Presque aussi mythique que le Golden Gate, le Bay Bridge est très fréquenté par ceux qui ont choisi de s’installer près d’Oakland, poussés par la flambée de l’immobilier. 4
Aujourd’hui encore, l’association est immédiate : San Francisco, c’est la ville du flower power, celle de la tolérance et d’Harvey Milk. Pourtant, même s’il traîne encore dans l’air un je ne sais quoi de folie, c’est bien fini tout cela. Car en 2015, ce sont les jeunes loups en sweat shirt et bermuda qui ont investi à coups de millions de dollars les maisons victoriennes adossées à la colline. Depuis le début des années 2000, l’effervescence qui agite les nouvelles technologies a bouleversé le profil social de la ville. De 776 000 habitants intra-muros en 2000, San Francisco est passée à près de 850 000 aujourd’hui. Car le domaine high-tech demande sans cesse de nouveaux cerveaux. 45 700 emplois de cadres auraient ainsi été créés dans la région en 2014 et près de 33 500 en 2015, le tout avec des salaires toujours en hausse. En conséquence, sous la pression des loyers en permanente augmentation, les classes moyennes de San Francisco ont fui vers Oakland, à l’Est de la baie, banlieue sensiblement moins chère et reliée à la ville par le Bart (Bay Area Rapid Transit).
San Francisco a beaucoup changé ces dix dernières années. C’est vrai, et pourtant… Des hippies aux hipsters, de la marijuana aux nouvelles technologies, se déroule un fil rouge qui remonte à bien avant l’essor de la Silicon Valley ou le fameux summer of love de 1967 : celui de la ruée vers l’or. C’est en effet dans les années 1850 qu’une bourgade a fleuri au bord du Pacifique sous l’impulsion de chercheurs de pépites qui n’avaient peur de rien, et surtout pas du risque. Voilà comment la Golden Gate City est devenue une place financière à l’esprit novateur.
Cet esprit la marque encore. Mais le monde évolue, et sa conception sociétale aussi. C’est pourquoi, au milieu du XXe siècle, cette impétuosité ne consistait plus à retrousser ses manches pour secouer son tamis, mais à défendre les libertés, toutes les libertés individuelles. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles autant de sans-abri déambulent aujourd’hui dans les rues du centre-ville. La tolérance ici est presque sans limites, et à bien y regarder, rares sont les passants qui n’offrent pas une pièce ou qui n’ont pas un petit mot pour ceux qui restent à l’écart de la richesse croissante de la ville.
Aujourd’hui, les nouveaux combattants du XXIe siècle se considèrent avant tout comme de fervents défenseurs de l’environnement, des garants de l’écologie. “San Francisco est une ville d’innovations avec, depuis deux siècles, la même volonté de repousser les limites, dit Deborah O. Raphael, directrice du département pour l’environnement de la mairie. C’est pour cela que la ville s’est donnée l’objectif fou et courageux du ’zero waste’, qui consiste à tout recycler, tout réutiliser et composter… En somme, San Francisco est devenue une sorte de laboratoire, tant en matière de technologie que d’écologie.”
Ville pilote à bien des égards, San Francisco se sent du même coup le droit d’expérimenter, de faire des erreurs et de recommencer. Bien sûr, d’autres mégalopoles – Seattle, Vancouver, Sydney ou Stockholm – se sont donné des objectifs écologiques semblables. “Mais la proximité de nombreuses start-up et de grandes universités comme Stanford ou Berkeley nous offre des opportunités, s’enthousiasme Deborah O. Raphael. Notre but, contrairement à d’autres villes, n’est pas de réutiliser les déchets pour en faire de l’énergie, mais d’en faire de nouveaux produits, afin de créer une économie circulaire.”
Le compost est ainsi devenu l’une des nouvelles obsessions des San Franciscains. Chacun y va de sa poubelle verte, d’autant que de récentes études ont confirmé que l’utilisation des restes alimentaires comme engrais naturel aurait des effets bénéfiques sur l’atmosphère. Capturant le dioxyde de carbone, il booste la production agricole, les nombreux vignobles de la région, de Sonoma à la Napa Valley étant les premiers bénéficiaires de cet élan.
Avec l’afflux de nouveaux arrivants attirés par l’Eldorado de la côte ouest, la nécessité de prendre des mesures et de former chacun à l’art délicat du tri de ses déchets – bleu pour le recyclable (carton, papier, plastique et verre), vert pour l’organique, noir pour tout le reste – se fait d’autant plus forte. C’est aux services de l’environnement de la ville, fondés en 1997, et à Ed Lee, le maire de San Francisco depuis 2012, que revient ce challenge ; une lourde tâche qui consiste notamment à s’assurer que la loi de 2009, rendant obligatoire le recyclage des ordures ménagères, soit strictement appliquée. “99 % des San Franciscains s’y soumettent, et tous les deux ans, nous formons des ‘ambassadeurs’, une centaine de personnes souvent en transition sociale, dont le rôle est de sensibiliser et d’éduquer la population”, reprend Deborah O. Raphael. Bien entendu, les réseaux sociaux jouent un rôle fondamental dans le relais des messages à l’image de la récente campagne en faveur du recyclage intitulée #Sfthingtodo.
Ainsi l’objectif “zéro déchet” fixé pour l’horizon 2020 est-il déjà atteint à 80 %. Même si le boom de la population, entraînant de nombreuses constructions de bureaux et de logements – et par conséquent des déchets –, ralentit actuellement les progrès. Alexa Kielty, spécialiste du recyclage, focalise tous ses efforts sur le textile : “toutes les sept minutes, les San Franciscains jettent près de 300 kg de vieux vêtements ou de rideaux, soit l’équivalent d’une pile de 2,5 mètres”, déplore-t-elle. Or, le textile est l’une des matières les plus difficiles à recycler. Pour parer à ce problème, la ville a installé une centaine de boîtes “I Collect”, notamment dans des magasins très fréquentés comme H&M ou Forever 21. Les vêtements collectés sont pour partie envoyés au San Francisco State Fashion Institute afin de donner matière à création aux étudiants, le reste étant distribué à des associations caritatives. De son côté, le coton, celui des jeans en particulier, est réduit en particules très fines qui servent ensuite à fabriquer un nouveau type d’isolant pour les bâtiments verts. Robert Reed, directeur projet pour Recology, compagnie privée en charge du traitement des déchets à San Francisco depuis 1921, veille au grain : “Nous travaillons main dans la main avec Roubaix qui est une pionnière dans le domaine du recyclage textile”, confie-t-il. Parmi les autres initiatives lancées par Recology, dont certaines ne datent pas d’hier, le Art Program vient de fêter ses 25 ans. Un vrai succès à San Francisco.
L’art d’accommoder les restes
Tous les quatre mois, Recology invite en résidence trois artistes – deux professionnels et un étudiant – sur l’un de ses sites de traitement des déchets. Chacun dispose d’un atelier et du droit de circuler librement parmi les monceaux d’ordures à la recherche des matériaux dont il fera ses prochaines oeuvres. “Les vernissages attirent jusqu’à 1 000 personnes et sont devenus une véritable institution en ville, affirme Debbie Munk, manager du Artist in Residence Program, Environmental Learning Center Recology. Depuis 25 ans, nous conservons trois oeuvres de chaque artiste, le reste est montré dans les meilleurs galeries ou musées du pays.” Chris Sollars, l’un des résidents de l’été 2015, a ainsi fait de belles trouvailles qu’il a transformées en costumes extravagants avec lesquels il se met en scène dans des vidéos loufoques. Cela donne, entre autres, des gants de jardinage avec lesquels il a créé une gigantesque couronne de lauriers, dans un beau camaïeu de bleus : sans doute un respectueux hommage à l’audace de sa ville !
Avec : voyages-d-affaires