Un peu plus de dix ans après la crise des subprimes aux Etats-Unis, la perspective d’une récession mondiale dans les mois ou années à venir effraie économistes et investisseurs. Contexte géopolitique instable, course à l’or, taux d’intérêt négatifs… Un nouveau séisme économique est-il imminent ?
A chaque déclaration de Donald Trump sur la guerre commerciale entre Washington et Pékin, Wall Street voit rouge. A tel point qu’en mars dernier, après l’annonce de l’augmentation des droits de douanes sur certains produits chinois, la courbe des taux américains, indicateur le plus fiable sur la santé économique mondiale, s’est inversée pour la première fois depuis 2007 : les obligations du Trésor américain sont devenues plus rentables à court terme que sur dix ans, ce qui signifie que les investisseurs sont pessimistes pour l’avenir.
Cette inversion, qui est à la fois le symptôme et l’indicateur d’un ralentissement de l’économie, a fait couler beaucoup d’encre : depuis 1955, chaque récession a été précédée d’une inversion de la courbe des taux. Il n’y a qu’un cas recensé, en 1960, où l’inversion de la courbe des taux n’a pas engendré de récession. En 2001, la récession est survenue huit mois après l’inversion de la courbe ; en 2007, c’était 22 mois plus tard. Franceinfo fait le point sur la possibilité d’une crise économique dans les mois et années à venir.
1Quelles sont les sources d’inquiétude chez les économistes ?
“La crise fait partie du cycle économique traditionnel, assure Bertrand Badré, ex-directeur général de la Banque mondiale. La croissance éternelle n’existe pas, il faut s’habituer à vivre avec des ruptures.” Logiquement donc, la première raison de cette inquiétude tient au fait qu’il y a longtemps qu’une crise n’a pas eu lieu. “Les Etats-Unis étant dans la phase d’expansion la plus longue de leur histoire, il y a forcément des interrogations sur le moment où cela va s’arrêter.”
La croissance des économies dites “avancées” membres du G20 a déjà “fortement ralenti”, “passant de 2,1% en 2018 à 1,7% pour 2019 et à 1,4% en 2020”, pointe l’agence de notation Moody’s dans sa dernière publication des perspectives macroéconomiques, que franceinfo a pu consulter. La stabilité économique est “menacée” par les tensions géopolitiques, et même les taux d’intérêt exceptionnellement bas ne parviennent pas à relancer la consommation.
Le principal point d’inquiétude est la guerre commerciale que se livrent Pékin et Washington. Une hausse des tarifs douaniers nuirait fortement à l’économie américaine et mondiale, comme l’indiquait le Fonds monétaire international (FMI) le 21 août dernier. Mais d’autres facteurs géopolitiques viennent s’ajouter à ce conflit. L’Allemagne, moteur de l’économie européenne des dix dernières années, est à deux doigts de la récession,faute d’exportations suffisantes. Au Royaume-Uni, le Brexit n’est toujours pas résolu, et l’Italie est en pleine crise politique.
Sans vouloir “jouer les Cassandre”, Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste spécialiste d’économie monétaire et financière et professeur à Paris-1, est elle aussi très pessimiste sur l’avenir immédiat de l’économie mondiale. “Alors qu’en 2008, la finance faisait peser un risque sur l’économie réelle, aujourd’hui, c’est plutôt l’économie réelle et la géopolitique qui peuvent avoir des incidences sur la finance”, estime-t-elle. Toutes ces tensions commerciales créent un ralentissement des économies avancées et émergentes. “Etant donné la forte intégration des chaînes de production” entre la Chine, les Etats-Unis (20% des importations américaines viennent de Chine) et le reste du monde, les investisseurs se méfient et le système financier se retrouve paralysé.
Un cercle vicieux se met alors en place : les économies sont interdépendantes, et, comme avec un château de cartes, il suffit qu’un élément flanche pour faire s’écrouler la structure tout entière. S’ensuivraient alors une augmentation généralisée des faillites d’entreprises et du chômage, terreau fertile aux tensions sociales.
2Mais des mesures de prévention ont bien été adoptées après la crise de 2008 ?
Après la chute de Lehman Brothers, les crises financières, économiques et des dettes souveraines de la dernière décennie, des mesures ont été prises pour éviter que la situation ne se répète à l’avenir.
Au niveau européen, une trentaine de directives ont été adoptées. La principale instance compétente sur la question, la Banque centrale européenne (BCE), a notamment décidé d’encadrer l’activité bancaire. Une union bancaire a été créée en 2014, entre les 130 plus grosses banques de la zone euro, pour assurer un mécanisme de sûreté et éviter qu’en cas de faillite, une banque n’entraîne son pays d’origine dans sa chute.
Un conseil de stabilité financière a également vu le jour, au niveau international, avec pour objectif une meilleure coopération inter-étatique sur les questions financières. Les banques ont été soumises à un encadrement plus strict de leurs activités, avec des obligations de fonds propres plus exigeantes.
De leur côté, les Etats-Unis ont toujours préféré des systèmes de régulation internes, affaiblissant les traités internationaux. Barack Obama, en 2009, a mis en place un plan de régulation des firmes financières, renforçant notamment le rôle de la Réserve fédérale (Fed) dans le contrôle des instances. En 2010, la loi dite “Dodd-Frank” régulait encore davantage le marché bancaire et protégeait les épargnants en cas de faillite.
3Et ces mesures ne sont pas efficaces ?
Ces dispositions ont été assouplies, voire abandonnées, dès lors que la croissance est repartie à la hausse. Donald Trump a pris des mesures pro-finance en mai 2018. Estimant que la finance est un indicateur de bonne santé économique – et donc, d’une politique efficace –, il a considérablement assoupli le contrôle des institutions financières américaines, replongeant les Etats-Unis dans une phase de dérégularisation bancaire et financière.
En décembre de la même année, la BCE a entériné l’arrêt du programme de soutien à l’économie en zone UE, le “quantitative easing” (QE) – assouplissement quantitatif –, en mettant fin aux achats nets de dettes privées et publiques. Ce programme, en place depuis 2015, devait soutenir le commerce et était l’un des fers de lance de l’arsenal anti-crise de la zone euro : entre le lancement et la fin du QE, 2 600 milliards d’euros ont été injectés sur le marché européen pour stimuler l’activité économique.
Le problème, c’est que faute de plan budgétaire durable, la fin de ces mesures monétaires bouleverse l’équilibre économique. “Les autorités de toutes les économies principales n’ont mis en place qu’une gestion monétaire sans se soucier de l’aspect budgétaire, ce qui a favorisé les investissements à risques”, analyse Jézabel Couppey-Soubeyran. “On aurait pu profiter des taux d’intérêt bas pour investir dans l’avenir, avec la transition écologique par exemple. Mais finalement, ils ont surtout profité aux investissements financiers et nourri des bulles d’actifs. Ça n’a pas eu l’effet escompté d’entraînement pour l’économie réelle.”
Avec la possibilité de se financer avec des prêts à taux d’intérêt très bas, les investisseurs peu scrupuleux ont investi dans des actifs plus risqués. L’ancien patron du FMI, Dominique Strauss-Kahn, expliquait déjà en septembre 2018 qu’il fallait “éponger” : les liquidités créées pour sortir de la crise ont été laissées dans la nature, “dans les poches de certains”.
En somme, souligne Bertrand Badré, “l’interrogation sous-jacente depuis quatre ou cinq ans, c’est de savoir si le système s’est véritablement ajusté après la crise.” La croissance est plus faible, les investisseurs sont plus frileux, la transition climatique et le vieillissement de la population posent de nouveaux enjeux. “Il y a beaucoup d’inconnues, qui suscitent des inquiétudes.”
4Peut-on empêcher une nouvelle crise ou est-ce vraiment trop tard ?
Selon Jézabel Couppey-Soubeyran, il est encore possible “d’éviter la catastrophe”, mais le contexte est “très peu propice” à une coordination internationale. Dans son rapport d’août 2019, Moody’s estime par exemple à 15% seulement les chances d’une amélioration de la situation entre Washington et Pékin, alors que la probabilité de l’escalade des tensions serait de 40%.
Lors du sommet du G7 à Biarritz, du 24 au 26 août, la question de la relance budgétaire pour endiguer une récession mondiale a également été évoquée par Emmanuel Macron. “On doit se poser la question, pour les pays qui en ont la capacité, de la pertinence d’une relance budgétaire. C’est un sujet qui est posé à l’Europe, à la France, à l’Allemagne et à d’autres pays”, a soutenu le président français, appelant à davantage de souplesse outre-Rhin.
A Berlin, la tendance est pourtant à l’austérité : Angela Merkel, la chancelière allemande, tient son cap et refuse toute augmentation des dépenses publiques. Or, une relance ne peut fonctionner que si l’ensemble des pays d’une zone commerciale la mettent en place. Sinon, il y a un risque de créer un déséquilibre et de favoriser encore plus l’endettement des Etats.
De manière générale, la situation géopolitique mondiale est un frein aux mesures économiques d’ampleur. “Les Etats-Unis sont bien moins coopératifs, la Chine, plus autonome et Londres, capitale financière de l’Europe, menacée par le Brexit, égrène Bertrand Badré. On arrive dans des situations jamais expérimentées auparavant, comme les taux d’intérêt négatifs, et c’est très difficile d’anticiper les effets sur l’économie.”
5Si la crise éclate, quelle en serait l’ampleur ?
Difficile à dire. “Certains estiment que ce serait une récession tout ce qu’il y a de plus classique”, indique Bertrand Badré. En clair, la croissance continuerait d’augmenter, mais moins rapidement. “D’autres, en revanche, pensent qu’au vu des indicateurs, il faut s’attendre à un choc encore plus violent qu’en 2007-2008. Il y a un consensus sur le fait qu’une crise est attendue, mais ni sur la date, ni sur les modalités, ni sur la brutalité de cette crise.”
Le financier jauge également qu’il est compliqué de savoir si une récession va se transformer en crise majeure. “Les Etats sont encore en mesure de piloter une récession. Mais un choc brutal serait plus difficile à gérer : il faudrait repousser encore les limites de la politique monétaire.” Les dettes souveraines étant déjà à des niveaux jamais atteints, et les taux directeurs historiquement bas, la manœuvre semble compliquée. Et encore une fois, la coopération internationale nécessaire à une sortie de crise est loin d’être garantie.
“Il y a deux questions auxquelles nous n’avons pas répondu après la crise de 2007, analyse Bertrand Badré. Quelle économie voulons-nous, et comment pouvons-nous la financer ?” Les transitions écologique et démographique sont notamment des pistes vers lesquelles l’économie doit tendre, insiste-t-il. “Le modèle néo-libéral, c’est celui du XXe siècle.”
avec : francetvinfo