Le leader est paré de toutes les qualités dans la littérature qui abonde sur le sujet. Mais de nombreux dirigeants sont des psychopathes, tandis que le leader “transformationnel” – celui qui fait vraiment bouger les lignes – se doit d’être un rebelle, souligne notre chroniqueur Georges Nurdin, économiste.
Le leadership en est même devenu un phénomène de librairie. La littérature de gare et d’aéroport croule sous les leçons de leadership qu’on peut lire en deux heures chrono, le temps d’un voyage. C’est telle ancienne et éphémère gloire du CAC40 ou équivalent qui nous livre – moyennant une vingtaine d’euros – ses grands moments. C’est tel autre gourou qui n’a jamais managé quoi que ce soit, ni personne, qui nous propose les sept, dix ou douze (toujours un chiffre symbolique) secrets, clefs, recettes ou bonnes habitudes du parfait leader, ou encore tel sportif qui nous initie au leadership en milieu managérial. C’est tel général, en retraite, qui nous apprend tout sur le leadership, que les militaires confondent la plupart du temps – et en toute bonne foi – avec le “commandement”.
Tous ces ouvrages ont ceci en commun que le leader est y bardé de qualités. Toutes positives, bien sûr. En vrac : Il est visionnaire, charismatique, intelligent – y compris émotionnellement -, sait prendre de la hauteur et des décisions difficiles, mais est en même temps humble et s’intéresse au détail, au micro-travail des plus obscurs de ses collaborateurs – qu’il connaît tous par leurs prénoms – ou presque. Il montre toujours l’exemple, est courageux, entraîne les autres, se porte en avant, mais fait reporter les lauriers et mérites sur ses collaborateurs, qu’il promeut, pousse, défend et développe, sans relâche. Il porte un dévouement sacerdotal à son entreprise, cajole ses actionnaires, réconforte ses employés, chérit ses clients et fraternise avec ses fournisseurs.
Il est éthique, transparent, inspirant et – bien entendu – un parfait communicant à l’extérieur, comme à l’intérieur. En outre, Il garde une hygiène de vie impeccable et c’est un bon citoyen. Il paie ses impôts de manière adéquate par exemple, et au bon endroit. Il s’implique dans la société dite civile et anime une ou deux œuvres caritatives… En gros : Batman et la princesse Leia réunis… L’entreprise est gouvernée par les anges. Cependant, où sont donc passés le Joker et Darth Vader ? Disparus ? Éradiqués de ce leadership glamourisé, photoshopé ?
De nombreux dirigeants sont des psychopathes
Eh bien, non, rassurez-vous. Si je puis dire, ils sont là, parmi nous … au quotidien. Un dirigeant sur cinq serait un psychopathe, nous apprend une recherche très sérieuse de 2016, conduite par l’académie australienne de psychologie sous la direction du Pr Brooks. Cette étude fait écho à d’autres recherches antérieures dont celle menée aux Etats-Unis par le Dr Babiak et qui alimenta le très célèbre livre (non traduit en français) Snakes in suits (Des serpents en complet veston). Or, dans la vie “ordinaire”, on ne retrouverait que 1% de la population présentant des traits de psychopathes. Ainsi, avec 20 % de psychopathes parmi les leaders, on se trouve dans des eaux tout à fait comparables à ce que l’on trouve parmi les criminels en prison – 15% à 20% -, nous apprend la même étude : soit 20 fois la concentration “normale”.
De nombreuses interrogations
Ceci interroge à plusieurs niveaux. Tout d’abord, on peut s’étonner qu’il y ait un tel déséquilibre entre la surabondance de la littérature en forme d’hagiographie (récit excessivement embelli, NDLR), un peu mièvre ou lénifiante parfois, du leader et la quasi-absence de recherches ou d’ouvrages de vulgarisation sur la face obscure du leadership, car sans prendre ces chiffres au pied de la lettre (biais méthodologiques possibles…), si je puis dire, la surreprésentation des psychopathes dans la population des leaders est telle qu’elle ne peut être ignorée, ou simplement écartée du revers de la main. Bien au contraire. Cependant, au-delà, on peut aussi légitimement s’interroger sur les questions suivantes…
Est-ce le système d’éducation ou de formation des “élites” – en gros, pour la France, les Grandes Écoles (d’après Capital, seuls 4 des PDG du CAC40 n’étaient pas diplômés d’une Grande École) – qui fabrique, ou pour le moins attire puis concentre cette surpondération de profils à risque. Où, en remontant la chaîne, sont-ce les filtres de recrutement établis par les entreprises qui sur-sélectionnent ce type de candidats aux “talents” si particuliers ?
Ou, encore au cran au-dessus, est-ce le système “méritocratique” interne à l’entreprise qui ouvre la “voie de gauche” (la fast track) à ceux dont les caractéristiques de psychopathes sont prégnantes. Système méritocratique explicite de promotion, récompense ou gratification (pouvoir, puissance, domination, avantages, faveurs, bonus, stock-options… L’imagination en ce domaine est sans limite) ou, au contraire, en creux, un système implicite, cryptique, obscur que les leaders en question savent parfaitement identifier et manipuler à leur profit ?
Ou, au sommet de la “chaîne alimentaire”, est-ce la ”Gouvernance” même, qui – en dépit de ses codes apparents de bonne conduite et législations successives (qui d’ailleurs, dans les faits, peinent à empêcher crises et scandales à répétition depuis Enron et Arthur Andersen en 2001… soit depuis 18 ans ) – permet voire favorise ou encourage dans sa pratique de l’exercice du pouvoir l’émergence de cette surreprésentation de ce “type” de leadership déviant au sein des Conseils d’administration ou des Directoires?
Le leader “transformationnel”, ce rebelle
Par ailleurs, sans pour autant être psychopathe, le leader “transformationnel”, celui qui fait vraiment bouger les lignes et changer les paradigmes, se doit d’être un rebelle. En effet, s’il est obéissant et reste dans les limites imposées du système, se conforme au moule – et ce, indépendamment du discours et des postures “décoiffantes” de circonstance -, il n’est alors qu’un administrateur ou un curateur, au mieux un manager de l’existant. Il pourra toujours le faire évoluer à la marge, mais jamais ne le transformera de manière radicale.
Or, pour transformer réellement et efficacement un système, une organisation sociale, donc une entreprise, encore faut-il en connaître intimement les rouages et la culture, c’est-à-dire en être issu. C’est ainsi que très souvent le leader transformationnel a “un pied dedans et un pied dehors”. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les fondateurs de religions (Bouddhisme, Christianisme, Protestantisme…), c’est aussi vrai des grands leaders politiques aux moments charnières d’une époque : de Gaulle en 1940, Mao et la longue marche, Gorbatchev et la chute du mur…
Par contre, sur ce point, on peut s’interroger sur le hiatus et l’ambiguïté qu’entretiennent les entreprises, entre leur volonté affichée de mener de grands projets de “transformation” et de changement de business models et leur capacité réelle à recruter et surtout gérer et assumer des leaders transformationnels, c’est-à-dire ayant la quantité nécessaire d’ADN rebelle.
Avec capital