Membre du bureau politique d’Ennahda, la première femme à diriger la capitale tunisienne revendique son indépendance vis-à-vis du parti islamiste.
Souad Abderrahim cultive son élégance, toujours en tenue de ville, cheveux soignés, légèrement maquillée et non voilée. Ce mercredi 4 juillet, elle ne déroge pas à la règle. Au balcon de la mairie de Tunis, vêtue d’un élégant chemisier crème, elle salue la foule sobrement, retenant son émotion. Et pour cause : Souad Abderrahim vient d’être élue maire de Tunis. C’est la première femme à occuper ce poste depuis la création de la municipalité en 1858. Première personnalité, aussi, qui n’est pas issue de l’aristocratie tunisoise, traditionnellement pourvoyeuse d’édiles pour la mairie. Enfin, c’est la première fois que le parti islamiste Ennahda est à la tête de la capitale tunisienne.
La nouvelle « cheikha » de la ville est née il y a cinquante-trois ans à Sfax (est) dans une famille de la classe moyenne. Deuxième d’une fratrie de sept, elle est la fille d’un fonctionnaire actuellement à la retraite et d’une mère au foyer, tous deux originaires de la région de Métouia, dans le sud. Pharmacienne, mère de deux enfants, elle vit aujourd’hui dans un quartier résidentiel de Tunis.
Indépendance ambiguë
Si la figure de Souad Abderrahim devait présenter une image moderne du parti Ennahdha, rassurer les franges les moins conservatrices de la capitale et les partenaires occidentaux, elle n’est pas une simple vitrine déployée pour la circonstance. Souad Abderrahim est active dans la sphère de cette tendance politique depuis plus de trente ans, tout en revendiquant jalousement son « indépendance » : « Je n’ai jamais été encartée à aucun parti, ni au Mouvement de la tendance islamique, ni à Ennahda », insiste-t-elle au lendemain de sa victoire. Une indépendance ambiguë. Elle fait partie du bureau politique d’Ennahdha depuis 2016, date du dixième congrès qui a décidé de l’accès de « non encartés » à cette instance consultative.
La politique, elle l’a découverte avant la révolution de 2011. « Ce n’est pas au sein de ma famille que je me suis politisée », confie-t-elle. C’est au lycée, au début des années 1980, qu’elle assiste aux affrontements sanglants entre les islamistes et la gauche dans l’université de la Manouba, dans la banlieue de Tunis. « Je n’ai jamais accepté cette opposition au sein du mouvement syndical dont l’ennemi principal était la dictature », se souvient-elle. Quelques années plus tard, élue au conseil scientifique de la faculté de pharmacie, alors que le syndicat étudiant mené par la gauche est en crise, mis au pas par le régime, elle assiste en tant que représentante des étudiants, en 1985, à la création de l’Union générale tunisienne des étudiants (UGTE), dominée par les islamistes. Elle y adhère tout en regrettant la scission du mouvement syndical.
Après l’interdiction de l’UGTE par Ben Ali en 1991, elle fonde l’Association des anciens du syndicat. Elle obtient son diplôme de pharmacie l’année suivante et intègre une société de vente de médicaments en gros, avant de fonder la sienne, en 2002. Activité que la loi lui impose de quitter pour pouvoir présider la municipalité.
Traversée du désert
Après la chute de Ben Ali en janvier 2011, elle devient députée affiliée à Ennahda pour former l’Assemblée constituante d’octobre, dans laquelle elle préside la commission des droits et libertés en se fondant dans la ligne du parti. Après 2014, le parti la snobe pour les législatives de 2014 au profit du vice-président d’Ennahda, Abdelfattah Mourou. Débute alors pour elle une traversée du désert qui la fera hésiter à prendre sa carte dans un parti ou même à en lancer un.
A nouveau sollicitée en 2018 par Ennahda pour être tête de liste aux municipales, c’est une femme aguerrie aux techniques de communication qui se présente à la mairie de Tunis. Pendant la campagne, elle s’applique à montrer des rapports chaleureux avec son principal concurrent, Kamel Idir, tête de liste de Nidaa Tounès. Kamel Idir, 66 ans, pharmacien lui aussi, rappelle au détour d’une conversation qu’il « connaît bien Souad depuis longtemps » pour avoir été « son professeur à la faculté ». Il ne dit jamais du mal d’elle, se montre bienveillant à son égard, mais critique volontiers « le modèle de société islamiste » qu’elle représente.
Mardi matin, peu après avoir enfilé l’écharpe rouge et blanche d’édile aux couleurs du drapeau tunisien, elle a appelé au consensus et à la collaboration de tous. Sa victoire, qu’elle a dédiée « à toutes les femmes de mon pays, à toute la jeunesse et à la Tunisie », pourrait à première vue être considérée comme une avancée pour l’égalité homme-femme. Mais ses opposants la considèrent comme un risque, rappelant ses propos de novembre 2011 lors d’une interview à Monte Carlo Doualiya, radio arabophone de France Médias Monde, où elle avait déclaré que « les mères célibataires sont une infamie ». Elle s’en était excusée quelques jours plus tard, mais cette sortie ressurgit dès qu’elle apparaît sur la scène publique.
« Un événement important qui brise les tabous »
Depuis la publication du rapport de la Commission des libertés et de l’égalité (Colibe) en juin, la Tunisie est traversée par un débat déchaîné sur l’égalité de l’héritage, la dépénalisation de l’homosexualité et l’abandon du statut de chef de famille attribué à l’homme. Des questions de société qui opposent conservateurs et progressistes, qui prônent une évolution législative.
La nouvelle maire estime qu’en terme d’héritage, « le choix doit être laissé aux citoyens, comme c’est le cas pour la séparation ou la communauté de biens pour un mariage ». Une position conforme à celle du parti Ennahda. Tout comme celle sur l’avortement, même si le président du parti islamiste Rached Ghannouchi s’est montré ambigu en jugeant que l’IVG relève d’« une agression contre la vie » tout en estimant qu’il est possible « avant la formation du fœtus ». Souad Abderrahim, elle, dit clairement que cette question relève « de la liberté de chacune ». Ce qui fait dire à Bochra Belhaj Hamida, la présidente de la Colibe, que son élection est « un événement important qui brise les tabous », même si elle aurait préféré que ce soit une femme ou un homme « féministe » qui accède à la mairie de Tunis.
Au lendemain de sa victoire, Souad Abderrahim a tenu à réaffirmer son attachement à l’art du compromis : « Depuis l’université, je suis pour le rassemblement des forces en présence. Je resterai indépendante et je ferai participer toutes les tendances politiques présentes au conseil municipal de Tunis. » Même son de cloche au parti islamiste : Abdelhamid Jellassi, un cadre d’Ennahda, affirme que « c’est une indépendante qui restera autonome par rapport au parti dans sa gestion de la municipalité ». Interrogée sur les raisons de son « non-encartement », Souad Abderrahim esquive généralement la question. Sa mission à la municipalité est une affaire « locale » et « de terrain », dit-elle. Une indépendance qui sera mise à l’épreuve des rapports de forces au sein du conseil municipal.
Avec lemonde