La première économie du continent bat au rythme du pouls d’un homme, Trevor Manuel, inamovible ministre des Finances depuis treize ans, qui pourrait bien se hisser prochainement au sommet de l’architecture financière mondiale.
Il y a le décor et l’envers du décor. Le décor, c’est une Afrique du Sud devenue la première puissance économique du continent, à peine libérée du joug de l’Apartheid. 25% du PIB du continent, 40% du PIB de l’Afrique subsaharienne. La seule province du Gauteng abrite 350 des 500 sièges sociaux des plus grandes entreprises du continent. Depuis cinq ans, le taux de croissance a été supérieur à 5%.
Dès 1996, un ministre des Finances non Blanc est nommé. Il s’appelle Trevor Manuel. Il est Métis, et en Afrique du Sud, cela fait peu de différence avec les Noirs.
Le décor se mesure encore mieux, comparé au voisin zimbabwéen. Les deux pays ont eu des destinées parallèles. Joug colonial, économie outrageusement dominée par la minorité blanche. Libéré le premier, le Zimbabwe n’a pas réussi sa transformation. La prospère ancienne colonie, soucieuse de redonner aux agriculteurs les terres qui leur avaient été indûment arrachées par les colons blancs, a mal conduit la légitime expropriation. Résultat : effondrement de l’agriculture, faim et famine dans l’ancien grenier de l’afrique, taux d’inflation en centaines pour cent, dépréciation continue de la monnaie d’heure en heure.
Quand Nelson Mandela accède au pouvoir, le spectre de l’effondrement zimbabwéen hante les esprits. Les premiers gestes de Nelson Mandela ont su apaiser ces craintes. Y a-t-il eu deal pour ne pas démanteler le système économique ? Beaucoup l’avancent. Il n’est pas indifférent que le premier ministre de l’Economie du régime post-apartheid ait été un Blanc.
Mais il ne pouvait en être ainsi éternellement. Dès 1996, un ministre des Finances non Blanc est nommé. Il s’appelle Trevor Manuel. Il est Métis, et en Afrique du Sud, cela fait peu de différence avec les Noirs. Il y a les Blancs et les non-Blancs, tous les autres donc.
Militant anti-Apartheid
La question se pose d’autant moins que ce natif de la province du Cap, où il est né en 1956, a payé son tribut à la lutte anti-Apartheid. Il n’a pas encore vingt ans quand il s’engage. Il est l’un des animateurs d’un mouvement de jeunes qui organise le boycott des bus dans le township de Western Cape en 1975. Il lance en 1979 un journal communautaire, Kenfacs, dans un autre township. En 1981, il devient le secrétaire général du Comité d’action d’urbanisme de la région du Cap. Peu après, il participe à la création du Front démocratique uni, l’un des nombreux paravents de l’ANC. Deux ans après, il est porté à sa présidence.
Il ne tarde pas à payer de sa liberté ces multiples activités. Au total, Manuel aura payé de trente-cinq mois de détention son engagement politique.
En août 1991, l’ANC reconnaît et récompense cet engagement en le chargeant d’organiser le parti dans la région occidentale de la Province du Cap. Il reconnaît également ses compétences, car Manuel est diplômé depuis 1973 de droit et d’ingénierie, en le nommant chef du département de la Planification économique. A ce titre, il est l’un des cadres chargés d’élaborer la politique économique du parti.
Ministre
Dans le premier gouvernement post-Apartheid en 1994, après avoir été élu au parlement, il hérite du portefeuille du Commerce et de l’Industrie. Le pays, ou plutôt le monde blanc des affaires, n’est pas encore mûr pour accepter un Noir à la tête d’une si puissante économie. Il faudra attendre deux ans et la démission du titulaire du poste, Chris Liebenberg, le 28 mars 1996, pour qu’il devienne le premier ministre des Finances non blanc de l’Afrique du Sud.
L’économie sud-africaine se ressent alors encore se son long conflit interne et des sanctions extérieures. Très prudent, Manuel résiste à la légitime aspiration des populations qui nourrit le populisme économique.
Sa réussite, au regard de l’orthodoxie financière, est incontestable. Il a suffi, à la suite du président Thabo Mbeki, qu’il annonce sa démission du gouvernement le 23 septembre 2008, en même temps que dix autres ministres, pour que le rand comme l’indice du Johannesburg Stock Exchange s’effondrent. Et la seule rumeur de son retour a permis d’inverser cette tendance.
Le rand, la Bourse de Johannesburg, c’est une certaine Afrique du Sud qui célèbre les résultats de l’économie post-Apartheid, un « système économique où la richesse des Blancs n’avait été « gagnée » que par l’exclusion et l’exploitation directe des travailleurs africains, métis et asiatiques ». L’ANC l’avait bien compris. Son Programme de Reconstruction et de Développement (RDP) pour aller à la conquête des suffrages électoraux en 1994, fruit d’une large concertation avec les syndicats, les mouvements citoyens et les ONG, avait été élaboré pour sortir les populations non-blanches de leur extrême pauvreté en démantelant l’apartheid économique. Des investissements publics devaient rendre accessibles les services essentiels aux populations défavorisées, créer des emplois et stimuler la croissance économique. Deux ans après, quand Manuel prend le portefeuille de l’Economie, un nouveau programme économique, le GEAR (Growth, Employment et Redistribution) rend caduques ces belles résolutions. « L’adoption du GEAR représente un virage néolibéral clair, rendant caduques les politiques de redistribution des richesses contenues dans le RDP », juge Prishani Naidoo, coordonnatrice du Research et Education in Development, un centre de recherche basé à Johannesburg.
Aggravation des inégalités
Le résultat est désastreux. Les inégalités se sont aggravées. Selon le Statistics South Africa les revenus moyens des familles noires ont diminué de 19% entre 1995 et 2000 alors que ceux des familles blanches ont augmenté de 15%. 41% de la population vit avec moins de 20 dollars par mois et plus d’un million et demi d’emplois ont été perdus depuis 1996.
60 000 fermiers blancs possèdent toujours 85% des terres agricoles du pays. 2% des terres seulement ont pu être redistribuées en raison du verrou de la Constitution de 1993, excluant toute expropriation ou nationalisation.
Parallèlement, la politique de privatisation née en partie du Black Economic Empowerment, le programme gouvernemental pour intégrer dans l’économie les populations noires, a, selon plusieurs études des universités Queen’s et Witwatersrand, privé plus de 12 millions de personnes d’eau courante et plus de 10 millions de personnes d’électricité. La
population des bidonvilles est passée de 1,45 million de personnes en 1996 à 2,14 millions en 2003, admet le ministre du Logement, Lindiwe Sisulu.
Manuel champion, mais pour qui ?
Tournant ?
« La tempête est arrivée, plus violente qu’on l’imaginait (…), mais nos finances sont en ordre, nos banques sont saines et nos plans d’investissements sont en place. Nous sommes fermement orientés vers une croissance à long terme (…) nous naviguerons en dehors de la tempête. » Face à la crise internationale qui l’a conduit ce 2 avril à Londres au Sommet du G20, Manuel fait front, apparemment sûr de son fait. Son penchant libéral aurait dû naturellement le conduire à serrer la vis, mais il n’en fait rien. Ultime service à son peuple avant de rendre le tablier ? Il a augmenté les pensions de retraite et les aides sociales de 20%. Il a aussi augmenté les dépenses publiques de 170,8 milliards de rands (12,68 milliards d’euros) pour résoudre la crise énergétique. Conséquence, il a dérogé à sa sacro-sainte politique d’excédent budgétaire, en vigueur depuis 2005. Le déficit atteindrait 1,6% du PIB en 2009/2010.
Au terme d’un si long ministère, plus de douze ans, beaucoup pensent que le moment est venu pour lui de tourner la page. Si prolongation il y a, ce serait simplement pour calmer les inquiétudes que ne manquera pas de susciter l’intronisation du populiste Zuma. Ne pouvant prétendre, à cause de sa couleur, à la magistrature suprême, on le voit se reconvertir à l’international. L’hebdomadaire financier sud-africain Financial mail le voit premier président non Blanc de la Banque mondiale. Ce n’est pas la seule hypothèse. Aujourd’hui président du comité d’experts chargé de présenter cette semaine au G20 un projet de repositionnement du FMI, il préconisera pour l’institution un rôle majeur dans la réorganisation et la supervision de la finance mondiale, ainsi qu’une direction stratégique composée de ministres des Finances des pays membres. Devinez qui pourrait en prendre la tête?