Les deux dernières productions de Raoul Peck, le documentaire sur James Baldwin intitulé I Am Not Your Negro et la fiction Le jeune Karl Marx, ont été réalisées à la même période et sont liées en quelque sorte, selon le cinéaste. James Baldwin aurait lui-même été influencé par Karl Marx. Stéphan Bureau rencontre le plus célèbre réalisateur haïtien.
« Baldwin lui-même, dans sa manière d’analyser, a eu des références marxistes, explique Raoul Peck, dans sa lecture de la société, dans sa lecture de la communication idéologique, dans sa critique du cinéma américain. »
Né à Port-au-Prince en 1953 et établi au Congo à l’âge de 9 ans, Raoul Peck, s’est aujourd’hui donné la mission d’offrir aux gens des outils pour comprendre le monde actuel. Il aimerait donner aux nouvelles générations une perspective historique sur notre avenir. Pour lui, la philosophie et le militantisme de Karl Marx au sujet de l’économie au 19e siècle en Europe et la pensée de James Baldwin, un des grands penseurs de la libération des Noirs américains du 20e siècle, sont complémentaires.
Les films que Raoul Peck a réalisés sur ces deux grands personnages de l’histoire moderne auraient ainsi été créés par la même impulsion, voulant ainsi offrir « les instruments pour pouvoir trouver les réponses et pouvoir analyser ce qui se passe ».
Comment donner à une jeunesse aujourd’hui les instruments dont j’ai eu le privilège d’hériter?
Après s’être installé avec sa famille au Congo nouvellement indépendant, pour le travail de son père, il passe une bonne partie de son adolescence exilé à New York. Très engagé, le cinéaste retourne en Haïti en 1986, à la fin de la dictature. Il a également été ministre de la Culture en Haïti de 1995 à 1997 et a réalisé près d’une vingtaine de longs métrages pour le cinéma et la télévision, notamment Lumumba, Sometimes in April et le documentaire Assistance mortelle, qui ont reçu de nombreux prix. Il est aussi, depuis 2010, président de l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son, La Fémis, à Paris.
Non seulement Karl Marx et James Baldwin ont des choses à nous dire, ils parlent aussi de choses fondamentalement contemporaines, raconte Raoul Peck. « L’idée, c’est de voir comment trouver des concordances pour un jeune d’aujourd’hui », précise-t-il.
Au 19e siècle, la vie publique allemande est censurée, ce qui force Karl Marx à l’exil. Les familles royales écrasent l’Europe, tandis que la révolution industrielle et économique en est à ses premiers pas. « Il y a une situation économique qui est catastrophique. Il y a de la famine dans certains pays, comme en Irlande, par exemple. En même temps, la révolution industrielle commence en créant beaucoup de richesse, et en créant beaucoup de pauvreté. »
À l’image de l’époque de Marx, la période de transition économique et sociale actuelle engendre aussi une création de richesse folle et toujours plus de pauvreté.
Nous sommes au beau milieu d’une énorme transition, mais qui est planétaire. Il faut la voir sur un espace de temps beaucoup plus large. Il faut voir tout ce qui s’est passé les 40 dernières années et tout ce qui vient vers nous les 30 ou 40 prochaines années. Là, on a vraiment la mesure de ce qui est en train de se mettre en place. Le monde de demain, en tout cas celui qu’on aura en 2040 ou en 2050, il est déjà là.
Selon lui, au 19e siècle, les gens ne réalisaient probablement pas comment le monde allait totalement changer, en plein boom capitaliste, avec ces nouvelles grandes machines propulsées par la vapeur.
« Quand on a le nez dans la chose, c’est très difficile de prendre du recul. D’ailleurs, quand je me réfère à Marx ou à Baldwin, c’est une manière de prendre du recul pour regarder l’éventail qui est beaucoup plus large. Vous savez, quand on parle aussi un peu partout des exilés ou qu’on appelle abusivement parfois “les migrants”, c’est un énorme déplacement de population à l’échelle planétaire qui n’a pas commencé l’année dernière ou il y a deux ans. C’est un mouvement qui est en place depuis au moins 40 ou 50 ans, de manière massive. On oublie les boat people vietnamiens, les Haïtiens aussi qui quittaient la dictature; ce sont des résultats de situations économiques et politiques, le résultat de guerres, le résultat de transformations de pouvoir. »
Karl Marx a aussi compris comment exposer les problèmes sociaux sans les individualiser. Dans les premières pages du Capital, son œuvre majeure publiée en 1867, il annonce qu’il sera très dur envers le système économique, mais « il ne condamne pas l’individu capitaliste parce que [lui-même] fait partie de ce capitalisme ».
« La démocratie est dans cet état-là parce que nous avons abandonné petit à petit les combats. On s’est recroquevillé sur ses intérêts immédiats, voire sur sa survie immédiate. On crée une concurrence encore plus exacerbée entre les nations et entre les individus à l’intérieur d’une nation, on trouve des boucs émissaires. Aujourd’hui, c’est à croire que tous les problèmes viennent de la présence des étrangers. »