Le 21 août 2016, le marathonien éthiopien Feyisa Lilesa franchit la ligne d’arrivée en croisant ses bras au-dessus de sa tête : sa médaille d’argent se transforme en tribune politique pour dénoncer la crise que traverse le pays…
Questions à Jean-Nicolas Bach, directeur du Centre d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques et Sociales au Soudan.
Que signifie le geste de Feyisa Lilesa ?
Le geste de Feyisa Lilesa est porteur de plusieurs significations. Il rappelle d’abord que sport et politique sont intimement liés – je pense bien sûr à Tommie Smith et John Carlos, le poing levé, sur le podium aux J.O. de 1968. En levant les mains en croix au-dessus de la tête au moment de passer la ligne d’arrivée, et en renouvelant ce signe lors de la conférence de presse qui a suivi le marathon, Feyisa Lilesa a d’abord cherché à éveiller l’attention internationale sur la situation politique de son pays, l’Ethiopie. Une série de mobilisations secoue en effet cet Etat depuis deux ans et aurait déjà fait plusieurs centaines de morts. Tout cela dans un silence assourdissant sur la scène internationale. Le geste de Feyisa est d’autant plus fort quand on sait que les marathonien.ne.s sont de véritables symboles de fierté nationale mis en avant par le gouvernement et dont les exploits sont suivis avec émotion par les Ethiopien.ne.s.
Si l’on veut être plus précis, le marathonien fait ici référence aux manifestations qui ont eu lieu dans les régions Oromo – Feyisa se pose ainsi en Oromo, nation la plus nombreuse du pays qui représente environ 35% des cent millions d’Ethiopien.ne.s. Ce signe de mains levées en croix s’impose comme le symbole de la résistance aux autorités éthiopiennes à partir de novembre 2015, au moment où la crise bat son plein. Se multiplient alors les clichés d’étudiants dans les salles de classe et les campus, de manifestants ruraux et urbains dans les cours, derrière un mur, dans les maisons, jusque dans les rues. La pose est souvent prise en groupe et de dos pour ne pas être identifié. Le geste a donc bien une signification politique double : c’est d’une part un signe de solidarité envers les Ethiopiens en général et les Oromo en particulier, et une critique de la politique répressive du gouvernement éthiopien depuis le début de la crise il a deux ans.
Quelles sont les causes de cette crise ?
Comme toute crise, celle-ci doit être comprise à la fois dans une histoire longue et complexe, mais aussi dans les modes de gouvernement concrets du régime en place, que l’on peut qualifier d’autoritaires (nous y avons consacré un dossier dans la revue Politique africaine en juin 2016, « L’Ethiopie après Meles : un autoritarisme ethnique à bout de souffle ? »).
Historiquement, il faut lire cette crise dans la perspective d’un Etat quihérite des expansions territoriales impériales de Ménélik II au XIXe siècle. Comme tout Etat, celui-ci doit se construire en gérant la diversité linguistique, ethnique, culturelle des populations intégrées et/ou conquises. Jusqu’en 1991, schématiquement, les gouvernants n’ont pas su créer les conditions d’un partage du pouvoir équitable. Les Amhara (environ 27% de la population) sont demeurés associés à l’Etat, et d’autres groupes intégrés/conquis (comme certains Oromo) ont quant à eux souvent contesté leur marginalisation politique et économique, accusant parfois « l’Etat Amhara » de les avoir colonisés. Un tournant se produit en 1991 lorsqu’une coalition rebelle (EPRDF) conduite par les Tigréens du Nord (6% environ de la population) renverse le pouvoir militaire de Mengistu Hailé Mariam. Les nouveaux dirigeants marqués par la théorie stalinienne des nationalités entendent fonder un Etat démocratique qui respecterait la diversité des nations éthiopiennes via un régime ethnofédéral. Le problème, c’est que ces Tigréens et leurs alliés au sein du parti au pouvoir (EPRDF) continuent dans les faits à contrôler les instruments essentiels du pouvoir (économique, politique, sécuritaire). Les partis d’opposition existent sans qu’aucune alternance politique ne soit envisagée et le parti hégémonique depuis 1991 n’entend pas céder la place.
D’un point de vue plus conjoncturel, la situation s’est embrasée progressivement ces dernières années. Pour ne citer que l’exemple qui a mis le feu aux poudres dans certaines régions Oromo, il faut remonter à mai 2014, lorsque l’administration de la capitale Addis-Abeba annonce son plan d’expansion urbain (Master Plan) qui projette d’intégrer plusieurs municipalités voisines. Le plan aurait dû intégrer davantage de négociations : Addis-Abeba est une ville-Etat située au cœur de la région fédérée Oromo. S’étendre, c’était donc de fait empiéter sur la région Oromo en intégrant des municipalités Oromo à la capitale. Pour de nombreux Oromo, la chose était inacceptable. Les mobilisations se sont rapidement multipliées sur les campus, dans les villes, faisant plusieurs dizaines de morts.
Les dirigeants reculent à l’approche des élections générales de mai 2015, gelant le projet. Mais une fois les élections remportées par l’EPRDF (qui rafle 100 % des sièges parlementaires), le Master Plan est relancé. C’est dans ce contexte que les mobilisations se répandent très rapidement dans les régions Oromo à partir de novembre 2015. Et elles sont sévèrement réprimées. Cette fois, ce ne sont pas quelques dizaines, mais plusieurs centaines de personnes qui auraient perdu la vie. Il faut être prudent sur l’analyse à faire de ces mobilisations dans la mesure où les terrains sont difficilement accessibles et où l’on connaît encore peu de choses sur les mécanismes fins derrière ces mobilisations. Mais il ne fait aucun doute que pour les saisir, il nous faut prendre en compte ce long terme historique, les modes de gouvernement de plus en plus autoritaires de l’EPRDF, les effets de la campagne électorale très active des opposants dans les régions en 2015, et le sentiment généralisé d’une corruption grandissante perçue comme bénéficiant aux Tigréens au pouvoir.
Quelle place occupe la « question ethnique » depuis 1991, et peut-on réduire à cela la crise politique que traverse actuellement le pays ?
C’est vrai qu’il y a une dimension ethnique forte dans ces conflits – les mouvements de novembre 2015 ont pris le nom de « Oromo Protests » sur les réseaux sociaux –, mais on ne doit surtout pas réduire ces tensions à une « question ethnique ». Ce serait beaucoup trop simple. D’abord, l’ethnicité n’est pas forcément un dénominateur commun qui fonctionne : les Oromo, comme les Amhara ou les Tigréens représentent chacun des groupes très hétérogènes d’un point de vue politique, social, voire religieux. Surtout, comme on vient de le mentionner, ces événements découlent d’abord de questions politiques, économiques et sociales. La question foncière, essentielle et très sensible, montre bien cela. La mise en œuvre d’une politique économique impulsée et contrôlée par le gouvernement depuis une décennie a attisé les tensions autour des terres accaparées et redistribuées à des investisseur.e.s éthiopien.ne.s et étranger.e.s, et pas seulement en région Oromo.
Ce qui est intéressant quand on a réussi à se défaire d’une grille de lecture ethnique, c’est de comprendre pourquoi les mobilisations peuvent s’aligner derrière ces identités nationales, et les enjeux qui en découlent. Concernant l’institutionnalisation de l’ethnicité, les opposants et les manifestants ne rejettent d’ailleurs pas forcément le régime dans sa forme ethnofédérale. Souvent, ils réclament précisément l’application de leurs droits reconnus dans la Constitution. Le problème n’est donc pas le fédéralisme ethnique en lui-même, mais le fait que le régime ne s’est soit jamais démocratisé. Organiser le régime le long des identités nationales était peut-être nécessaire au début des années 1990. Mais c’est un pari risqué dans un contexte autoritaire. Cela conduit parfois à des replis identitaires exclusifs, xénophobes et violentes comme on a pu le voir en région Oromo, mais aussi en région Amhara, ou ailleurs. D’autres fois, la contestation du pouvoir se manifeste au contraire par des appels à s’allier au-delà de ces identités nationales. C’est d’ailleurs un fait inédit auquel on est peut-être en train d’assister : une alliance qui regrouperait des Oromo et des Amhara face au pouvoir. Cette situation intenable pour les élites de l’EPRDF explique en partie la violence de sa réaction.
avec libeafrica4