La condamnation récente de l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré a mis en lumière le rôle joué par la France pour soutenir son régime meurtrier. Human Rights Watch vient de publier un rapport détaillant le caractère de ce soutien à Habré.
Questions à Nathaniel Powell, chercheur associé à la Fondation Pierre du Bois pour l’histoire du temps présent et spécialiste de l’histoire de la politique interventionniste français en Afrique postcoloniale. Il a récemment publié The ’Cuba of the West’? France’s Cold War in Zaïre, 1977-1978 ainsi que plusieurs autres articles sur la guerre froide et l’Afrique pendant les années 1970.
L’époque Habré ne représente qu’un tout petit chapitre d’une longue période (qui, d’ailleurs, n’est pas encore terminée) où la France s’est beaucoup impliqué dans la vie politique tchadienne. Vous travaillez surtout sur les années qui ont précédé l’arrivée d’Habré au pouvoir en 1982. Sur quoi portent vos recherches en particulier ?
Mes recherches portent sur la dimension politique des interventions militaires françaises au Tchad qui ont suivi l’indépendance du pays en 1960 jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’Hissène Habré en 1982. Mon idée est de tracer les évolutions d’un État depuis une première époque jusqu’au milieu des années 1970 (a minima) qualifiable, d’une certaine manière, de « franco-tchadienne », en passant par la période de quasi-effondrement du pays en pleine guerre civile en 1979, et des vaines tentatives françaises de rétablir un ordre politique favorable à la France face à une fragmentation violente de la scène politique du pays et aux visées d’une Libye expansionniste. Étant donné l’inaccessibilité des archives de la présidence Valéry Giscard d’Estaing (dont l’époque est au cœur de mon étude), jusqu’ici, j’ai dû travailler surtout sur la base des archives du Quai d’Orsay et de la Coopération. Heureusement, ces documents, pour toute la période (qui s’étend, grosso-modo de 1969 à 1982), contiennent bien des éléments venant de la présidence, du renseignement militaire, des armées, et d’autres ministères qui constituent des sources suffisantes pour peindre un tableau cohérent de la politique française. L’histoire qui se dessine est d’une France qui, malgré ses succès initiaux de 1969-1972, avait de plus en plus de mal à maîtriser l’instabilité croissante au Tchad jusqu’à un point vers 1979-1980 où elle n’avait presque plus d’emprise sur la politique du pays, malgré la présence de son armée.
Pourquoi un tel résultat ?
Ce qui est intéressant est qu’à l’époque, tout comme aujourd’hui, il y avait un large consensus parmi les responsables politiques et militaires français pour qui la présence de leur armée au Tchad, ou dans d’autres pays africains, constituait un élément stabilisateur. Mais, comme le cas du Tchad le montre très bien, ceci n’est pas toujours le cas. Au Tchad, comme dans l’histoire de beaucoup de pays africains, l’acteur le plus violent, et donc l’acteur le plus déstabilisant pour le pays, a toujours été l’État lui-même. Or, la France est souvent intervenue pour protéger l’État tchadien contre des rebellions que ses propres pratiques ont suscitées, ce qui a davantage exacerbé les conditions pour des violences futures. Par exemple, la première intervention militaire française importante, celle de 1969-1972 — souvent décrite comme un exemple d’une « contre-insurrection réussie » — a pu mater la plupart des rebelles qui menaçaient le régime du Président François Tombalbaye, mais n’a fait qu’inciter Tombalbaye à intensifier son despotisme qui s’est soldé par sa mort lors d’un coup d’État sanglant en 1975.
L’intervention de 1978-1980, l’opération Tacaud, par contre, n’a même pas réussi à instaurer une stabilité temporaire, et s’est vite transformée en désastre pour la politique africaine de la France. Au-delà du simple constat qu’une armée interventionniste n’est pas faite pour résoudre des problèmes profondément politiques, l’une des raisons principales pour l’échec français était la sérieuse incohérence stratégique de l’intervention.
Tacaud, visait à empêcher la prise de N’Djamena par des rebelles de Goukouni Weddeye, soutenues par la Libye de Kadhafi. Ce déploiement faisait croire au président tchadien, Félix Malloum et son armée (largement sudiste), qu’ils étaient dorénavant protégés et en sûreté. Pendant les premiers mois de 1979, commençait un violent conflit entre les forces de Malloum et celles de Hissène Habré, son partenaire gouvernemental. La neutralité formelle affichée par les forces françaises présentes à N’Djamena était accompagnée par une décision de son chef, le Général Forest, de laisser Goukouni (qui avait rompu ses relations avec Kadhafi) entrer à N’Djamena et s’allier avec Habré, ce qui a changé les rapports de force dans les combats qui, dans la seule ville de N’Djamena, ont tué plus de 4 000 personnes. Ces batailles ont aussi provoqué le départ de 70 000 – 80 000 personnes — plus de la moitié de la population de la capitale — vers le sud du Tchad.
Cette décision de Forest, vivement critiquée au sein du Quai d’Orsay, a eu comme résultat la perte de la crédibilité française parmi les Tchadiens du sud en tant que garante de leur sécurité, ainsi qu’un changement radical de l’équilibre politique du pays, l’effondrement de l’État, et un fractionnement territorial du pays. Dans les mois suivants, il y avait également des soupçons grandissants parmi les différentes factions tchadiennes et des pouvoirs régionaux comme le Nigeria et la Libye, à propos de la relation entre Tacaud et Habré—en partie lié à l’assistance porté par les troupes françaises dans des combats entre les forces de Habré et d’autres groupes rebelles venant de la Libye, et des sentiments pro-Habré assez ouvertement exprimés par certains officiers français sur place (Habré était profondément anti-libyen et ses troupes étaient perçues comme compétentes et disciplinées). Ces soupçons ont miné la capacité de la France à faire valoir sa neutralité dans ses tentatives à faciliter un accord de paix. Ils ont aussi poussé le Nigeria, d’abord perçu comme un partenaire stabilisateur pouvant contrer les visées libyennes, vers une alliance de circonstance avec la Libye pour expulser la France du Tchad.
Pire, la décision célebre de Giscard de renverser « l’Empereur » Bokassa en Centrafrique en septembre 1979 a contribué à pousser Goukouni, alors chef du gouvernement de transition au Tchad, de nouveau dans les bras de Kadhafi. L’un des buts du renversement de Bokassa était d’évincer une présence croissante de la Libye (d’une portée quand même exagérée par les services français) en Centrafrique qui pouvait menacer le Tchad. Cependant, sa réussite avec des troupes françaises basés au Tchad faisait croire à Goukouni qu’il pouvait aussi être renversé à tout moment. Ces craintes, ajoutées au regain des tensions entre Habré et lui, l’ont incité à chercher des armes et de l’argent chez Kadhafi qui pouvait l’aider à se maintenir au pouvoir face aux tentatives de Habré de s’en emparer.
Malgré le fait que plusieurs factions tchadiennes et les pouvoirs régionaux ont fait savoir, en privé, aux représentants français, qu’ils préféraient que Tacaud reste au Tchad, le Nigeria et la Libye ont fait pression sur les factions tchadiennes pour que le retrait des forces françaises fassent partie des accords instaurant un gouvernement de transition. Aucune faction ne pouvait publiquement renoncer à cette clause sans se compromettre. Alors, quand les combats opposants Goukouni et Habré ont éclaté en mars 1980, les options politiques françaises étaient très limitées. Dans ce contexte, Giscard s’est vu obligé de retirer Tacaud. Dans les mois suivants, après un accord signé entre Goukouni et Kadhafi, l’armée libyenne est intervenue en soutien à Goukouni, alors menacé d’une défaite quasi-certaine face aux forces mieux organisées et mieux dirigées de Habré. En conséquence, quand Giscard quitte le pouvoir en 1981, il laisse un Tchad occupé par la Libye—précisément le sort que sa politique cherchait à empêcher.
Vous êtes en train d’écrire un livre sur les guerres françaises au Tchad. Pourquoi est-il si important de s’intéresser à cette époque ?
Il y a plusieurs raisons. Tout d’abord, l’histoire de cette époque pourrait bien servir la nôtre, surtout à l’égard de l’actuel engagement militaire français et international au Sahel. L’histoire de la France au Tchad est pleine d’avertissements sur la logique perverse de soutien aux états prédateurs au nom d’une « stabilité » qui est dévastatrice pour les populations qui y vivent et qui se solde, souvent, à long terme, par une instabilité violente et effroyable. C’est ainsi que le soutien apporté à Tombalbaye en 1969 a préparé le terrain pour l’effondrement de l’état tchadien en 1979— un phénomène que la France n’a pas été en mesure d’arrêter. La dépendance actuelle de la France pour sa politique sécuritaire et anti-terroriste au Sahel sur le régime tchadien peut elle aussi avoir des conséquences semblables.
En même temps, quand j’ai commencé une partie de ces recherches pour ma thèse (terminée en 2013), j’étais étonné de voir le faible nombre d’historiens français qui ont essayé d’aborder le sujet des interventions militaires françaises à partir des archives et d’autres sources. En tant qu’Américain, habitué à une historiographie assez riche sur la guerre du Vietnam ou la guerre froide, je trouvais qu’il y avait un besoin urgent d’aborder ces questions — sur lesquelles, avec l’ouverture (toujours trop lente) des archives françaises et celles de certains pays africains, il y a beaucoup de travail à faire. Si les Français ne veulent pas se laisser entraîner dans des conflits (en Afrique ou ailleurs) sans véritable débat public, il faut absolument que des chercheurs et des citoyens fassent pression sur les autorités pour accélérer l’ouverture des archives, et commencer sérieusement à écrire l’histoire pour (espérons-le…) éviter certaines erreurs du passé.
avec libeafrica4