Figure éminente de l’Afrique centrale du XVIIe siècle, la reine Njinga d’Angola reprend vie grâce aux éditions Chandeigne.
En 2003, une statue de la reine Njinga a été érigée à Luanda, en faisant un symbole proto-nationaliste. Au XXe siècle, dans le cadre des luttes anti-impérialistes, elle a été mobilisée comme l’héroïne originelle de la lutte contre le colonialisme portugais en Angola : elle a intégré le Panthéon des figures militantes féminines de l’histoire africaine, aux côtés de Kimpa Vita. En réalité, dès le XVIIe siècle, de son vivant, Njinga a fasciné et inquiété ses contemporains.
Njinga serait née en 1582. La situation géopolitique de l’Afrique centrale est alors en profonde recomposition. À la suite de l’expédition de Paulo Dias de Novas qui conquiert l’île de Luanda en 1575, et bâtit dès 1576 la forteresse de São Paulo de Luanda (qui deviendra Luanda), des différends apparaissent avec Ngola Kilombo kia Kasenda, roi du Ndongo, le principal royaume continental de la zone angolaise, au sud du grand royaume Kongo. Dès 1579, la guerre éclate entre le Ndongo et les Portugais qui parviennent à conquérir le long du fleuve Kwanza jusqu’à Massengo en 1582, année de naissance de Njinga. Ils essuient cependant un grave échec devant la capitale du Ndongo. Ainsi est fondée, par la guerre, « l’Angola » portugaise. Malgré le traité de 1599 qui entérine officiellement un statu quo, un bras de fer géopolitique s’engage entre l’Angola portugaise et le Ndongo, refoulé vers l’Est. Accèdent successivement au trône du Ndongo Mbandi Ngola Kiluanji (1592-1617) et Ngola-a-Mbandi (1617-1621) – qui a pour sœur Njinga.
Le règne de ce dernier commence mal : alliés aux Imbangala (ou mercenaires « Jaga »), les Portugais se relancent à l’assaut de la capitale du Ndongo dont ils parviennent à chasser Ngola-a-Mbandi. Mais plusieurs Imbangala procèdent à un retournement d’alliance et rejoignent le camp du Ndongo, scellant une alliance anti-portugaise. C’est dans ce contexte chaotique que meurt le roi du Ndongo en 1624. La situation est d’autant plus critique qu’elle débouche sur une guerre de succession, car il laisse derrière lui son jeune fils pour héritier… qui est rapidement écarté.
Illustration de la conversion de Njinga en 1922 à Luanda, extrait du manuscrit Araldi (Njinga, reine d’Angola. La relation de Cavazzi de Montecuccolo 1687, édition Chandeigne)
Car c’était sans compter sur les ambitions de Njinga. Elle occupe, sous le règne de son frère, un rôle politique de premier plan. En 1622, elle conduit pour le compte de son frère une ambassade à Luanda et y conclut un traité de paix. En contrepartie de cette négociation, elle accepte de se convertir à la foi catholique et prend le nom de baptême de Dona Ana Sousa. En 1624, elle jouit du soutien d’un part non négligeable des notables du Ndongo, et peut arguer du degré de parenté le plus intime avec le défunt roi face aux autres prétendants. Elle parvient ainsi à se rallier une clientèle, malgré le soupçon fondateur qui entache cette succession : beaucoup la soupçonnent d’avoir empoisonné son frère pour se venger du meurtre de son fils unique. Face à Njinga, se dresse principalement Ngola-Hari, qui gouverne depuis Mpungu et s’allie aux Portugais – perdant ainsi un important crédit au sein du Ndongo. La guerre civile éclate. Pour prix de son alliance, Ngola-Hari accepte de se convertir à la religion catholique en 1627 sous le nom de Filipe de Sousa. Ils en font leur candidat au trône du Ndongo. Face aux premières défaites que lui imposent Ngola-Hari et ses alliés portugais, et aux défections de plusieurs alliés Imbangala, Njinga, acculée, franchit le Rubicon… et accepte de devenir elle-même Imbangala.
Si les détails de cette conversion restent méconnus, les résultats sont visibles : elle parvient à lever une importante armée, à mener avec succès sa guerre contre Ngola-Hari et, derrière lui, contre les Portugais, et parvient depuis Matamba à refonder un nouveau royaume, plus grand et plus puissant que celui de son frère, qui touche le fleuve Kwango à l’Est. Son règne est marqué par une guerre sans fin : après la guerre civile, elle mène la guerre au Kongopuis contre les Portugais ; à l’acmé de son influence stratégique, elle atteint les portes de Massango qu’elle assiège et qu’elle est à deux doigts de faire tomber en 1647-1648. Elle sait alors jouer d’une alliance avec les Hollandais qui espèrent damer le pion aux Portugais sur la façade Atlantique de l’Afrique lors de l’occupation de Luanda (1641-1648). Las, l’arrivée du général portugais Correia de Sà et Benavides sauve in extremis ses compatriotes.
Carte de l’Angola portugais et du Matamba de Njinga vers 1641 (Njinga, reine d’Angola. La relation de Cavazzi de Montecuccolo 1687, édition Chandeigne)
De sorte qu’à l’aube des années 1650, le pouvoir lusitanien en Angolas comme celui de Njinga au Ndongo se stabilisent géographiquement, militairement et politiquement tout en se faisant face… En traduction, après le temps des armes, vient celui de la diplomatie. En 1654, Njinga engage les négociations d’un traité de paix pour une normalisation de la situation avec les Portugais. Cette démarche ne lui est pas étrangère : elle l’avait menée trois décennies plus tôt, en 1622, pour le compte de son frère. Elle connaît donc le prix de la diplomatie, entre concessions symboliques, compromis, et négociations. Elle obtient notamment le retour de sa sœur prisonnière des Portugais depuis 1646… et sacrifie, une fois encore, aux ambitions religieuses des Chrétiens. La conversion catholique fait partie des objectifs portugais au cours des négociations. En 1655, Njinga autorise la venue à Matamba, capitale de son royaume d’une délégation de capucins conduits par Gaeta. Elle-même se (re)convertit en 1660 à la foi chrétienne. L’apparente ferveur de sa conversion éblouit d’autant plus les capucins qu’elle tranche radicalement avec le rejet du christianisme par le chef Jaga Kasanje… pourtant proche allié des Portugais. Njinga meurt finalement en 1663 : une guerre civile éclate alors entre chrétiens et Imbangala qui voit la victoire des seconds sur les premiers.
Pour comprendre comment a été écrite l’histoire de Njinga, il convient de se pencher un instant sur la critique du document formidablement mis en lumière par les éditions Chandeigne (installées place de l’Estrapade à Paris) :Ninga, Reine d’Angola. La relation de Cavazzi de Montecuccolo(Chandeigne, 2014). Il s’agit de l’édition des chapitres consacrés à la biographie de Njinga dans l’Istorica Relazione du moine capucin Cavazzi de Montecuolo (fin du livre V et intégralité du livre VI). Ce texte a été commandé en 1669 par la Congrégation de la Propagande de la Foi, bras armé de la Réforme catholique romaine, et a dû être écrit (dans sa première version) entre 1669 et 1671 ; il n’est cependant publiée qu’en 1687, au lendemain de la mort de Cavazzi survenue en 1678. En tant que capucin, Cavazzi apparaît comme un agent de Rome : une concurrence missionnaire s’établit entre Rome et Porto à la faveur de la restauration de la couronne portugaise, absorbée à celle d’Espagne de 1580 à 1640. Dans cette géopolitique catholique européenne, la (re)conversion de Njinga devient un enjeu : Rome souhaite, à travers ses missions de capucins, faire revenir dans le giron de l’Eglise cette reine « mal convertie » par les Portugais et leurs missions jésuites en 1622. En ce sens, la commande de la Congrégation de la Propagande de la Foi correspond à l’écriture d’une histoire officielle de la mission des capucins en Afrique centrale.
Châtiments sur ordre et administrés en présence de la reine Njinga, extrait du manuscrit Araldi (Njinga, reine d’Angola. La relation de Cavazzi de Montecuccolo 1687, édition Chandeigne).
Cavazzi a séjourné en Angola de 1654 à 1668 ; il a officié à Santa Maria de Matamba, capitale du royaume de Njinga, de 1660 à 1664. Il y côtoie le père Gaeta avant de lui succéder auprès de la reine. Gaeta a été le principal acteur de la (re)conversion finale de Njinga à la foi catholique : elle reçoit de ses mains la communion le jour de la Pentecôte 1660. Gaeta a écrit sa propre relation : La maravigliosa conversione alla Santa Fede di Cristo della Regina Singa, parue à titre posthume en 1669, et qui, bien que la vision de Gaeda et Cavazzi diffère, a très certainement inspiré la rédaction de l’Istorica Relazione à partir de 1669.
Au royaume de Matamba, Cavazzi va assister à la fin du règne de Njinga et à la faillite du christianisme. Le 17 décembre 1663, la reine Njinga meurt : Cavazzi préside à ses somptueuses obsèques religieuses. Mais sa sœur Barbara, sitôt proclamée reine, renie la foi de Njinga et chasse la mission de Cavazzi du royaume. C’est ce crépuscule final du catholicisme au royaume de Njinga qui constitue un trait fondamental (et déformant) du portrait que Cavazzi brosse de feu la reine Njinga. Cavazzi insiste sur le « miracle » de sa conversion de 1660, au prisme de son passé « relapse », d’une part, et, d’autre part, dénonce le retour « aux idoles » proclamé par Barbara. En conséquence, il accentue le trait de la sauvagerie Imbangala (ou Jaga) pour mieux mettre en scène la rédemption de Njinga en 1660, puis dresse une leçon de morale catholique à l’heure de faire (piteusement) ses bagages de Santa Maria de Matamba.
L’une des découvertes extraordinaires mise au jour par l’édition de Njinga, une reine d’Angola, est l’authentification d’un manuscrit antérieur, écrit et dessiné de la main de Cavazzi : Missione evangelica al regno del Congo. Depuis près de quarante ans, l’historien John Thornton, grand spécialiste de l’Afrique centrale du XVIIe siècle, travaille à son édition : il s’agit d’un texte rédigé par Cavazzi avant son retour en Europe, qui aurait en réalité servi de version liminaire à l’Istorica Relazione ; il s’agirait alors d’un écrit sur le terrain, à Luanda, probablement entre 1665 et 1668. L’ultime mérite des éditions Chandeigne est d’avoir non seulement édité les chapitres VII et VIII de ce manuscrit, mais aussi – et surtout – d’avoir édité en couleurs les dessins originaux de la vie de Njinga, très probablement sous la plume de Cavazzi, qui donnent littéralement à voir la vie et la mort de la grande reine d’Angola. Une source sans précédent pour l’histoire de l’Afrique centrale au XVIIe siècle.
Editions Chandeigne, 10 rue Tournefort, 75005 Paris
Librairie portugaise & brésilienne, Place de l’Estrapade, 19/21 rue des fossés Saint-Jacques, 75005 Paris
avec libeafrica