En Côte d’Ivoire, les exportations de fèves labellisées par des organismes de développement durable ont explosé. Mais leur origine n’est pas toujours aussi claire qu’il y paraît.
Dans les salons feutrés du Golf Hôtel d’Abidjan, ce 1er octobre 2016, à l’occasion de la Journée mondiale du chocolat, les acteurs de la filière ivoirienne se congratulent pour les progrès accomplis. Des progrès salués par Mamadou Sangafowa Coulibaly, le ministre de l’Agriculture, qui a annoncé la création d’un label « cacao origine Côte d’Ivoire » vantant la qualité des fèves, ainsi que le développement durable, écologique et équitable de la filière. Rien n’est trop beau pour l’or brun, qui pouvait déjà s’anoblir avec des labels indépendants comme UTZ ou Fairtrade International (Max Havelaar).
Trop beau pour être honnête
Quelques semaines plus tard, les premiers camions chargés de fèves apparaissent, brimbalant sur les routes défoncées de Treichville, quartier d’Abidjan où sont nichées plusieurs coopératives. Les sacs en jute entassés dans les remorques arborent parfois des logos Rainforest Alliance, Fairtrade ou UTZ. Grâce à la certification de ces organismes, les coopératives de planteurs, tenues de respecter un cahier des charges précis qui interdit le travail des enfants et certaines pratiques agricoles, peuvent vendre leur cacao plus cher que le prix fixé par le Conseil du café-cacao, soit 1 100 F CFA (1,67 euro) le kilogramme pour la campagne en cours. La prime varie entre 70 et 120 F CFA par kilo et doit être partagée entre le planteur et sa coopérative.
Vu l’importance de la prime, beaucoup font du cacao certifié fictif.
Si une rapide analyse permet de vérifier la bonne qualité des fèves, il est cependant impossible d’en savoir plus sur leurs origines. Les papiers censés préciser celles-ci ont toutes les chances d’être des faux. Chez les acteurs de la filière, le terme « mafia » revient souvent pour qualifier les pratiques de certaines coopératives, qui agissent avec la complicité passive de grands exportateurs.
Certifier plus pour vendre plus
Tout a commencé dans les années 2000 avec l’apparition de la « certification de masse ». Depuis, « la demande mondiale de cacao certifié a explosé », constate le dirigeant d’une petite société d’exportation de cacao ivoirien, qui a voulu rester anonyme. Les grands chocolatiers mondiaux, comme Mars et Lindt, se sont engagés à n’acheter que du cacao certifié à l’horizon 2020. Dans la foulée, les volumes certifiés exportés de Côte d’Ivoire (premier producteur mondial) sont devenus gigantesques – de manière suspecte. En 2015, le pays en a commercialisé près de 600 000 tonnes, sur une production totale de 1,8 million de tonnes.
Près de 50 % du cacao certifié serait frauduleux.
« La certification est un travail lent et minutieux, on ne peut pas contrôler un tel volume aussi vite », remarque le dirigeant d’une des plus grandes sociétés d’exportation de cacao, qui a lui aussi préféré ne pas révéler son nom. « Vu l’importance de la prime, beaucoup font du cacao certifié fictif », poursuit-il. Près de 50 % du cacao certifié serait frauduleux selon lui. Une estimation difficile à vérifier, mais reprise par Moussa Koné, président du Syndicat national des agents du prix de Côte d’Ivoire (Synap-CI), l’une des principales organisations de planteurs du pays.
Faille chez les intermédiaires
Et dans ce business lucratif, les « traitants » jouent un rôle majeur. Ces intermédiaires, qui achètent le cacao aux coopératives ou aux planteurs pour le revendre aux exportateurs, se déguisent eux-mêmes en coopératives pour se faire certifier. Or « une vraie coopérative n’achète pas le cacao, elle le collecte auprès de ses planteurs », fulmine Moussa Koné. Dans un rapport paru en 2013, l’association Inter-Réseaux Développement rural, qui promeut les échanges entre organisations paysannes, ONG et chercheurs en Afrique, soulignait ainsi « la soudaine accélération de la création de coopératives par des acheteurs privés, les fameux “traitants”. Ils transforment leurs planteurs en membres de coopératives pour profiter de l’aubaine de la prime de certification ».
Pour obtenir ce sésame, les coopératives ou groupes de planteurs doivent remplir un certain nombre de conditions. La procédure varie mais elle consiste globalement à fournir des documents qui doivent être validés par les bureaux régionaux des organismes, à être audité par une équipe indépendante mandatée par ceux-ci et à mettre en place un contrôle interne de la coopérative.
En profitant des failles de ce système, les « traitants » parviennent à obtenir facilement, et illégalement, leur certification. Inter-Réseaux signale d’ailleurs que « les visites de plantations et de coopératives font émerger des doutes sur les audits ».
Complicité des exportateurs
L’équipe qui réalise l’essentiel des contrôles est salariée par la coopérative ou, dans notre cas, par le traitant fraudeur déguisé en coopérative. Quant aux auditeurs indépendants, mandatés par les organismes de certification, « ils s’arrangent souvent avec les coopératives. On ne les voit jamais sur le terrain », peste Diarassouba Kassim, un planteur et responsable de coopérative, membre du bureau du Synap-CI de Daloa.
« Il est facile de frauder lors de ces audits, dont la date est fixée à l’avance », renchérit le dirigeant de la grosse société d’exportation. UTZ semble avoir pris conscience du problème : depuis peu, l’organisme envoie ponctuellement, depuis les Pays-Bas, des salariés pour réaliser des inspections surprises lors des contrôles internes. Contactés, Rainforest Alliance et Fairtrade International n’ont pas souhaité répondre.
Une fois certifiées, les structures fictives deviennent des fournisseurs de choix pour les grands exportateurs : un traitant propose en moyenne 5 000 tonnes de cacao par an, contre 2 000 tonnes pour une coopérative. « Surtout, ces traitants commercialisent plus des deux tiers du cacao produit en Côte d’Ivoire », souligne cet opérateur. Difficile pour un exportateur d’ignorer l’origine douteuse du cacao certifié qu’il achète. « Les coopératives fictives sont connues dans le milieu », affirme-t-il. Selon lui, un indice permet facilement de les déceler : « Ces traitants acceptent de renoncer à leur marge de 15 F CFA sur le cacao ordinaire si l’exportateur leur achète une certaine proportion de certifié. S’ils ne trichaient pas, l’opération ne serait pas rentable. »
Impasse
De fait, lorsque la maison de négoce singapourienne Olam a racheté la branche cacao de l’américain Archer Daniel Midland (ADM) en octobre 2015, plusieurs traitants fraudeurs ont été rayés de la liste des fournisseurs.
Au sein du CocoaAction, la plateforme développement durable de la Fondation mondiale du cacao, les cinq plus importants fabricants de chocolat et les quatre grands transformateurs assurent avoir pris conscience du problème et entendent bien se montrer vigilants.
Certains grands exportateurs comme Cargill ou Barry Callebaut préfèrent s’approvisionner via leur propre réseau de coopératives, à qui ils ont préfinancé la certification. Mais le processus est coûteux et lent. « Acheter le cacao certifié aux traitants est bien plus rentable », résume notre source. La situation a peu de chances d’évoluer, elle profite pour l’heure à trop d’acteurs. Certains exportateurs augmentent leurs marges, les labels de certification gagnent en influence et touchent davantage d’argent, et l’État perçoit des taxes supplémentaires à l’exportation. Au détriment du planteur et du consommateur.
Avec Jeune Afrique