La reconduction de l’Américain Jim Yong Kim à la tête de la Banque mondiale a soulevé une vague de protestations en interne. Au coeur des critiques : sa personnalité et son mode de management, mais aussi des réformes qui bousculent l’institution.
La scène se déroule en juillet dernier. Avant son retour à Paris, Arnaud Delaunay, l’adjoint d’Hervé de Villeroché, administrateur de la Banque mondiale pour la France, organise à Washington sa « farewell party ». Arrivent Kyle Peters et Mahmoud Mohieldin, deux « grands pontes » de l’institution multilatérale. Parmi les convives, la dernière plaisanterie maison circule de proche en proche : « Lequel des deux remportera la finale de Survivor ? » Il flotte ces temps-ci comme un petit air de télé-réalité dans les couloirs de la Banque mondiale. Et la reconduction du très contesté Jim Yong Kim à la tête de l’institution multilatérale ne va rien arranger… Si les regards se tournent ainsi vers Peters et Mohieldin, c’est qu’ils sont parmi les rares survivants de l’équipe dirigeante du président de la Banque mondiale. Depuis son arrivée, en juillet 2012, bon nombre de cadres emblématiques sont partis. A la retraite, de leur plein gré. Ou tout simplement parce qu’ils ont été renvoyés. Une vague de départs qui serait directement liée à la personnalité de JYK, à ses décisions et à ses méthodes de management.
Autant dire que la prolongation de son mandat n’était pas acquise. C’est pourtant le tour de force que vient de réaliser cet Américain de cinquante-six ans d’origine coréenne. Médecin et anthropologue de formation, le voilà désormais assuré de présider la Banque jusqu’en juillet 2022. Un poste aussi prestigieux que celui de Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI). Il donne un rang de quasi-chef d’Etat et permet de diriger une institution connue du monde entier. Fondée en 1944 à Bretton Woods, en même temps que le FMI, la Banque mondiale compte 12.000 salariés et ses engagements (près de 60 milliards de dollars de prêts, dons ou garanties aux secteurs public et privé en 2015) en font un acteur essentiel pour le devenir des pays en développement.
Sans la publication, le 8 août dernier, d’une lettre de l’Association du personnel de la Banque, le renouvellement de son mandat serait presque passé inaperçu. Mais en plein été, le courrier en question dénonce le manque total de transparence du processus. En théorie, son premier mandat ne venait pourtant à échéance qu’au 30 juin prochain. Pourquoi bousculer le calendrier ? « Jim Yong Kim a fort bien compris l’enjeu de la présidentielle américaine en suggérant aux grands de ce monde : élisez-moi maintenant, car si Donald Trump est élu, vous risquez d’avoir un “fou” à la tête de l’institution. Du grand art ! » témoigne un cadre de la Banque sous couvert d’anonymat. « Jim sait très bien que ceux qui le soutiennent sont les chefs d’Etat. Quand on joue au golf régulièrement avec Barack Obama, dont le pays est premier actionnaire du fonds, cela aide », dit un ancien de la Banque.
Des décisions mal avisées
Le conseil d’administration tente bien de désamorcer la grogne. Un processus de sélection de candidats compétents, ouvert et transparent, est finalement lancé… le 23 août. Mais pour trois semaines seulement… Un simple leurre, en fait : dès le 25 août, le secrétaire au Trésor américain Jack Lew déclare en effet : « Je suis fier d’annoncer qu’aujourd’hui les Etats-Unis ont nommé le président de la Banque mondiale Jim Yong Kim pour un deuxième mandat. » Quatre jours plus tard, la France lui emboîte le pas, comme la Chine, l’Allemagne, le Brésil, la Corée et l’Indonésie. La messe est dite. Le jour même de la clôture des inscriptions, 42 anciens hauts cadres dirigeants de la Banque, dans une lettre publiée dans le « Financial Times », dénoncent « l’action honteuse des gouvernements du monde entier », en premier lieu celui des Etats-Unis. Car, pour eux, Jim Yong Kim n’est pas le bon candidat. « Plusieurs hauts dirigeants nommés par Dr Kim ont été remerciés au vu de leurs résultats sur le terrain ; il y a eu une tendance au licenciement de hauts cadres féminins […]. Tout aussi inquiétant est l’affaiblissement des finances de la Banque, résultant de décisions mal avisées […]. Une orientation stratégique plus claire fait toujours défaut. » Les griefs à l’encontre de Jim Yong Kim sont nombreux.
Une enquête interne menée en juin 2015 auprès des salariés révélait déjà « un management inepte », des « cadres dirigeants ne connaissant pas leur propre organisation » et des « craintes de représailles » des salariés. Pour l’association du personnel, « seul un employé sur trois déclare savoir où l’équipe de management veut [les] mener ». A partir du moment où « les équipes sont clairement déçues par cette équipe de direction », explique Daniel Sellen, responsable de l’association, il eût mieux valu un autre président.
Lors de sa prise de fonction en 2012, les augures semblaient pourtant favorables. En succédant à l’austère Robert Zoellick, Jim Yong Kim apparaissait plus ouvert, plus à même d’écouter et de secouer une institution endormie. La création d’un « open space » au siège social de la Banque à Washington, pour faciliter les échanges d’idées, avait tout pour plaire. « C’était rafraîchissant d’avoir quelqu’un avec qui l’on pouvait discuter en face-à-face », dit un membre du personnel. Mais l’espoir qu’il suscite s’évanouit progressivement.
« Jim est affable et très plaisant. Mais il ne supporte pas la critique. Il n’écoute guère ce que lui disent ses collaborateurs. De plus, de par sa formation, il a une vision trop médicale des problématiques liées au développement », constate Fabrice Houdart, cadre de la Banque détaché aux Nations unies. Un exemple ? Lors de la crise Ebola, en 2014, la Banque réagit rapidement en mobilisant 1,6 milliard de dollars en faveur de la Guinée, du Liberia et du Sierra Leone pour le traitement des malades et l’amélioration de leur système de santé. Tirant les leçons de cette crise, Jim Yong Kim crée, en 2016, un nouveau fonds d’urgence doté de 500 millions de dollars pour lutter contre les pandémies. Lorsqu’il veut utiliser ce fonds pour réformer le système de santé mondial, certains cadres voient rouge. « La Banque n’a pas cette vocation. C’est du ressort de l’Organisation mondiale de la santé », dit l’un d’eux. Mais, pour le président, si un pays ne se développe pas, c’est d’abord une question de santé publique.
Dans un autre registre, « Jim a eu le tort d’engager trop de réformes en même temps pour la Banque. C’est mal passé auprès des “barons” de l’institution. Il est trop impatient. Quand les choses ne se passent pas suffisamment rapidement, il demande des changements immédiats. D’où des départs surprises », observe un haut fonctionnaire toujours en poste. « Il s’est rapidement heurté à un problème culturel. En voulant calquer le modèle de la Banque mondiale sur celui des grandes banques d’affaires, il a perdu le soutien du “middle management” », ajoute cette même source.
Une réorganisation mal perçue
Historiquement, la Banque s’organise autour de six antennes régionales avec leurs propres budgets, leurs propres dirigeants. A ces derniers de recenser les besoins et les projets de développement dans leurs zones respectives. Mais en juillet 2014, conseillé par McKinsey, Jim Yong Kim crée quatorze nouveaux pôles de compétences – les fameux « global practices » – avec à leur tête un vice-président, couvrant chacun une expertise particulière de l’institution (eau, santé, gouvernance, énergie, commerce…). Dans la pratique, ces départements disposent du nerf de la guerre – l’argent – et les six responsables régionaux doivent s’adresser à eux pour l’approbation et le financement de leurs projets. Insupportable pour les « vieux grognards » de la Banque. D’autant que des personnalités extérieures sont recrutées pour diriger ces nouvelles entités. Des anciens sont remerciés sans explication. La réorganisation est d’autant plus mal perçue que, simultanément, Jim Yong Kim lance un plan d’économies de 400 millions de dollars à réaliser pour 2016 et décide la suppression d’environ 500 postes pour des raisons d’économies budgétaires.
Quelques mois plus tard, une lettre satirique dépeignant Jim Yong Kim en Docteur Frankenstein circule au sein du staff. « Lui et son groupe de consultants externes concoctent un monstre ressemblant à aucune autre banque de développement », peut-on y lire. A l’époque, l’un des départs les plus spectaculaires est celui du Français Philippe Le Houérou qui, entre 2009 et 2013, assurait la charge de vice-président de la Banque mondiale pour la région Europe et Asie centrale, puis celle de la région Asie du Sud. Après près de trente ans de bons et loyaux services au sein de l’institution, opposé à la réforme en cours, il claque la porte pour changer d’air et intègre la BERD à Londres.
Tout aussi surprenant, le départ, en novembre 2015, de Bertrand Badré, un ex-banquier de la Société Générale, recruté à prix d’or trois ans plus tôt, comme directeur général finances et chargé de mettre en place le plan d’économies budgétaires. En cause : sa prime spéciale de compétence de près de 100.000 dollars. En pleine austérité à la Banque, l’affaire passe mal. Elle a surtout été mal gérée dès le départ. « Au lieu d’admettre in fine que c’était un bonus et d’y renoncer, il eut mieux valu pour Bertrand et Jim tenir la ligne et assumer qu’il s’agissait d’une prime destinée à le convaincre de venir à la Banque », regrette un membre du staff.
Le mois dernier, dans le « Financial Times », Tim Cullen, ancien porte-parole de la Banque mondiale, écrivait que « la réalité est que Jim Yong Kim a démontré au cours des quatre dernières années qu’il n’est pas le chef dont la Banque a besoin. […] C’était une bonne chose d’initier un changement organisationnel […] mais son intolérance devant toute dissidence […] et son mépris apparent pour le personnel, en général, ont condamné sa restructuration désordonnée à l’échec ». La critique est sévère. Elle ne semble pas perturber le moins du monde un Jim Yong Kim convaincu que ces turbulences internes sont le prix à payer, pour les réformes qu’il entreprend.
L’Américain d’origine coréenne Jim Yong Kim est désormais assuré de se succéder à lui-même à la tête de la Banque mondiale.
Les modalités de sa reconduction sont vivement contestées par le personnel de l’institution.
Ses méthodes de gestion, sa personnalité et ses décisions, ces quatre dernières années, suscitent un vent de fronde à la Banque.
De nombreux cadres, en désaccord avec lui, ont préféré quitter la maison.
avec Les Echos