Né au Bénin au XVIIe siècle, ce culte aux rituels étranges a longtemps été interdit là où il suscitait le plus de ferveur. Pourtant, de Cotonou à Port-au-Prince en passant par Paris, les hautes sphères du pouvoir ne résistent pas à son envoûtement… Elles battent du plat de leurs mains leurs poitrines nues, scandent des chants tout en amassant des branches arrosées de schnaps… Ce 21 mai 2013, à Lomé, des prêtresses invoquent la puissance vaudoue pour aider la justice à faire la lumière sur le décès d’Étienne Yakanou, un militant de l’Alliance nationale pour le changement (ANC) incarcéré dans le cadre de l’enquête sur l’incendie du marché de Lomé, victime d’un malaise cardiaque. « Que les militaires responsables de sa mort soient punis ! » lance l’une d’elles.
Politique, justice et vaudou. Un mélange qui n’a rien d’exceptionnel dans la capitale togolaise, où le marché aux fétiches du quartier d’Akodésséwa est l’un des lieux les plus courus par les adeptes vodounsi de la sous-région. Il n’est pas rare d’y croiser de riches hommes d’affaires nigérians venus acquérir quelques ossements qui serviront à la confection d’amulettes porte-bonheur ou protectrices.
Il faut se rendre au Bénin voisin pour trouver les racines de ce culte ancestral. Le cœur pavé et boisé de la ville historique de Ouidah, à 40 km à l’ouest de Cotonou, est un carrefour de spiritualité. Sur la gauche du vaste square baptisé Benoît-XVI en 2011 (année de la visite du souverain pontife) surgit le clocher de la basilique de l’Immaculée-Conception, achevée en 1909 – ce qui en fait la première de toute l’Afrique de l’Ouest. Mais si les visiteurs affluent, c’est moins pour le charme de l’architecture néogothique de l’édifice catholique que pour le Temple des pythons qui lui fait face.
D’ailleurs, les missionnaires chrétiens arrivés au début du siècle dernier sur la côte, à 4 km au sud, n’ont choisi ce site que pour évangéliser en priorité les adeptes du vaudou, ce culte controversé que le royaume du Dahomey (XVIIe-XIXe siècles) avait institué en assemblant de façon disparate, non hiérarchisée, des liturgies disponibles chez les Ashantis du Ghana et chez les Yoroubas du Nigeria. Ouidah est devenue la capitale de ce qui est aujourd’hui considéré comme une religion traditionnelle africaine. Les vodounsi viennent du monde entier, notamment des Caraïbes, pour retrouver les racines de cette culture emportée par les esclaves, dont Ouidah fut l’un des grands ports d’embarquement avec près de 2 millions de départs. Dieu du fer, fosse aux pythons, jarre des purifications, fétiches… Ici, tout l’imaginaire vaudou est à portée de main.
À quelques kilomètres du temple, la forêt sacrée du roi Kpassè (du nom du fondateur de la ville, au XIVe siècle), aujourd’hui menacée par l’urbanisation, est un autre haut lieu du culte. Les dieux du panthéon vaudou y sont représentés par des œuvres conçues en 1993 lors du Festival mondial des cultures et arts vaudous, un événement qui a permis les retrouvailles des chefs religieux, des artistes et des intellectuels d’Afrique et des Amériques. Cette année-là marque en effet le retour dans la légalité de cette religion bannie par Mathieu Kérékou.
À l’arrivée au pouvoir du commandant, en 1972, aucune doctrine ne peut subsister hormis celle du marxisme–léninisme, dont il se revendique. Une véritable chasse aux sorcières s’engage, les cérémonies et les rassemblements sont interdits, les temples détruits, les hougans (prêtres) entrent dans la clandestinité. Ironie du sort : bien des années plus tard, Kérékou le révolutionnaire ne se séparera plus de son marabout ; son héritage mystique a repris le dessus.
Il a néanmoins fallu attendre l’arrivée au pouvoir de son successeur, Nicéphore Soglo, en 1991, pour que le vaudou retrouve peu à peu sa place dans la culture béninoise. Ce même Soglo qui – lui et son entourage en sont persuadés – fut terrassé par un çakatu (mauvais sort) au lendemain du premier tour de l’élection. Son fils, Léhady, racontait dans les colonnes de Jeune Afrique : « Il souffrait le martyre, il avait l’impression qu’on lui plantait des aiguilles partout. » Après un court séjour à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris, Soglo remporte le scrutin et, fébrile, prête serment. Les médecins français diagnostiquent un empoisonnement.
Après sa victoire, le nouveau chef de l’État rencontre les grands hougans et choisit le 10 janvier comme fête nationale – une date qui aurait été délivrée par un oracle. Depuis 1998, c’est même un jour férié. Selon Nicéphore Soglo, « aucun homme ne peut avoir confiance en lui-même et se considérer comme acteur de son histoire et du développement de son pays s’il ne se reconnaît pas dans sa culture, s’il n’est pas fier de son identité ». Peut-être aussi a-t-il considéré « le vaudou comme un enjeu politique » dont il fallait canaliser le développement, sans quoi il « deviendrait rapidement un danger », écrit le sociologue et théologien haïtien Laënnec Hurbon.
Retour dans la forêt du roi Kpassè. Toucher l’iroko sacré, censé être la réincarnation de ce régent disparu sans sépulture, est un passage obligé. Cet arbre multicentenaire aurait le pouvoir de réaliser les vœux. Avec un interdit à respecter impérativement : ne pas souhaiter du mal à autrui. Plusieurs mois avant la présidentielle française, Jean-Marc Ayrault, alors député-maire de Nantes, se serait soumis au rituel. Sa demande ? Que François Hollande soit élu président de la République et le nomme Premier ministre… Vœu exaucé.
De nombreux hommes et femmes politiques touchent cet arbre, souvent par jeu, parfois avec de réels espoirs de réaliser un rêve ou de conjurer un mauvais sort. Certains privilégient une visite nocturne, à l’abri des regards et des éventuels quolibets. On touche à ce que ce culte à de plus mystérieux, mais aussi de plus controversé. Un domaine inaccessible aux profanes, qui doivent se contenter de ce qu’on veut bien leur montrer. « Lors des élections, tous les partis demandent des cérémonies et des prières. Évidemment, tout cela se fait dans le secret », témoigne le Français Jean-Paul Christophe, un prêtre vaudou blanc qui exerce au Togo.
Pour sa nuisance supposée, le vaudou fait peur. Combien de films et de récits morbides mettent en scène des zombies ou des poupées piquées d’aiguilles censées infliger autant de souffrances aux personnes qu’elles représentent ? En 2008, le président français Nicolas Sarkozy a invoqué la « violation du droit à l’image » pour demander à la justice de retirer de la vente les poupées vaudoues à son effigie, vendues 12 euros sur internet – l’objet était fourni avec des épingles. Sarkozy a été débouté, mais il n’avait de toute façon pas grand-chose à craindre. « Les objets ou fétiches ne peuvent entrer en action que lorsqu’ils ont été sacralisés », expliquait le collectionneur français Jacques Kerchache (décédé en 2001), l’un des meilleurs spécialistes de la statuaire vaudoue.
Plus récemment, le 12 avril, après l’annonce du décès de l’opposant gabonais André Mba Obame, des manifestants en colère ont mis le feu à l’ambassade du Bénin à Libreville. Dans l’esprit des incendiaires, l’ex-principal rival du président Ali Bongo Ondimba n’avait pas succombé des suites d’une maladie ordinaire. Il aurait été victime d’un sortilège vaudou. Or le directeur de cabinet du chef de l’État, Maixent Accrombessi, est issu d’une famille notable de Ouidah bien connue des habitants du quartier de Zoumbodji. Un lien de causalité a vite été établi, le coupable désigné. Sans aucune preuve, évidemment…
Sa mauvaise réputation, le vaudou la doit d’abord aux récits des voyageurs occidentaux, aux écrits d’ecclésiastiques et à des travaux pseudo-scientifiques qui le décrivaient comme un culte diabolique. L’ancien ministre haïtien Demesvar Delorme (1831-1901) décrit dans Les Théoriciens du pouvoir une crise de possession lors d’une cérémonie vaudoue : « Tout à coup, de la foule des assistants s’élance une femme au milieu du quadrille. Ses yeux sont en feu. […] Ses bras s’agitent en gestes compulsifs et saccadés. Ses lèvres s’entrouvrent en frémissant et il en sort une haleine brûlante au milieu des cris entrecoupés, inarticulés, comme des rugissements de la fureur. Tout son corps s’agite, comme sous l’impulsion d’une pile électrique. Elle ne danse pas, elle bondit ; et ses élans impétueux écartent tous les danseurs, qui se rangent respectueusement de côté et lui laissent la place, insuffisante à son ardeur. On dirait une crise d’épilepsie. »
En Haïti, les révolutionnaires Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines ont même fait exécuter des adeptes soupçonnés de pratiquer des sacrifices humains. D’ailleurs, le vaudou a longtemps été interdit sur l’île, même si François Duvalier, président de 1957 à 1971, s’en servit pour consolider son pouvoir : « Papa Doc » prétendait être lui-même un hougan et, à la mort de John Fitzgerald Kennedy, il avança que l’assassinat était la conséquence d’un sort qu’il avait jeté au président américain. Le vaudou a finalement été dépénalisé dans la Constitution de 1987 avant d’être reconnu en 2003 par l’État haïtien comme une religion à part entière.
Au Bénin, il n’y a pas d’unanimité autour de l’utilité sociale de cette religion. Et, bien souvent, son utilisation n’est pas admise en public. Pourtant, il suffit de tâter le bras d’un député pour sentir à travers sa veste les reliefs provoqués par le port de grigris : « Nous sommes entourés d’ennemis potentiels, cela me protège », assure l’un d’eux, sous le couvert de l’anonymat. L’abbé Gilbert Dagnon, dans son livre Libérer de la divination, de la sorcellerie… (éditions Grande Marque, 1999), fustige les pratiques de certains fonctionnaires adeptes du vaudou : « On détourne [de l’argent public] et on fait des grigris pour que personne ne s’en rende compte ou n’en parle. On empoisonne ou on envoûte l’inspecteur désigné pour procéder à un contrôle. La moralisation de notre société, pour réussir efficacement, devra commencer par la conversion de cette mentalité mythique. » Les croyances ont la vie dure. Et à l’approche de l’élection présidentielle les hougans béninois iront une nouvelle fois puiser dans les forces occultes pour satisfaire quelques ambitions politiques…
Avec jeuneafrique