Lila Lamrani devait prendre la tête du département de philosophie et sociologie de l’antenne émiratie de la Sorbonne. Après avoir passée la sélection et signé son contrat à Paris, le poste lui aurait été retiré sans explication. Dans une lettre ouverte, elle accuse l’université française d’avoir cédé à des pressions des autorités émiraties.
«Peut-on accepter ainsi le règne de l’arbitraire dans une Université qui brandit fièrement la marque de fabrique française, connue pour la liberté académique, l’égalité de traitement de son personnel, et un recrutement scrupuleux, aveugle aux origines, aux convictions religieuses et politiques?»
Lila Lamrani, chercheuse en philosophie, est en colère et elle le fait savoir. Dans une lettre ouverte adressée au président de la Sorbonne et au vice-chancelier de l’Université Paris-Sorbonne Abou Dhabi (PSUAD), elle demande que «la lumière soit faite» sur son éviction du poste de directrice du département de philosophie et sociologie de l’antenne émiratie de la célèbre l’université parisienne, pour lequel elle venait pourtant d’être sélectionnée.
Diffusée fin septembre sur les réseaux sociaux, sous le pseudonyme transparent de Lilia de la Jaussée, cette lettre est publiée sur le site du Monde, le 4 octobre dernier, après avoir été signée par 137 universitaires.
https://twitter.com/RomainCaillet/status/1046838604486627330
En cause, l’«absence de justification» motivant cette décision de la direction de PSUAD, alors même que sa sélection pour le poste avait été actée par le Conseil d’administration de l’antenne d’Abou Dhabi. Deux semaines après avoir signé à Paris sa promesse d’embauche pour trois ans (renouvelables), le 14 août dernier, l’antenne émiratie de la Sorbonne lui signifie par courriel que le poste lui est retiré. Seule explication donnée pour justifier cette décision, «les démarches administratives auprès des autorités émiraties n’auraient pas abouti.»
Entre temps, Lila Lamrani a abandonné ses démarches pour les autres postes qu’elle convoitait (à Tunis et à Fribourg), son conjoint a décroché un poste à la New York University Abu Dhabi, pour la suivre, et leurs enfants ont été inscrits dans un établissement de la capitale fédérale des Émirats arabes unis.
Face à son insistance concernant le caractère quelque peu lacunaire de ces justifications, le vice-chancelier de l’antenne émiratie fini par promettre une enquête, mais là encore, deux semaines plus tard, il chancelier confirmera la décision de retirer le poste à Lila Lamrani avec la même absence d’explication. «Tout porte à croire qu’elle a été le fruit de pressions extérieures à l’université,» en déduit la chercheuse.
«Une institution universitaire française peut-elle légitimement se laisser imposer un tri au sein de son personnel élu sans la moindre explication? N’est-ce pas là une entorse grave à la méritocratie républicaine dont la Sorbonne est censée être l’incarnation en France et à l’étranger?»,
enchérit Lila Lamrani, qui s’interroge: «doit-on poursuivre cette coopération au prix de la liberté académique et du respect de l’indépendance universitaire?» Pour elle, il ne fait pas de doute que l’université française a reçu des pressions politiques des autorités émiraties.
Selon Algérie Patriotique, un média algérien, elle devrait sa subite disgrâce aux relations tendues entre Alger et Abou Dhabi; cette dernière aurait même donné comme instruction de ne pas recruter d’Algériens, même disposant d’un passeport français. L’universitaire évoquerait, toujours selon la même source, le fait qu’elle soit «femme d’origine algérienne» et engagée dans le mouvement propalestinien pour expliquer le refus d’Abou Dhabi de l’autoriser à venir enseigner. Lila Lamrani qui a notamment créé l’association pour la Palestine à l’ENS (Ecole normale supérieure).
La chercheuse avance d’ailleurs le cas de deux universitaires de la New York University Abu Dhabi qui avait subi la même mésaventure qu’elle en 2017. L’un d’eux, Mohammad Bazzi, estimait ainsi que le refus de sa demande de visa par les autorités émiraties avait été motivé par ses origines et son affiliation religieuse (Libanais chiite), qu’il avait eues à décliner.
Une situation qui perdura jusqu’à ce que les professeurs de la faculté de journalisme ne poussent le rectorat à répliquer, pointant du doigt une menace pour la «liberté académique».
Cette volonté de défendre la liberté académique face à d’éventuelles discriminations est-elle également à l’ordre du jour côté français?
Dans la suite de tweets de Romain Caillet, en date du 1er octobre, soit avant que Le Monde ne se fasse l’écho de «l’affaire» Lila Lamrani, l’auteur spécialiste des questions islamistes rappelait le cas d’un autre professeur de la Sorbonne Abou Dhabi inquiété par les autorités émiraties: l’économiste Nasser bin Ghaith, arrêté le 10 avril 2011. Rappelons que nous étions alors quelques mois après le début des «printemps arabes».
Le docteur Nasser bin Ghaith sera condamné en mars 2017 à 10 ans de détention, par la cour fédérale d’appel d’Abu Dhabi, pour «communication avec des organisations secrètes liées aux Frères musulmans» et publications de photos et d’articles «offensants pour les symboles et valeurs de l’État […] pour ses relations avec un État arabe», à savoir l’Égypte, alliée des EAU.
«Ce sont des choses qui peuvent arriver», déclarera à Rue89 Michel Fichant, professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne et membre du conseil d’administration de la fac d’Abu Dhabi. Visiblement pas au courant de l’arrestation, il soulignera que Nasser bin Ghaith était un intervenant extérieur, venant assez rarement sur le campus. Il faut dire que les autorités émiraties n’annonceront pas son arrestation. Une arrestation opportunément survenue côté français en pleine période de vacances scolaires.
Concernant Lila Lamrani, le soutien qu’elle a reçu de ses confrères montre l’écho trouvé par son cas dans le milieu universitaire français. Une levée de boucliers face à un cas supposé de discrimination à l’embauche d’enseignant — dans une université française — qui pour l’heure trouve étonnamment peu d’écho dans la presse française.
Il y a dix ans, Paris Sorbonne devenait la première université française à s’implanter en dehors du territoire national.
Avec sputnik