Des taux de croissance à trois ou quatre chiffres, c’est le rêve de tout dirigeant. Mais le pilotage d’une entreprise lancée à pleine vitesse requiert doigté et savoir-faire pour éviter le crash.
Jérôme Le Feuvre n’oubliera jamais ce jour de 2013 où il a signé un accord avec le constructeur de smartphones HTC pour installer News Republic – son agrégateur d’informations – en appli offerte dans les appareils neufs du géant taïwanais. «Cela nous a permis d’aller à l’international plus vite que prévu : aux Etats-Unis, en Chine, en Russie, et dans des pays comme la Thaïlande ou le Kazakhstan», raconte le directeur général.
Depuis, la jeune pousse bordelaise a conclu des partenariats avec Acer, Samsung et Wiko. Présente dans 40 pays, elle compte 12,5 millions d’utilisateurs. Et son chiffre d’affaires s’est accru de 1.529 % entre 2010 et 2014, selon le Technology Fast 50, le classement Deloitte des start-up à forte croissance.
20 % des start-up auraient des problèmes à cause d’un rythme de croissance trop élevé.
Négocier des virages stratégiques ou organisationnels à l’allure d’un TGV, c’est l’enjeu des sociétés en hypercroissance. Leurs créateurs peuvent alors rencontrer des problèmes de trésorerie ou de leadership, être contraints de procéder dans l’urgence à des recrutements massifs et mal ciblés… D’ailleurs, selon Michel Coster, le directeur de l’incubateur d’EMLyon, à force de multiplier les excès de vitesse, de 15 à 20% d’entre elles subiraient une sortie de route prématurée.
Savoir manager l’hyper-croissance est d’autant plus crucial qu’avec la globalisation, ce rythme de développement devient un modèle durable, comme le montrent les exemples de BlaBlaCar et de Criteo. Petites leçons de conduite pour éviter le crash.
RÉPONDRE À L’EXPLOSION DE LA DEMANDE
Qu’il s’agisse de s’organiser en interne pour augmenter la production ou de trouver les bons partenaires pour honorer de grosses commandes, l’ajustement de l’activité à une demande exponentielle constitue un point critique. «Quand une entreprise vise un marché gigantesque, elle doit se structurer très en amont pour pouvoir faire face», souligne Laurent Halfon, associé chez Deloitte et coauteur du classement Fast 50.
Constructeur de drones civils professionnels, Pixiel a rapidement anticipé sa croissance en évaluant ses risques fournisseurs. Délais de production, santé financière, capacité à répondre à une forte demande… ces critères sont passés au crible pour choisir les plus fiables.
«Résultat, indique Moïse Rogez, le directeur général, nous savons aujourd’hui répondre en un mois à une commande de 20 drones parce que nous gardons en stock les pièces susceptibles de faire défaut et que nous avons référencé plusieurs fournisseurs pour un même composant afin d’éviter les mauvaises surprises.»
AlertGasoil + 1.229 % de CA entre 2011 et 2014
Éric Elkaïm, PDG : «Pour avoir la même qualité de service sur un nombre de produits installés ayant plus que triplé en trois ans nous avons investi dans un outil de CRM, afin de partager l’information entre le service clients, l’équipe informatique et la R&D, et rester réactifs aux demandes des clients.»
MAÎTRISER SA TRÉSORERIE
Autre risque lié à l’emballement du chiffre d’affaires : le besoin en fonds de roulement (BFR) – la somme nécessaire chaque mois pour faire tourner l’entreprise. Oublier de le dimensionner correctement peut être fatal quand les clients paient soixante jours après réception de la commande. Certes, vous avez plus de rentrées d’argent. Mais pour obtenir ce résultat, vous devez engager bien plus de dépenses.
Et comme les banques sont frileuses pour financer le BFR, c’est plutôt vers des institutions comme Bpifrance qu’il faut alors s’orienter. «La banque publique d’investissement et d’autres partenaires contribuent à 50 % à nos besoins en trésorerie. Nous finançons les 50 % restants avec nos fonds propres», indique Eric Elkaïm, PDG de la start-up AlertGasoil, qui commercialise une solution de calcul du carburant dans les véhicules en temps réel.
La garantie donnée par Bpifrance sert de levier pour d’autres emprunts. «Nous en sommes à notre septième programme d’accompagnement et avons déjà obtenu 30.000 euros de subventions et 3 millions de prêts», détaille le chef d’entreprise.
RECRUTER EN MASSE, MAIS BIEN
Passer en quelques mois de la taille start-up à celle d’une PME est aussi un enjeu crucial. Avec une croissance de 280% entre 2011 et 2015, la jeune pousse Lengow (référencement des sites d’e-commerce sur les comparateurs de prix) comptait 25 collaborateurs en 2012. Quatre ans plus tard, ils sont six fois plus, et 100 créations d’emplois sont prévues d’ici à l’an prochain.
L’entreprise nantaise ne peut pas se permettre des erreurs de casting. Trois chargés de recrutement ont donc été embauchés pour détecter les bons profils. «Ils font le point avec les équipes sur leurs besoins et chassent les talents à l’extérieur quand ils ne les trouvent pas en interne», explique Mickaël Froger, l’un des fondateurs.
Quant au recrutement du top management, il suppose de répondre à une autre problématique : comment attirer des profils très qualifiés sans pouvoir rivaliser avec les salaires offerts par les grands groupes ? «Cela demande d’identifier les pratiques de rémunération alternatives pour essayer de compenser (stock-options…)», confie Laurent Halfon. Pour convaincre les hauts potentiels de la rejoindre, la start-up MHComm (solutions de télésanté) promet un challenge excitant et un degré d’autonomie qu’ils n’atteindront jamais dans une grande entreprise.
MHComm + 1.088% de CA entre 2011 et 2014
Emmanuel Sicard, PDG : «Nos effectifs étant en hausse, nous veillons à mélanger les générations. Nos salariés disposent de 20% de leur temps pour développer de nouveaux projets; jeunes geeks et seniors travaillent dessus ensemble. C’est du team building, comme les fêtes ou les sorties.»
MUSCLER L’ÉQUIPE DE DIRECTION
Un chiffre d’affaires en hausse de 2.349 % entre 2011 et 2015, un nombre de collaborateurs multiplié par cinq : la croissance du champion de la mode d’occasion, Videdressing, a été fulgurante. «Avec 58 collaborateurs, il devenait important de mettre en place des process tout en essayant de conserver l’esprit entrepreneurial de nos débuts», raconte Meryl Job, la fondatrice.
Un dirigeant de grande expérience a donc été nommé il y a un an et demi à la tête de l’entreprise. Venu de Microsoft et de ChateauOnline, Grégory Salinger, 49 ans, a pour mission de développer la société à l’international. Et pour cela, le fils de Pierre Salinger (l’ex-porte-parole de John Kennedy) a musclé son top management : Kuider Akani, le nouveau directeur marketing, vient du PMU ; Laura Peccia-Galletto, la nouvelle directrice produit, est une ancienne de chez Meetic ; et Hervé Lourdin, le directeur technique, a été débauché chez Octo Technology, un cabinet de conseil en nouvelles technologies. Autant d’experts solides et capables d’encadrer efficacement les initiatives bouillonnantes de la start-up lancée à pleine vitesse.
À la suite d’une période de croissance hyperbolique, il est parfois nécessaire de ralentir un peu. Cela permet de «digérer», c’est-à-dire de remettre à plat la stratégie et de la consolider en procédant à des investissements. Ainsi, après avoir frôlé les 1.500 % de croissance entre 2011 et 2014, le chiffre d’affaires du fabricant de drones Pixiel n’a progressé « que » de 50 % en 2015. Un effondrement du marché ? Pas du tout : la start-up (qui comptait alors huit salariés) a décidé de lever le pied sur son développement commercial pour mettre l’accent sur la recherche et développement. Elle a donc recruté un responsable R&D.
Objectif de cet investissement : réaliser en interne toute la conception des logiciels et des composants électroniques des drones, afin de se protéger de la concurrence. «A l’origine, pour produire un drone ultraperformant, nous assemblions des éléments conçus par d’autres. Désormais, en les faisant nous-mêmes, nous ne risquons plus de divulguer notre savoir-faire à l’extérieur», avance Moïse Rogez. En assurant ainsi l’avenir, la société est prête à renouer avec la croissance dès cette année. Elle prépare d’ores et déjà sa levée de fonds et se montre sereine.
Pxiel + 1.413 % de CA entre 2011 et 2014.
Moïse Rogez, directeur général : «Pour rester innovants, tous nos ingénieurs de R&D ont été formés à la créativité en équipe Et nous sommes à l’écoute des idées que nos collaborateurs peuvent avoir pour améliorer nos drones ou l’organisation de la société.»
CHANGER DE COSTUME
Quant aux dirigeants des start-up en hypercroissance, ils doivent eux aussi prendre la mesure de leurs nouvelles fonctions au sein d’une boîte dont la physionomie évolue à vive allure. «Ils doivent s’attendre à changer de métier, résume Michel Coster, d’EMLyon. Les défis auxquels ils sont confrontés sont nouveaux puisqu’ils s’adressent désormais à des salariés plus nombreux, à des managers intermédiaires et, éventuellement, à des actionnaires. D’hommes-orchestres, ils deviennent chefs d’orchestre.»
Mathieu Lhoumeau, le patron de Concord Now, une plateforme Internet de contrats juridiques dématérialisés (700 % de croissance entre 2013 et 2015), vient d’en faire l’expérience : «En 2014, nous étions cinq salariés. Nous serons 50 d’ici la fin de l’année. Et, alors que la présence auprès des clients est le vrai plus d’une start-up, j’ai dû accepter de ne plus gérer en direct la partie commerciale et le support aux entreprises.» Aussi, lorsque la nécessité se fait sentir de développer le marché américain, il ne fait ni une ni deux et s’installe à Los Angeles. C’est lui qui trouve les bureaux, crée la structure juridique et recrute les premiers collaborateurs. Bref, il vit une sorte de retour aux sources de la startup des premiers mois. On n’abandonne pas si facilement sa panoplie d’entrepreneur.
Adxperience + 1.550% de CA entre 2012 et 2015
Fabrice Guez, co-fondateur : «Pour garder le contrôle sur notre trésorerie, nous ne nous sommes pas endettés pour investir. Nous avons financé le développement de notre propre technologie de marketing mobile au fur et à mesure de nos rentrées d’argent. Cela nous a pris deux ans.»
LES TROIS ERREURS À NE PAS COMMETTRE :
1. Tarder à lever des fonds
Frileux à l’idée d’ouvrir leur capital, certains dirigeants hésitent à trouver de nouveaux financements… au risque d’avoir à affronter une situation financière tendue en cas d’accélération.
2. Garder le même business model
Même lorsqu’un concept a déjà fait ses preuves, il est essentiel que l’entreprise continue à innover pour pouvoir renouveler régulièrement son offre.
3. Conserver sa gouvernance
Il faut savoir professionnaliser le conseil d’administration en faisant appel à des administrateurs indépendants, à des dirigeants expérimentés de secteurs d’activité proches du vôtre.
Avec Management