Il ne s’attarde presque jamais sur son passé glorieux. Il lui arrive même de décliner poliment les invitations qui lui sont adressées par les organisateurs de forums d’affaires destinés à présenter les expériences des pionniers de l’industrie tunisienne aux jeunes entrepreneurs. Abdelwaheb Ben Ayed estime que le temps des hommes d’affaires africains est très précieux. C’est une « perte sèche », selon lui, que de passer de longues heures à retracer son parcours à l’heure où beaucoup reste à faire pour effacer toutes les traces de colonialisme, de racisme et de sous-développement dans cette terre généreuse qu’est le continent noir. « Notre mémoire est reconnaissante aux pionniers, qui méritent hommage, mais notre regard est fixé sur l’avenir, qui accapare toute notre énergie », écrit-il dans la préface de son livre Made in Poulina. Meilleure illustration de ce regard éternellement tourné vers l’avenir : le premier ouvrage du patron du groupe Poulina ne traite que des retombées positives attendues de l’introduction du premier groupe privé tunisien en bourse. Il ne consacre que quelques lignes à la success-story du groupe, vieux de près d’un demi-siècle.
Départ volontaire
L’immobilisme semble être l’ennemi juré de cet entrepreneur singulier, qui s’était vu refuser en 1967 toutes les demandes de crédit adressées aux banques pour financer l’achat d’un poulailler, mais dont la réputation inspire aujourd’hui confiance aux plus frileux des financiers. Le jeune diplômé en agronomie et en chimie né en 1938 à Sfax, une ville située dans le sud du pays et réputée pour être le berceau des hommes d’affaires tunisiens les plus en vue, n’a d’ailleurs passé que quelques mois au poste de chef du laboratoire de chimie au Ministère de l’agriculture. « Rentré de Toulouse avec plein d’énergie pour me mettre au service de la patrie, j’ai découvert une Tunisie qui s’enlisait dans un coopérativisme peu enthousiasmant. Au bout de quelques mois, j’ai fini par démissionner pour me lancer dans le vrai travail et la productivité », se souvient-il.
Après avoir analysé l’environnement, qu’il trouva plutôt propice aux projets novateurs son choix se fixa sur l’aviculture. Mais face à l’intransigeance des banquiers adeptes des thèses socialistes du régime en place, le jeune ingénieur a failli succomber aux sirènes de l’émigration. « Au moment où je bouclais avec Amina, mon épouse, nos bagages pour partir nous installer au Canada, où des postes de recherche scientifique nous étaient miroités, le cercle familial s’est encore une fois substitué aux banques frileuses », se rappelle l’ingénieur.
Son père lui avait prêté 2400 dinars après avoir vendu la maison familiale. Ses amis, qui tenaient à le dissuader de s’expatrier, avaient bouclé le tour de table du premier noyau de ce qui deviendrait, quatre décennies plus tard, l’un des groupes industriels les plus puissants au Maghreb. L’ancien fonctionnaire désargenté a ainsi réuni une somme de 15 000 dinars (près de 30 000 dollars selon le taux de change de l’époque) pour acheter un poulailler.
Diversification des activités
Dès les premiers mois d’activité, la petite unité avicole s’est révélée une véritable « poule aux œufs d’or » dans un marché quasi-vierge. Après avoir remboursé son père et ses amis, l’aviculteur a choisi ne plus dépendre des fournisseurs étrangers en lançant Dick et Sna, deux sociétés spécialisées dans la fabrication de l’alimentation animale et des équipements nécessaires à l’élevage avicole. Le succès fut foudroyant. C’est alors que l’homme d’affaires, à qui tout semblait réussir, a entamé la diversification des activités de son petit groupe. Ainsi plusieurs sociétés florissantes, comme les Grands ateliers du Nord (métallurgie) Carthago Ceramic (production et commercialisation de produits en céramique), Essanaouber (restauration rapide) et Ettaâmir (promotion immobilière) ont vu le jour. La situation enviable du groupe, au début des années 80, ne semblait pourtant pas satisfaire l’appétit insatiable d’entrepreneuriat de son fondateur.
Jamais à court d’idées et de défis, l’entrepreneur atypique a aussi investi dans le tourisme, l’électroménager, les composants automobiles, les matériaux de construction, les produits laitiers… Poulina est aujourd’hui un empire industriel composé de 74 entreprises qui opèrent dans six branches d’activités distinctes : l’aviculture, l’agroalimentaire, les services, l’industrie, l’emballage et l’immobilier. «Poulina est une machine qui produit des entreprises. Nous n’arrêterons jamais d’investir. Nos sociétés vont se multiplier à l’infini », a juré récemment le fondateur du groupe.
Développement à l’international
Pendant quarante-trois ans d’existence, Poulina a réalisé une moyenne de croissance annuelle de 41%. Son chiffre d’affaires a atteint un milliard de dinars (1 dinar = 0,56 euro) en 2007 contre 20 000 dinars en 1968. Autant dire que le groupe familial a acquis la taille critique qui lui a permis de rejoindre la cote de la Bourse de Tunis en juillet dernier. L’opération, réalisée à travers une offre publique ferme (OPF), qui constitue une augmentation de 10% du capital social, a permis à Poulina Group Holding de représenter 10% de la capitalisation boursière tunisienne et de lever 104 millions de dinars. Des records historiques sur la place de Tunis.
Le groupe, leader dans plusieurs domaines sur un marché local très exigu, considère désormais l’accélération de son internationalisation comme un « choix stratégique » de nature à lui permettre de maintenir un rythme de croissance élevé.
Déjà présent en Algérie, en Libye et au Maroc à travers une quinzaine de sociétés, le groupe industriel tunisien ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. « Nous envisageons de construire au Maghreb trois usines d’aliments composés pour l’aviculture, une unité de conditionnement d’huile, une usine d’électroménager, une aciérie, deux usines de céramique, deux briqueteries, une chaîne de fabrication de carton ondulé pour l’emballage », révèle le PDG du groupe. Mais ce n’est pas tout. Poulina compte devenir le leader mondial dans la production des briques, après son implantation programmée en Chine et en Arabie saoudite.
Le premier employeur privé en Tunisie (14 000 personnes) a alloué à cet ambitieux programme quinquennal d’expansion (2008-2012), un budget d’investissement de 541,1 millions de dinars. Selon les prévisions du business plan, le chiffre d’affaires du groupe devrait enregistrer un taux de croissance annuel moyen de 16,5% durant la période 2008-2012.
Transmission en douceur
Abdelwahab Ben Ayed explique aujourd’hui l’essor inégalé de Poulina par un terme qui n’existe dans aucun dictionnaire : « Méritocratie ». Ce mot signifie que le mérite est le seul critère qui détermine les postes, les responsabilités et l’évolution dans la carrière. D’ailleurs, c’est en fonction de cette règle d’or que l’homme d’affaires, qui vient de souffler ses 70 bougies, a choisi son successeur. Il ne passera le témoin à aucun autre actionnaire du groupe et encore moins à un membre de sa famille. Celui qui prendra la relève en 2009 est un jeune titulaire d’un MBA finance à l’Université Roosevelt de Chicago qui occupe le poste de directeur central du groupe depuis 2000 : Karim Ammar, qui saura, selon son mentor, « faire plus et mieux grâce à ses talents de rassembleur ».
Le patron du plus « international » des groupes tunisiens ne compte pas pourtant prendre sa retraite de sitôt. Il tentera de mettre toute son expérience au service d’une cause, le Maghreb uni. D’autant plus qu’il a été choisi par l’ancien diplomate algérien Ali Salah Ben Hadid pour présider le cercle de réflexion tunisien du Forum économique maghrébin (FEM), dont la naissance est prévue pour 2010.
avec .lesafriques