Dans l’entreprise, ce dialecte mystérieux remplit des fonctions précises. En connaître les subtilités est une question de survie.
Jean-Jacques aurait dû se méfier. Certes, le séminaire auquel assistait ce chef de projet informatique était destiné à recueillir le sentiment des managers sur le climat dans l’entreprise. Mais tout de même, qu’est-ce qui lui a pris d’y aller aussi fort ? «Ce qui remonte de la base, c’est un gros malaise, a-t-il lâché en réunion devant le comité de direction au grand complet. On ne sait plus où on va. Le moral des troupes n’est pas bon et ça va finir par avoir un retentissement sur la production.» La sanction ne s’est pas fait attendre : un mois plus tard, notre chef de projet trop sincère était licencié pour «rupture du climat de confiance» !
Pour arrondir les angles, Jean-Jacques aurait pu choisir ses éléments de langage avec un peu plus de discernement et dire, par exemple : «Sur le terrain, nos collaborateurs ont soif de signes positifs afin de se mobiliser à 200% pour notre plan de redressement de la productivité.» Bref, pour éviter le sapin, il aurait dû opter pour la langue de bois…
Car cette langue qui ne dit pas ce qu’elle dit n’est plus l’apanage du monde politique. Tout le monde feint de la vouer aux gémonies, mais elle n’a jamais été si largement pratiquée. Et surtout en entreprise, où prolifèrent les concepts flous, les euphémismes et les anglicismes dont elle raffole. Conséquence logique, plus personne ne se comprend. Preuve, s’il en fallait, de cette bérézina de la communication : une enquête de l’Institut du leadership (filiale de BPI-Leroy consultants), selon laquelle 60% des salariés n’osent plus dire ce qu’ils pensent vraiment, tandis que 50% s’estiment mal informés sur la stratégie, le fonctionnement, les priorités, etc., de leur organisation.
Mais voilà, vous n’avez pas le choix des armes. Et si vous voulez survivre au désastre qui s’annonce, il est indispensable de maîtriser ce sabir. Votre objectif est double : éviter les gaffes, certes, mais aussi pouvoir tendre quelques pièges à vos interlocuteurs.
1. Acquérir les fondamentaux
La langue de bois sert avant tout à masquer la vérité. Pour cela, elle puise sa magie dans la rhétorique classique. Pour la sculpter, on convoque euphémismes («on l’a remercié» à la place de «on l’a licencié»), oxymores (on parle de «croissance négative» pour éviter le terme de «récession») et pléonasmes (on répète ce qui a déjà été énoncé, comme dans l’expression «nos prévisions s’avèrent vraies»).
Toutes ces figures de style ne visent qu’à une chose : accentuer le côté positif en laissant le négatif dans l’ombre. Une nécessité, lorsqu’il s’agit d’adoucir le bilan d’un reporting trop abrupt. Ainsi, affirmer : «Cette année, dans un contexte critique de changement de nos procédures, nous avons réalisé 80% de nos objectifs» est beaucoup plus chic et politiquement correct que de dire bêtement : «Nous avons perdu 20% de parts de marché à cause d’une réorganisation qui se passe mal.»
Un autre exemple ? Supposons que vous devez éliminer les doublons dans les fonctions support de l’entreprise. Pour positiver, vous pouvez annoncer : «Le rapprochement des services permettra de mutualiser les ressources.» La notion de «mutualisation» suggère le partage et la mise en commun. Elle est donc bien moins négative que celle de «réorganisation», qui implique de nombreux changements, y compris des suppressions d’emploi.
La novlangue est aussi beaucoup utilisée pour atténuer le sens d’une mauvaise nouvelle. Par exemple, si vous réalisez que le projet ne se déroule pas comme prévu et que les effectifs de l’équipe vont devoir être réduits, annoncez à vos collaborateurs : «Nous allons devoir nous réaligner et recadrer un peu les acteurs. Il va aussi falloir latéraliser quelques-unes de nos compétences.» «Latéraliser» signifiant ici «mettre de côté» ou «entre parenthèses», c’est-à-dire supprimer.
Pourquoi chercher ainsi à tout aseptiser ? «En temps de crise, la langue de bois joue un rôle majeur de réassurance. Elle amortit le choc du réel en recourant à des expressions détournées», explique Christian Delporte, spécialiste des médias et auteur d’Une histoire de la langue de bois. Avec la récession, pas étonnant qu’elle soit de plus en plus vivace.
Autre grande source d’inspiration de la novlangue, les anglicismes. Par exemple : «Ça va laguer un peu, le temps que je simcaste mon smartphone.» Traduction pour ceux qui ne travaillent pas dans le secteur des technologies mobiles : «Je ne peux pas vous faire ma démonstration tout de suite parce que mon téléphone est indisponible.» Tout simplement. Pourquoi tant de mystère ? Parce que la novlangue sert aussi à trier ses interlocuteurs et à se reconnaître entre initiés. Le vrai sens de cette phrase – exprimé de façon subliminale – est : «Je possède un savoir inaccessible au plus grand nombre.» En effet, souligne Catherine Skiredj-Hahn, sociologue et intervenante à Sciences Po, «tout comme les jargons techniques développés dans les services d’une entreprise, l’anglicisme est un appel à la pensée magique. C’est un signe d’appartenance culturelle».
Ça y est, vous maîtrisez les bases de la «novlangue». Vous voilà prêt à passer à l’étape suivante : l’utiliser pour manœuvrer au mieux de vos intérêts.
La langue de bois n’est pas qu’une pensée du vide. Son flou et son imprécision permettent aussi de piéger ses interlocuteurs. Ainsi, pour vous débarrasser d’un dossier encombrant et refiler la patate chaude à un collaborateur, convoquez-le dans votre bureau et dites-lui : «Cher ami, notre groupe est engagé dans la refonte de son système d’information. J’ai pensé que vous pourriez aller faire un tour dans notre filiale de Lille pour mettre en ligne leurs outils informatiques avec ceux du reste du groupe.»
Si vous aviez été franc et direct, vous lui auriez simplement annoncé : «Nos nouveaux logiciels n’arrêtent pas de planter à Lille. Soit ils ne sont pas adaptés à leur activité, soit le patron de la succursale est un incompétent.» Mais vous préférez lui refourguer le bébé en utilisant à dessein un terme vague. Et en vous donnant la possibilité de lui faire porter le chapeau s’il échoue. Cynique et imparable. Car, avec l’expression «mettre en ligne», aucun objectif précis n’est formulé dans votre ordre de mission. Vous vous défaussez de votre responsabilité parce que vous ne voulez pas vous fâcher avec le directeur local. «Cela s’appelle un “transfert indû de responsabilité”, explique Philippe Baschoux, coach chez Orsys et fondateur du cabinet Mémentor Action. On présente au collaborateur une vraie-fausse mission en lui laissant croire qu’une promotion est à la clé. Mais en réalité il écope d’une responsabilité qui n’est pas la sienne.» Et qui, bien sûr, se retournera contre lui en cas d’échec.
Autre piège possible : le «discours non opposable». «Dans ce cas, il s’agit de présenter les choses de manière équivoque, afin que toutes les interprétations soient possibles», poursuit Philippe Baschoux. Par exemple, un manager cynique dira à son N–1 : «Tu dois augmenter le degré d’implication de ton équipe.» Avec un peu de chance, et s’il sait formuler cette injonction de sorte qu’elle paraisse sans appel, le N–1 oubliera de lui demander selon quels critères objectifs il souhaite que l’implication de son équipe soit évaluée. Ainsi, ce manager tiendra son collaborateur en son pouvoir. Comme il n’aura pas précisé ce qu’est selon lui «une équipe impliquée», il pourra se montrer éternellement insatisfait des résultats de son subordonné sans que ce dernier ne puisse jamais lui opposer les progrès réalisés.
Quand faut-il utiliser la langue de bois ? En entreprise, le mensonge est déconseillé, mais en même temps la transparence totale est anxiogène. Du coup, pour Sacha Gajcanin, consultant chez Sopra Group, la langue de bois a de beaux jours devant elle : «Elle reste une compétence indispensable. L’art du management consiste à se montrer authentique tout en maîtrisant sa communication.» Encore faut-il savoir où placer le curseur. Pour cela, avant chaque prise de parole, choisissez soigneusement vos éléments de langage. «Il peut être nécessaire de débiter quelques platitudes pour se donner du temps avant d’annoncer une décision», convient Jody Julien, coach chez Talentis. Mais face à votre équipe ou à l’un de vos supérieurs, cette attitude ne fonctionnera pas dans la durée. Si vous êtes en permanence dans l’évitement, cela va se voir. Bannissez donc les discours trop creux.
Sauf… si vous êtes le PDG. Là, on vous pardonnera tout. Même les monstruosités du type : «Je reste persuadé que la spécificité de nos marchés favorisera à terme la valorisation de nos compétences.» Cela ne veut rien dire ? Aucune importance. «Dans la bouche d’un dirigeant, les mots “compétitivité”, “efficacité”, “optimisation”, “vision à long terme”, etc., sont attendus, voire indispensables. Ils contiennent une part de rêve qui en fait des termes rassurants», explique Tristan Benhaïm, directeur de Sociovision, un cabinet qui scrute les mœurs de l’entreprise depuis les années 1950. Le big boss peut donc débiter du petit bois à volonté : il en va quasiment de sa crédibilité.
Dans les réunions aussi, la langue de bois est recommandée. «Ce sont souvent de purs moments protocolaires où le discours de chacun se doit d’être lisse et de tourner autour des notions de performance financière et d’efficacité», témoigne le manager d’un groupe du CAC 40. Son conseil : ne vous écartez pas de ces poncifs, ce serait briser la règle tacite. Mais alors quand dire des choses vraies et sensées ? «Avant ou après le meeting, répond ce manager. L’essentiel des négociations a lieu à la machine à café ou au restaurant.» Dans ce contexte, les échanges entre deux portes redeviennent essentiels. C’est là qu’on retrouve une parole authentique.