Peut-être que nous lisons mal les choses. De nombreux commentaires ont suggéré que le président Trump avait l’intention à Helsinki de réinitialiser la triangulation Kissingeresque entre les Etats-Unis, la Russie et la Chine. Et il y a de bonnes raisons pour émettre cette hypothèse. Lors d’une conférence de presse en 2015, Trump, lui-même, a repris la déclaration de Kissinger – selon laquelle les États-Unis devraient toujours essayer de maintenir la division entre la Russie et la Chine et ne jamais les laisser s’allier contre l’Amérique :
« L’une des pires choses qui peuvent arriver à notre pays, c’est que la Russie se rapproche de la Chine. Nous les avons poussés l’un vers l’autre – avec les grandes transactions pétrolières qui sont en train d’être conclues. Nous les avons poussés l’un vers l’autre. C’est une terrible situation pour ce pays. Nous avons fait d’eux des amis à cause d’un leadership incompétent. Je crois que je m’entendrais très bien avec Poutine, ok ? Et, je veux dire que tant que nous avons la force, je ne pense pas que nous ayons besoin de sanctions. je pense qu’on s’entendrait très, très bien. »
Cela semble logique, mais peut-être qu’à Helsinki Trump faisait quelque chose d’un peu moins stratégique et plus terre à terre – quelque chose de plus conforme à sa philosophie de l’Art du Business.
Au fil des décennies, nous avons développé un modèle mental assez précis de la manière dont les présidents sont censés se comporter et dont le processus d’élaboration des politiques est censé se dérouler. De toute évidence, Trump ne correspond pas à ce modèle « , écrit Jim Rickards. « Bush et Obama étaient totalement axés sur ce processus. On pouvait voir arriver les événements à un kilomètre de distance alors qu’ils se frayaient un chemin à travers les processus délibératifs de l’Aile Ouest et du Capitole ». Avec Trump, poursuit Rickards, « il y a un processus, mais il n’adhère pas à un calendrier ou à un modèle existant. Trump semble être le seul acteur du processus la plupart du temps. Personne d’autre à Washington ne pense de cette façon. Les initiés de Washington essaient d’éviter la confrontation, d’éviter l’escalade, les compromis dès le début et la finesse tout au long du processus politique ».
« Voici le processus de Trump :
- Identifier un objectif (réductions d’impôts, commerce équilibré, mur, etc.).
- Identifiez vos points de pression par rapport à tous ceux qui se dressent sur votre chemin (élections, tarifs, emplois, etc.).
- Annoncez une menace extrême contre votre adversaire qui utilise ces points de pression.
- Si l’adversaire recule, atténuez la menace, déclarez la victoire et rentrez à la maison avec une victoire.
- Si l’adversaire riposte, doublez la mise. Si Trump déclare des droits de douane sur 50 milliards de dollars de marchandises en provenance de Chine et que la Chine impose à son tour des droits de douane sur 50 milliards de dollars de marchandises en provenance des États-Unis, Trump double avec des droits de douane sur 100 milliards de marchandises, etc. « Trump continuera d’augmenter jusqu’à ce qu’il gagne. »
Finalement, le processus d’escalade peut mener à des négociations avec au moins l’impression d’une victoire pour Trump (Corée du Nord) – même si la victoire est plus apparente que réelle.
Donc, si nous recadrons la réunion d’Helsinki à travers l’objectif de l’Art du Business, qu’obtiendrons-nous ? Étant donné que les divergences de vues entre la Russie et les États-Unis sont si importantes et que le terrain d’entente est si petit, il y a très peu de chances de parvenir à un » accord stratégique mondial « . En fait, le président Trump a peu de choses à offrir à la Russie : l’allègement des sanctions n’est pas au programme, et il ne pourrait pas – à ce stade – renoncer à l’Ukraine, même si Trump comprend que les Etats-Unis et l’Europe ont acheté un « cochon dans un sac » avec l’EuroMaidan à Kiev.
« Ainsi, comme l’écrit Rostislav Ishchenko, commentateur russe : « Nous avons une situation où les deux parties, même avant les négociations, savaient qu’elles ne seraient pas en mesure de parvenir à un arrangement, et elles ne s’y sont même pas préparées (il n’était pas prévu de signer quoi que ce soit à la suite des résultats des négociations). En même temps, les deux parties avaient besoin que l’événement soit un succès ». Ishchenko continue : « Trump fait évidemment chanter l’Union européenne avec un éventuel accord avec la Russie. Mais Poutine doit aussi montrer à l’Europe qu’il y a d’autres poissons dans la mer ».
« La position de l’Europe est claire. Ce n’est pas un hasard si Trump, tout en énumérant les ennemis des Etats-Unis (l’UE, la Chine et la Russie), a clairement indiqué qu’il considère la Russie comme un plus petit problème que l’UE, parce qu’il n’y a pratiquement aucune contradiction économique (« Nord Stream-2″ ne compte pas) avec elle. Ce n’est pas la Chine, avec laquelle les États-Unis ont la balance commerciale négative la plus importante, mais l’UE, que Trump a assez bien définie comme le principal concurrent commercial, recevant des avantages économiques injustifiés d’accords politiques avec les États-Unis tout en étant leur principal « ennemi ».
« Ainsi Trump résout ses contradictions militaro-politiques avec la Russie, et par conséquent réduit à zéro la valeur de l’UE en tant qu’allié de Washington, …. « L’Europe était habituée à (et espérait continuer à utiliser) son rôle de tremplin pour la lutte contre la Russie comme argument primordial qui était censé empêcher Trump de faire le dernier pas (séparation complète avec l’UE).
Ces derniers jours, Merkel, après le sommet de l’OTAN, a parlé de l’hostilité de Trump envers l’Europe la qualifiant d’injustifiée, parce que l’Europe se bat avec la Russie pour les intérêts des Etats-Unis.
« Pour l’UE, il était crucial que cet argument continue de fonctionner. Sinon, Washington aurait en effet plus de points communs avec Moscou qu’avec Bruxelles. Et l’Europe n’est pas prête pour une vive confrontation avec les Etats-Unis. S’étant reposé sur ses lauriers (c’est-à-dire sur la conviction qu’elle détenait, pour ainsi dire, de bonnes valeurs morales). L’Europe n’était pas engagée (à la différence, par exemple, de la Chine), dans la diversification des liens économiques et semblait fortement dépendante de l’accès au marché américain.
« Sans avoir risqué d’être en avance sur Trump dans la normalisation des relations avec la Russie, les dirigeants de l’UE craignaient fatalement que Trump et Poutine, malgré toutes les difficultés, fassent l’impossible pour parvenir à un accord, d’autant plus que tous deux sont prêts à prendre instantanément des décisions qui changent le destin du monde.
« La position adoptée par l’UE a également renforcé l’importance du sommet pour la Russie. Moscou peut attendre que Washington soit prêt pour la réconciliation. Mais, tenant compte de l’intention évidente de l’Europe de manœuvrer entre la Russie et les Etats-Unis, en essayant de préserver sa configuration géopolitique qui ne convient ni à Trump ni à Poutine, la Russie voulait également montrer au monde entier le succès du sommet et les bonnes perspectives de parvenir à des accords définitifs ».
En bref, Trump utilisait Helsinki pour tirer parti d’une « menace extrême contre son adversaire » (l’Europe), en débarrassant la « carte » d’Europe de son « utilité » pour l’Amérique à travers sa lutte constante contre la Russie. En effet, le récent communiqué de l’OTAN, se lit presque comme une mise en accusation légale de la Russie et de son comportement.
Trump et Poutine ont pris un grand risque politique en mettant en scène cette » fin de la guerre froide – coup de théâtre « . Trump a déclenché une hystérie hors du commun dans certaines régions des États-Unis, provoquant de nombreuses publications du Washington Post qualifiant les propos de Trump (lors de la conférence de presse) comme une « apostasie » et un « cancer parmi nous ». (L’apostasie est le langage utilisé par les djihadistes contre les non-croyants).
La haine latente pour la Russie se révèle sans équivoque. Cette animosité ne sera pas une surprise pour Poutine – bien que l’extrémité du langage des élites utilisé envers Trump fera prendre conscience aux Russes des risques encourus – que pourrait-il en résulter si Trump était destitué d’une manière ou d’une autre ?
Que laisse présager un tel langage ? Les racines de la russophobie américaine sont profondes. Elle a commencé par la participation sur le terrain des militants trotskystes américains à la révolution bolchévique trotskyste initiale – largement financée et orchestrée par Wall Street. Non seulement les banquiers new-yorkais ont fourni de l’argent, mais ils ont également facilité le passage en toute sécurité vers la Russie pour les révolutionnaires tels que Trotsky et autres. Le meurtre par Staline des tueurs trotskystes dans les années 1930 (et bien d’autres) est à l’origine du lexique utilisé à l’encontre des Russes qui circule toujours aux Etats-Unis (même si certains en ont oublié les origines). La réhabilitation de Staline n’a jamais été pardonnée par certains milieux aux Etats-Unis.
Bien sûr, ce qui est le plus répandu en Amérique, et parmi les élites libérales européennes, c’est l’apparente équivalence morale de Poutine par rapport à l’Amérique et aux capacités de renseignement de l’Amérique. L’Amérique croit qu’elle a GAGNÉ – elle a gagné la guerre froide sur le plan culturel et en termes de systèmes de gouvernement et d’économie. Cette arrogance de « fin de l’histoire » a annulé la nécessité de traiter la Russie autrement que comme un peuple psychologiquement » vaincu » (ce qu’il n’est pas).
La colère de l’establishment occidental découle en fin de compte du refus de la Russie d’accepter leur « défaitisme » mérité (de ce point de vue) : Poutine a refusé de fusionner la Russie dans l’ordre mondial dirigé par les Américains, préférant que la Russie reste en quelque sorte » russe « , à sa propre manière culturelle russe.
Quelles sont les implications pour l’Europe ? Pour l’Europe, c’est une catastrophe. Cela signifie que le dialogue entre les États-Unis et Poutine se poursuivra. Que faire pour l’UE – se tourner vers Washington ou vers Moscou ? Rester fidèle à un vieux suzerain ou essayer d’adhérer à un nouveau, avant que d’autres n’arrivent en premier ?
De plus, contrairement à la Russie, l’Europe ne peut pas attendre. En rencontrant Poutine, Trump a fait sortir les États-Unis de l’échiquier, ayant cédé à l’Union Européenne le droit de faire la même chose, ce qui risque de compliquer la politique européenne – au-delà des défis existants.
Et pour Trump ? L’ »argent intelligent » dit qu’il sera inculpé, ou destitué, après mi-parcours. J’en doute. D’après les propos de John Brennan sur les « crimes et délits » (le langage juridique précis de la mise en accusation), il n’y a pas de crime. S’il y en a, les crimes peuvent émerger d’un secteur très différent. Et Trump survivra probablement à l’hystérie actuelle.
article originel : Trump Drops the Value of the EU as an Ally — to Zero