La Tribune Afrique : L’Union Africaine vient de tenir son sommet en ce début de semaine. Quel rôle peut-elle jouer pour améliorer la gouvernance dans le continent ?
Mo Ibrahim : Si l’Union Africaine n’est pas un pays, la commission de l’Union Africaine n’est pas un gouvernement non plus. C’est une association de pays africains. Ce genre d’organismes peuvent être agissants ou symboliques. Tout dépend des membres du club. Pour le moment, la plupart des chefs d’Etat africains souhaitent retenir toutes leur souveraineté. Et cela rend étroit l’espace de l’organisation en termes de pouvoirs. Il y a des limitations sur ce que peut faire l’Union Africaine. Elle peut plaider des politiques ou des projets ou visions. La présidente sortante par exemple a défendu la vision 2063. Mais ce n’est pas quelque chose qui va être réalisé par l’Union elle-même. Elle n’ a pas les capacités pour l’exécuter.
Pensez-vous que l’Union devrait avoir ces prérogatives ?
Cela dépend des Etats membres. Vous pouvez voir par exemple l’Union Européenne où certains pays membres veulent voter une sortie de l’organisation parce qu’ils veulent avoir le contrôle de leurs frontières, comme ils le disent clairement. L’organisation européenne a soutenu le développement de ses pays membres en créant un marché commun. Je pense que de ce coté-là, l’Union a fait la force pour les pays européens. Mais en même moment, le transfert de souveraineté a posé un problème. Il n’est pas possible d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Les gens veulent l’intégration économique parce que c’est extrêmement efficace et précieux pour booster la croissance et l’économie. Mais si vous voulez un marché commun, il faut établir des régulations communes et vous aurez besoin d’un minimum d’autorité pour arbitrer les différends et les problèmes entre pays.
Il faut que les chefs d’Etat sachent s’ils sont prêts à troquer une partie de leur souveraineté contre une souveraineté commune (puisqu’on a quand même une voix au sein de l’union), et profiter des bénéfices qu’apporte ce marché commun. C’est un choix que les peuples doivent faire. Je pense que c’est important pour les africains de le faire. Mais pour que cela marche, il faut avoir la volonté politique et la compréhension des populations africaines des raisons qui font que cette intégration est importante. Autrement, on verra la montée des populistes qui ne vont pas arrêter de mettre en avant la souveraineté nationale et les frontières.
Vous êtes un optimiste quant à la démocratisation des pays africains. Qu’est ce qui justifie cet optimisme ?
Nous avons plusieurs Etats démocratiques en Afrique. Les exemples sont multiples : l’Ile Maurice, la Namibie, le Botswana, le Sénégal… Tous ces pays sont des pays démocratiques. Je peux en citer au moins 20 autres qui ont des gouvernements décents et démocratiques. Je pense qu’on se focalise trop sur des cas comme celui de la Gambie, du Soudan, et d’autres pays. Mais je pense que l’Afrique subsaharienne est politiquement loin devant l’Afrique du nord.
L’Afrique connait des avancées considérables dans le secteur des TIC. Mais certains observateurs doutent des avantages que peuvent procurer ces avancées… A l’aune de votre expérience, quel est votre avis sur la question ?
Je pense que les TIC avancent dans tous les pays africains. Même dans des pays comme la Somalie où le gouvernement n’a pas de pouvoir partout, les téléphones mobiles sont partout. Mais ce n’est qu’un outil. Il n’est pas le seul secteur qui poussera un pays vers le développement. Nous avons besoin de réformes, de structures fortes, de politiques efficaces. L’Afrique a surtout besoin d’une relance de son secteur agricole. Les TIC peuvent bien sûr aider l’agriculture. Mais que peuvent faire ces technologies si on n’a pas de structures pour emmagasiner les grains ou des routes et des camions pour transporter les matériaux ? Nous avons besoin d’infrastructures et de mesures globales pour aider les simples paysans à devenir des agriculteurs commerciaux. L’urgence est de sortir de l’agriculture de subsistance, qui est la plus répandue en Afrique. Les TIC ne sont que des outils qui utilisés avec efficience peuvent propulser les stratégies de développement des pays.
Certains s’inquiètent de l’arrivée massive des chinois sur le continent. Donnez-vous du crédit à cette appréhension ?
La Chine est un grand partenaire commercial de l’Afrique. C’est le deuxième après l’Europe, avec un très léger écart. Nous demandons à tous nos partenaires commerciaux à bien se comporter et à respecter les règles de transparence et de gouvernance. Cela est valable pour tout le monde. C’est quelque chose sur laquelle on doit rester très critique. Mais ce n’est pas pour autant que nous devons craindre les russes ou les américaines ou n’importe quel autre partenaire qui veut faire des affaires en Afrique.
Nous avons besoin d’une concurrence entre ses partenaires pour avoir de meilleurs prix et les meilleurs deals possibles. Historiquement, chaque marché de l’Afrique a été capturé par son ex-puissance coloniale. Dans ce que nous appelions l’Afrique francophone, c’était la France qui faisait le marché, pareil dans les régions anglophones… Ce n’est pas sain. Nous avons besoin de concurrence. Plus nous aurons de partenaires, mieux ce sera pour l’Afrique. Cela dit, ces partenaires ainsi que nos politiques doivent être transparents.
Selon vous, quels sont les chantiers prioritaires pour les pays africains pour booster une croissance inclusive qui crée des emplois…
L’Agriculture est le secteur qui crée le plus d’emplois comparé aux secteurs minier et énergétique, qui n’en génèrent pas tellement. Nous avons besoin d’une bonne gestion de l’économie, qui consiste à la diversifier pour ne pas dépendre d’une ressource et éviter les chocs globaux des prix des matières premières. Nous avons également besoin d’un meilleur système d’éducation qui correspond aux besoins du marché. Politiquement, l’Afrique a besoin d’une gouvernance inclusive. Nous ne pouvons plus fonctionner dans des régimes où le gagnant emporte tout, sinon nous allons tomber dans la marginalisation d’une partie de la société. Le prix serait de tomber dans des perturbations. La plupart des guerres civiles ont éclaté parce que l’on a marginalisé une partie de la société. La paix et la stabilité sont importants pour inclure tout le monde.
Cela soulève aussi la question de la participation citoyenne. Vous pensez que la société civile africaine fait des progrès ?
La société civile est entrain de grandir avec, naturellement, des rythmes différents d’un pays à un autre. Mais en général, les choses évoluent de façon saine. Il faut que les citoyens africains participent à la vie politique dans leur pays. Il faut absolument qu’ils sachent que leur devoir ne s’arrête pas à aller déposer un bulletin de vote chaque quatre ans et rentrer. C’est notre devoir de participer. Personnellement, je préfère parler de démocratie plutôt que de devoirs. La démocratie ne veut pas uniquement signifier des élections générales. Parler de démocratie c’est aussi parler de participation dans la vie politique. Les citoyens doivent faire partie du processus de la gouvernance parce que cela est important. Le feedback citoyen sur l’action gouvernementale est indispensable pour tout le monde.
Quels conseils adresseriez-vous à la jeunesse africaine ?
Je leur conseille de ne pas perdre d’espoir. Votre destin est entre vos mains. Si vous n’arrivez pas à trouver un emploi, essayer de le créer vous-même. Mais ne sautez jamais dans un barque d’immigration clandestine. Participez à la vie de votre pays parce que vous êtes les seuls à pouvoir créer le changement.
LA TRIBUNE AFRIQUE