Modifier génétiquement des plantes par l’action d’insectes porteurs de virus génétiquement modifiés… Loin d’être le scénario d’un film catastrophe, c’est bel et bien le projet de Insect Allies, un programme de recherche conduit en ce moment aux États-Unis
Lancé par l’Agence de recherche de l’armée américaine (Darpa) en novembre 2016, ce programme scientifique de quatre ans est subventionné à hauteur de 27 millions de dollars (la Darpa dispose d’un budget annuel de l’ordre de 2,9 milliards de dollars).
À ce jour, 3 consortiums – formés d’universités et d’instituts de recherches états-uniens – ont déjà annoncé être les récipiendaires de tels contrats de recherche afin de développer des systèmes de dispersion de virus génétiquement modifiés. L’objectif : rendre possible la modification génétique de plantes par des virus modifiés transmis par des insectes et cela en plein champ, au cours même de la saison de culture.
La Darpa est coutumière de ce type de projets exploratoires – que ce soit dans le domaine de l’informatique, de la physique et maintenant dans celui de la biologie. Au cours des années 1960-1970, elle a ainsi développé le réseau Arpanet, que l’on peut considérer comme l’ancêtre d’Internet. Aujourd’hui, elle cherche à développer des projets relatifs au développement d’exosquelettes humains, à la compréhension du fonctionnement des circuits neuronaux et de la mémoire, ou encore au développement de systèmes artificiels d’olfaction capables de détecter des odeurs, comme des armes chimiques par exemple.
Si ces programmes à haut risque présentent un indéniable potentiel scientifique, technologique et souvent économique, Insect Allies s’avère extrêmement préoccupant. C’est ce que nous avons voulu montrer dans notre article paru le 5 octobre dernier dans la revue Science.
D’un point de vue biologique, on se place ici dans le cadre de modifications génétiques qui ne se transmettent plus « verticalement » – c’est-à-dire de l’organisme parent à son ou ses descendants – comme dans le cas des OGM déjà utilisés en agriculture et créés en laboratoire, mais via un transfert « horizontal » – c’est-à-dire entre individus non nécessairement apparentés et, dans le cas présent, via un insecte vecteur.
Les implications biologiques, sociales, légales, économiques, mais aussi réglementaires d’un tel projet sont très profondes.
Déploiement à la demande
C’est principalement dans le domaine de la recherche agricole que la Darpa envisage les retombées de son programme Insect Allies.
Le recours à ces virus – appelés HEGAAs pour Horizontal Environmental Genetic Alteration Agents – et leur dispersion dans l’environnement via différentes espèces d’insectes (pucerons, mouches blanches, cicadelles) pourraient permettre de rendre une plante résistante à un pathogène ou plus résiliente face à des conditions climatiques défavorables (sécheresse, gel, inondations, par exemple).
L’originalité de l’approche réside principalement dans le fait que le déploiement d’un tel outil pourrait se faire à la demande, sans besoin d’anticiper les conditions environnementales éventuellement rencontrées au cours d’une saison.
On modifie génétiquement des plantes annuelles (c’est-à-dire une plante dont le cycle de vie, de la germination à la production de graines, ne dure qu’une année), les rendant OGM par la même occasion – et ce même s’il s’agissait de variétés conventionnelles lors du semis – afin de leur apporter le caractère souhaité.
À noter que les travaux sur des espèces utilisées à des fins de recherche, comme les espèces modèles en biologie végétale Arabidopsis thaliana ou encore le tabac, ne sont pas éligibles dans ce programme et qu’ils doivent nécessairement porter sur des plantes ayant un intérêt agricole, comme le riz, la blé, la pomme de terre, le maïs ou encore la tomate.
Un silence inquiétant
Comment le recours à de telles techniques peut-il être compatible avec les pratiques agricoles habituelles ainsi qu’avec les normes de commerce et de régulation internationales concernant les organismes génétiquement modifiés ?
Sur ces points, la Darpa est assez peu diserte. Il n’y a d’ailleurs pas non plus de débat autour de ces questions, le programme Insect Allies restant très peu connu, y compris chez les experts et les décisionnaires.
Quant à l’autre raison invoquée pour justifier ce programme – soit l’utilisation de cette technique afin de contrer « des menaces non spécifiées introduites par des acteurs étatiques et non étatiques » –, elle a vraiment de quoi inquiéter. C’est très clair : ce recours à des virus génétiquement modifiés peut être aussi envisagé comme un outil à vocation défensive dans l’optique de protéger des cultures.
Mais alors, quid de l’exigence d’avoir recours à des insectes pour la dispersion du virus ? Difficile là encore de ne pas sourciller…
Le recours aux insectes est en effet contraignant : il exige la mise en place d’élevages de masse, mais aussi de mesures complémentaires de confinement, une fois ceux-ci relâchés. Que ce soit dans un cadre de la protection agricole ou en réponse à une attaque menaçant l’agriculture états-unienne ou la sécurité alimentaire des États-Unis, on peut supposer que des équipements classiques de pulvérisations seraient bien plus rapides à mobiliser.
Pourquoi dès lors avoir recours à des insectes pour protéger les cultures si cela reste très compliqué et que des méthodes plus simples existent déjà ?
On ne peut s’empêcher ici de penser que ce recours aux HEGAAS vise en priorité des fins offensives, et que ce programme témoigne d’une volonté de développer des armes biologiques.
Ouvrir le débat au plus vite
Si cette supposition se révélait exacte, il y aurait là une violation de la Convention sur l’interdiction des armes biologiques. Cette dernière, signée en 1972, compte aujourd’hui 180 États membres, dont les États-Unis. Elle interdit le développement, la production et le stockage et l’utilisation d’armes biologiques. Il apparaît évident qu’utiliser des insectes pour propager des virus infectieux pourrait enfreindre l’article premier de la convention, ceux-ci pouvant en effet être considérés comme des « vecteurs destinés à l’emploi de tels agents ou de toxines à des fins hostiles ou dans des conflits armés ».
Aujourd’hui, le manque de justifications solides pour ce programme et ses intentions pacifiques sont un bien mauvais signal. Cela pourrait en effet conduire d’autres pays à développer leurs propres armes biologiques.
Face à l’échéancier relativement court (4 ans) du programme Insect Allies, à ses réalisations prévues et à sa dualité (ce programme pouvant être aussi bien utilisé défensivement qu’offensivement), il semble urgent qu’un débat constructif s’engage rapidement pour considérer les aspects scientifiques, sociaux, légaux de ce type de recherche. Et établir une réglementation qui ne soit pas obsolète à chaque innovation…