« Et Oleg s’assit, à Kiev, et Oleg dit : Que ce soit la mère des villes russes » : с’est ainsi que la plus ancienne chronique, la Chronique des temps passés, décrit comment le Prince Oleg, l’un des premiers souverains de l’ancienne Rus’, a pris la décision de désigner Kiev comme capitale de l’État des tribus slaves orientales récemment établi à la fin du IXe siècle.
Oleg venait du Nord, de Novgorod, où l’État des Slaves orientaux est né. Après avoir pris Kiev, Oleg a uni les deux centres de population qui ont formé ce que les chroniqueurs appelleraient plus tard Rus’ (le terme « Rus’ de Kiev » a été inventé par les historiens au XIXe siècle seulement). Les gens qui y vivaient ont été appelés Rous(s)kié (le même mot que celui qui désigne les Russes contemporains aujourd’hui). Le mot « Rousskié » et les dérivés de celui-ci ont été utilisés pendant des siècles pour désigner ceux qui vivent sur le territoire de l’ancienne Rus’ – sans signifier exclusivement les Russes ethniques.
Les historiens et les responsables de l’idéologie de l’Union soviétique étaient très sensibles aux sentiments des divers groupes ethniques. Cependant, Rus’ et Rousskié semblaient poser un problème, car ces notions n’étaient pas strictement liées aux Russes modernes. Le récit historique officiel qui a été inclus dans les manuels affirmait que la Rus’ de Kiev était le premier État des Slaves orientaux et le berceau du soi-disant « ethnos russe ancien ». Plus tard, à l’époque moderne, ce super-ethnos ancien a donné naissance aux Russes, Ukrainiens et Biélorusses contemporains.
Rus’ ukrainienne
En Russie, cette interprétation historique reste essentiellement acceptée. En Ukraine voisine, cependant, le passé partagé avec les Russes et la prévalence du mot « russe » dans les textes historiques au lieu du mot « ukrainien » fait grincer des dents beaucoup de monde. Ainsi, le récit historique officiel de Kiev prétend maintenant que la Rus’ était un État proto-ukrainien en raison du simple fait que les Ukrainiens contemporains occupent le territoire de base de l’ancien pays. Ainsi, selon cette lecture, les princes de la Rus’ se transforment en Ukrainiens et le Kiev ancien, par tradition, devient ukrainien. En outre, l’ancienne Rus’ elle-même est assimilée à l’Ukraine.
Certains soutiennent également en Ukraine que la Russie n’a rien à voir avec l’histoire de la Rus’ de Kiev. La Russie est représentée comme un pays du Nord qui a pris naissance vers le milieu du XIIe siècle. Ceci reflète le fait que la position dominante de la Rus’ de Kiev a peu à peu décliné, le centre de l’État ayant déménagé plus au nord : d’abord dans la ville de Vladimir, puis à Moscou. Ces habitants du Nord sont dépeints comme une ethnie distincte (de la population de la Rus’ de Kiev) d’origine principalement finno-ougrienne, mais aussi fortement influencée par les Tatars qui ont envahi le territoire au XIIIe siècle et ont conquis les ancêtres des Russes contemporains. L’influence que l’invasion tatare a eue sur Kiev et les territoires environnants, qui ont été rasés et forcés pendant de nombreuses années à payer un tribut aux envahisseurs, est généralement passée sous silence.
«Les Russes ont volé notre histoire!»
Les Russes se voient en outre reprocher d’avoir confisqué l’héritage de la Rus’ de Kiev à l’Ukraine en le présentant comme le leur, privant l’Ukraine de sa mémoire nationale. On pourrait objecter que cette approche est elle-même une tentative de mettre la main sur l’histoire de la Rus’ de Kiev et d’exclure la Russie du récit historique précédemment partagé.
Comme cette version est considérée comme une interprétation radicale, il n’est pas étonnant qu’elle ait déjà causé un certain nombre de scandales. L’année dernière, le Président ukrainien Piotr Porochenko a publiquement exprimé son indignation après qu’un monument à « notre » (comprendre « ukrainien ») prince Vladimir ait été érigé à Moscou. Vladimir a été canonisé par l’Église orthodoxe russe il y a longtemps pour avoir apporté le christianisme à la Rus’.
Un tollé semblable a éclaté à Kiev quand Poutine a appelé une princesse de la Rus’ de Kiev « Rousskaya », conformément à la façon dont elle était, en fait, mentionnée à l’époque.
«Historien anti-ukrainien»
Ce récit, qui semble ignorer certains faits historiques largement acceptés par la majorité des gens de la région qui ont fréquenté les classes d’histoire à l’école, ne plaît pas à plusieurs historiens respectés en Ukraine.
Tel est le cas de Piotr Tolotchko, chef de l’Institut d’archéologie, dont la publication d’un livre l’an dernier à Kiev a été perturbée par les nationalistes. Le livre portait sur les origines de l’ancienne Rus’. Tolotchko soutient l’interprétation traditionnelle de la Rus’ de Kiev comme berceau commun des trois nations slaves.
Les nationalistes ont qualifié Tolotchko d’« anti-ukrainien » et l’ont accusé de nier l’existence même des Ukrainiens.
Les nationalistes ont visiblement tiré cette conclusion des déclarations de l’historien selon lesquelles il est impossible de chercher un Ukrainien, sous ses atours ethniques et culturels contemporains, dans le passé lointain. Selon l’académicien, on ne peut pas qualifier la Rus’ de Kiev d’État ukrainien simplement parce que le vaste territoire de la Rus’ de Kiev s’étendait de Novgorod au nord aux Carpates à l’Ouest et à région de la Volga-Oka à l’Est. La majorité de ces terres se trouvent à l’intérieur des frontières de la Russie moderne.
Tolotchko souligne qu’il est fondamentalement faux de séparer l’histoire du territoire qui deviendrait plus tard la Principauté de Moscou de celle de la Rus’ de Kiev. Les deux régions partagent des dirigeants d’une dynastie commune – la dynastie des Riourikides. Ils étaient membres proches d’une même famille. Ce qui compte, c’est que les souverains de l’ancienne Rus’ se percevaient comme étroitement liés ; l’idée de l’unité de la Rus’ était un leitmotiv dans toutes les chroniques rousskié antiques. Tolotchko est préoccupé par les tentatives de mythologiser l’histoire ukrainienne, une tendance dont les effets sont déjà reflétés dans les manuels scolaires et universitaires généraux.
Avec Russia beyond