Professeur agrégé de philosophie, Paris-France
On ne peut comprendre l’Afrique actuelle sans savoir d’où elle vient, ce qu’elle est et où elle pourrait aller. Le changement sociopolitique conscient suppose une vision profonde des grandes mutations historiques. Pour ne pas se contenter de subir l’Histoire, il faut se donner chaque fois davantage de moyens de la cerner et d’y agir avec discernement. Dès lors, on comprendra la question inaugurale suivante : dans quelle séquence historique nous sommes-nous donc rendus, Africains ?
L’ère coloniale de deux siècles, assise sur le précédent crime spirituel de la Traite des Noirs, a légué aux Africains une longue tradition de violence et de subordination politique qui s’est poursuivie sous la férule des « peaux noires, masques blancs »[1] dont parlait si bien Franz Fanon, psychiatre et militant de l’indépendance algérienne. Les années 60 à 80 en Afrique furent consacrées à la construction des socles des Etats issus de l’expérience coloniale. Le paradigme dominant cette séquence fut celui du développement de nos Etats dans une unité nationale maintenue de gré ou de force par des partis uniques, des « pères de la nation », des guides inamovibles : au nom de cette vision qui se prétendait pourtant très démocratique comme le suggèrent les dénominations des partis-uniques-Etats d’alors, les droits humains, le pluralisme politique, les libertés fondamentales, pour tout dire, furent sacrifiés à l’autel d’une raison d’Etat qui faisaient des Ahidjo, Houphouët, Bourguiba, Mobutu, Eyadéma, Senghor, Hassan II, Nyerere, Bongo, Mengistu, Mugabé, et compagnie, des personnes incarnant dans chacun de leurs actes la sacro-sainte raison d’Etat. Les régimes africains eurent droit de vie ou de mort arbitraire sur tous leurs citoyens.
A partir des années 90, sous la poussée multiforme des changements sociaux, des crises économiques et culturelles, des revendications politiques nationales et de la réorganisation géopolitique du monde de l’après-Guerre Froide après la Chute du Mur de Berlin en 1989, les sociétés politiques africaines ont basculé dans le paradigme de la démocratie représentative d’inspiration occidentale, comme en témoigne l’actuel préambule de l’Union Africaine. L’idéologie démocratique nouvelle imposait désormais à chaque régime africain de se revêtir des oripeaux de la souveraineté électorale du peuple, du multipartisme, de la reconnaissance des droits de l’opposition politique, du respect des droits humains et autres libertés fondamentales. Depuis lors, les régimes africains les plus autocratiques qui soient dans leurs pratiques, veillent toujours à soigner leur apparence et à se parer du discours démocratique, comme pour montrer patte blanche, dans la pantomime politique internationale. La démocratie de façade est ainsi devenue le cache-sexe de l’ignominie politique africaine, après le règne des partis-uniques consacrés au mythe du développement quantitatif. Les régimes africains actuels, dans leur écrasante majorité, continuent d’exercer le droit de vie ou de mort arbitraire sur tous leurs citoyens. La révolution intérieure, véritable métamorphose des esprits qui supposerait le passage radical à une civilisation de la vie digne, n’a donc pas encore eu lieu : l’ère ténébreuse de violences et de subordination venue de l’expérience coloniale et de l’expérience raciste se perpétue encore sous le voile arrangeant de nos institutions démocratiques contemporaines.
L’Afrique, des années 60 à nos jours, semble donc n’avoir pas encore été capable d’élaborer par anticipation et par introspection, son propre paradigme de progrès socioéconomique, culturel et politique. A la remorque des concepts de développement et de démocratie représentative, entièrement pensés par d’autres nations pour l’Afrique, et bien souvent dans l’ignorance voire le mépris de ses intérêts et réalités profonds, l’Afrique doit-elle encore se payer le luxe d’attendre sa prochaine panacée idéologique des autres puissances mondiales ? Cette tendance attentiste, irresponsable et stérile a montré ses limites et doit être inversée si nous voulons voir ce continent s’assumer pleinement dans la dynamique de l’humanité planétaire.
Le propos de la présente tribune est de produire une conscience critique de l’Afrique à partir de ses propres réalités, endogénéiser la réflexion prospective et autocritique, pour dégager une manière africaine d’être soi-même dans une relation apaisée et créatrice à l’Autre. IL s’agirait alors de produire un paradigme du devenir sociopolitique et historique africain, à partir de la prise en compte des demandes d’humanité insatisfaites en Afrique. On peut donc se demander : si tous les régimes africains actuels se revendiquent de la démocratie représentative, devenue le paradigme africain des années 90-2000, alors même que nous pouvons constater des disparités évidentes dans leurs pratiques respectives, quel doit être le paradigme proprement assumé par ceux qui aspirent à enraciner la liberté, la prospérité, la dignité réelles des Africains en ce 21ème siècle ? Notre thèse est qu’en observant depuis des millénaires, toutes les sociétés humaines, et notamment les sociétés africaines, qu’elles vivent sous des régimes politiques monarchiques, démocratiques, ou autocratiques, on reconnaîtra que l’humanité de l’humain ne s’y réalise que lorsque s’enracine en elle, une réalité transversale que nous pouvons désigner sous le concept de l’Etat de droit, c’est-à-dire un système institutionnel dans lequel la puissance publique est soumise au droit.
Commençons ici par prendre quelques exemples, pour planter le décor de notre démonstration. Ma conviction est que la quasi-totalité des citoyens africains se reconnaîtront dans les situations-types que j’évoque ci-dessous et comprendront dès lors ce qui manque cruellement à l’Afrique contemporaine.
Si vous vivez dans un pays où le Chef de l’Etat et son régime modifient sans cesse le texte et l’esprit de la Constitution en fonction de leurs intérêts personnels et au mépris de tout compromis et de tout consensus avec l’ensemble des forces politiques de leurs pays, vous ne vivez pas dans un Etat de droit. Dans un Etat de droit, la loi n’est pas faite pour quelqu’un ou contre quelqu’un. Elle est impersonnelle, transcendante et objective. Elle est faite pour tous et ne vise personne en particulier.
Si vous vivez dans un pays d’Afrique où le Chef de l’Etat et de nombreux membres de son régime, se targuant pourtant d’avoir été démocratiquement élus, usent et abusent quotidiennement de la fortune publique en s’en servant avec leurs clans pour capturer l’Etat et accumuler des avoirs personnels illimités, vous ne vivez pas dans un Etat de droit. Car dans un Etat de droit, tous les abus de pouvoir, y compris ceux du pouvoir, sont punissables par la justice et ne peuvent pas prospérer.
Si vous vivez dans un pays d’Afrique où le Président de la République ou des membres de son régime, qui se prétendent bien sûr légitimes en vertu de leur élection démocratique, peuvent décider d’un coup de fil aux « forces de l’ordre », de faire arrêter un citoyen, de le faire bastonner, emprisonner, exiler ou tuer, vous ne vivez pas dans un Etat de droit. Car dans un Etat de droit, le Président de la République ou les membres de son gouvernement n’ont pas droit de vie et de mort sur les autres citoyens. ILS sont des justiciables égaux à tous les autres. C’est la justice qui tranche les conflits et non l’arbitraire des décrets des puissants.
Si vous vivez dans un pays d’Afrique où le régime interdit sans cesse les manifestations pacifiques de l’opposition, viole les libertés d’association, de réunion, d’opinion, d’expression, de pensée, de croyances, etc., sachez que vous ne vivez pas dans un Etat de droit. Dans un Etat de droit, toutes les libertés fondamentales sont scrupuleusement respectées et protégées par une justice indépendante des autres pouvoirs.
Si vous vivez dans un pays où n’existe pas de compromis, ni de consensus entre le pouvoir, l’opposition, la société civile sur les mécanismes d’accès au pouvoir, d’exercice du pouvoir, de conservation ou de transmission du pouvoir d’Etat, vous ne vivez pas dans un Etat de droit. Si c’était le cas, des commissions électorales irréprochables seraient actives dans tous nos Etats ; les pouvoirs africains ne seraient pas déficitaires en légitimité démocratique en raison de taux d’abstention effrayants des citoyens ; de fraudes et scandales électoraux récurrents ; de cours constitutionnelles aux ordres, etc.
Si vous vivez dans un pays où les forces de l’ordre prélèvent sans cesse les pourboires lors des contrôles routiers légaux ou illégaux ; les magistrats continuent au vu et au su de tous, de percevoir des pots-de-vin pour biaiser le verdict des affaires soumises à leur jugement, rendant ainsi une justice où sans cesse les pauvres pâtissent du bras trop long des riches ; si vous vivez dans un pays où la justice n’est pas accessible à ceux qui n’ont pas d’énormes moyens financiers, des relations haut-placées, des parents membres des organes du pouvoir, oui, si vous vivez dans un tel pays, vous êtes hors de l’Etat de droit. Car dans un tel Etat, ces violations de l’égalité citoyenne sont sanctionnées par la loi, et par là, empêchées de prospérer.
Africaines et Africains qui me lisez à présent, ne reconnaissez-vous pas les grandes lignes cruelles de l’actualité politique africaine dans les descriptions hypothétiques que je viens de vous soumettre ? Ces quelques situations typiques ne vous révèlent-elles pas que l’avènement l’Etat de droit est absolument le point focal de la révolution politique africaine de notre temps ? Cette notion cruciale prouve en effet que le respect des normes transcendantes du droit est de tout temps la condition de l’émancipation et du progrès humains. Comme l’a si justement souligné le juriste allemand Hans Kelsen, trois caractéristiques sont essentielles à l’Etat de droit, qui permettent de le distinguer de l’Etat de police et de l’Etat légal :
– 1) L’Etat de droit respecte la hiérarchie des normes juridiques
Cela signifie que l’ensemble des personnes physiques (Vous, moi, n’importe quel individu, quelle que soit sa fonction) et morales (les institutions, dont l’Etat) agit sous le contrôle de la constitution – norme suprême-, des engagements internationaux, des lois, des règlements, des décisions administratives ou des conventions entre personnes de droit privé. Cet ordonnancement juridique s’impose à tous. L’Etat, pas plus qu’un particulier, ne peut ici mépriser l’ordre légal.
– 2) L’égalité des sujets de droit dans l’Etat de droit est une réalité
Elle signifie que dans l’Etat de droit, tout individu, toute organisation peut contester l’application d’une norme lorsqu’elle estime que celle-ci n’est pas conforme à une norme supérieure. Par exemple, un Chef de l’Etat qui ordonne l’arrestation arbitraire d’un citoyen pourrait être désavoué par les forces de l’ordre, si celles-ci peuvent faire valoir que cet ordre est contraire à la Constitution. Toutes les personnes physiques et toutes les personnes morales sont donc également des personnes juridiques dans un Etat de droit. Et dès lors s’impose ici un contrôle permanent de constitutionnalité des engagements internationaux, des lois, règlements, décisions administratives et conventions privées, par une Cour Constitutionnelle qui ne saurait être un croupion du régime en place.
– 3) L’indépendance de la justice conditionne l’Etat de droit
Elle signifie que l’Etat de droit n’est possible que là où les magistrats ne sont pas à la merci des desiderata des pouvoirs exécutifs et législatifs. Dans l’Etat de droit, le pouvoir judiciaire est donc strictement indépendant : ni justice des vainqueurs, ni justice des vaincus, ni justice aux ordres, mais justice compétente et libre pour dire objectivement le droit à partir de l’examen contradictoire des affaires soumises aux juridictions. La séparation des pouvoirs, chère à Montesquieu, est ainsi l’une des conditions essentielles de l’apparition de l’Etat de droit. Et si ce dernier est considéré par de nombreux spécialistes comme la principale caractéristique des régimes démocratiques modernes, c’est précisément en raison de l’importance majeure de cette séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire qui conditionne la possibilité et l’effectivité de toutes les libertés citoyennes fondamentales.
A bien comprendre donc les choses, les peuples africains contemporains, malgré l’auto-proclamation démocratique de la plupart de leurs régimes politiques, ne vivent pas encore dans l’Etat de droit. Ils vivent à tout le moins dans l’Etat de police, où le pouvoir d’Etat produit lui-même la loi et la met en œuvre comme il l’entend ; ou dans l’Etat légal, où l’Etat et l’administration sont soumis à la loi votée par le parlement. Car dans l’Etat de police et dans l’Etat légal, l’arbitraire des puissants de l’heure est permis, puisqu’ils font et défont à volonté, la loi et son interprétation, en fonction de leurs seuls et prépondérants intérêts.
La tâche de notre génération politique continentale, la génération incarnée par le leadership émergent de Guillaume Kigbafori Soro en Côte d’Ivoire, n’est-elle pas ainsi éclairée ? Passer de la proclamation stérile des démocratures – ces démocraties africaines de façade – à la réalisation effective de l’Etat de droit en Afrique comme civilisation de la bienveillance. Sortir de la fascination de la domination des puissances pour entrer dans l’ère de la dignité des personnes. Sortir de l’idolâtrie du pouvoir pour s’installer dans l’exigence de justice pour tous. Dans cette tâche générationnelle, l’Afrique doit sans doute puiser dans ces valeurs traditionnelles universelles que sont la solidarité, l’hospitalité, la communion raisonnée avec la nature, entre autres. On trouve en effet dans l’Acte Constitutif de l’Union Africaine, l’affirmation que les Etats africains sont « Résolus à promouvoir et à protéger les droits de l’homme et des peuples, à consolider les institutions et la culture démocratiques, à promouvoir la bonne gouvernance et l’Etat de droit »[2]. N’est-ce toutefois pas très insuffisant pour faire tomber les démocratures qui freinent l’émancipation intérieure de ce continent ?
L’Afrique doit aussi s’inspirer de ce qui vaut positivement pour les autres peuples du monde. Ainsi, la liste des critères de l’Etat de droit,[3] produite par la Commission de Venise en 2016, incluse dans le Traité de Lisbonne de 2007 et assumée par l’Union Européenne, doit inspirer le désir de l’Afrique contemporaine de participer de la construction acharnée d’un Etat de droit mondial. Pour la Commission de Venise en effet, il y a Etat de droit là où il y a légalité, sécurité juridique, prévention de l’abus de pouvoir, égalité devant la loi et non-discrimination, accès de tous à la justice. N’est-il pas temps pour nous de tenir, pays par pays, les Etats généraux de l’Etat de droit en Afrique et de construire une Internationale Africaine de l’Etat de droit pour accomplir le paradigme de notre génération ? Un contrôle national et panafricain de constitutionnalité et d’effectivité de l’Etat de droit ne doit-il pas réellement apparaître en ce siècle pour sauver la liberté, la prospérité et la justice en Afrique ? Telles sont la vision et l’espérance du présent éditorial.
[1]http://classiques.uqac.ca/classiques/fanon_franz/peau_noire_masques_blancs/peau_noire_masques_blancs.pdf
[2] http://www.achpr.org/fr/instruments/au-constitutive-act/
[3] http://website-pace.net/documents/19838/3254453/20170629-ChecklistVeniceRoL-FR.pdf/50c474e8-db1b-482f-afad-129da73ed78e