Jeune Afrique concernant le risque de blanchiment d’argent sont ainsi dénuées de tout fondement. Les doutes regrettables de l’article auraient à tout le moins pu être facilement levés si le journal avait pris soin, lors de l’interview de son dirigeant, de l’interroger sur les nombreuses mesures de contrôle mises en place.
Il en va de même pour le prétendus départs d’administrateurs, d’employés ou de partenaires pour une société forte de plus de 350 employés et 1070 partenaires dans le monde.
L’article évoque également de nombreuses procédures judiciaires engagées par Messieurs Seyni Camara, Malick Fall, Cheikh Tague à l’encontre de Monsieur Kabirou Mbodje. Etrangement, à aucun moment, il n’est évoqué le fait que ces actions judiciaires ont été systématiquement rejetées faute d’éléments de fait ou de droit pertinents.
Ainsi, la décision visant des faits d’abus de biens sociaux dont il est fait largement état a été annulée par la Cour d’appel de Dakar le 25 janvier 2016.
Un article mesuré et impartial aurait sans doute conduit les journalistes à constater que les détracteurs de Monsieur Kabirou Mbodje dressent clairement un tableau noir d’un dirigeant dont il convient au contraire de saluer la pugnacité et la résilience d’entrepreneur.
Mr Kabirou Mbodje est l’unique concepteur de la plateforme transactionnelle financière appelée alors « Netpay » ayant fait l’objet dès septembre 2003 d’un enregistrement auprès du Bureau sénégalais des droits d’auteur sous le numéro 4828150903 et auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle.
La solution logicielle existait donc bien avant la création en 2006 de la société NGIAO et de CSI en 2008. Les prétendus associés ne sauraient donc valablement s’en prévaloir. »
Réponse de la rédaction :
L’article que vous mettez en cause est le fruit d’une longue enquête et de multiples entretiens. Notre texte reconnaît le succès commercial de Wari mais se penche sur les zones d’ombre qui entourent cette aventure entrepreneuriale et notamment son dirigeant, Kabirou Mbodje.
Parmi les points que vous évoquez, celui de l’agrément. Nous avons en effet indiqué dans notre article que Wari ne dispose pas de l’agrément d’une banque. Vous indiquez aujourd’hui que Wari dispose de l’aval de chacune des autorités bancaires des pays où elle est implantée. D’un point de vue réglementaire, avoir l’aval ne signifie pas disposer d’un agrément.
Nous maintenons également nos écrits quant aux départs d’administrateurs (d’Arnold Ekpe à Babacar Ndiaye) et aux séparations brutales avec d’anciens associés.
Vous avez en revanche raison sur la décision de la Cour d’appel de Dakar du 25 janvier 2016, qui est venue annuler la décision de première instance du 6 septembre 2011 en première instance condamnant Mr Mbodje à payer 400 millions de F CFA (environ 610 000 euros) et à six mois de prison avec sursis, le juge le déclarant « coupable d’abus de biens sociaux », dans le cadre d’une procédure entamé par l’un de ses anciens associés. Au moment où notre article a été publié, le 7 février, nous n’avions pas eu connaissance de cette annulation. Il est dommage que Mr Mbodje, contacté par mail le 29 janvier par les auteurs de l’article, n’ait pas jugé utile de nous le préciser.
Avec Jeune Afrique